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Dans leur ouvrage intitulé Insurgent Women. Female Combatants in Civil Wars, les trois autrices tracent un portrait concis, vulgarisé et accessible de la littérature sur les femmes dans les conflits armés à l’heure actuelle. Dès le début, elles démystifient la pensée tenace à savoir que les conflits internationaux et les guerres civiles sont des affaires d’hommes. En effet, les femmes ont, à travers l’histoire, pris les armes dans de multiples conflits armés – tant dans les armées nationales que dans les groupes non étatiques – à travers le monde. L’ouvrage de Jessica Trisko Darden, Alexis Henshaw et Ora Szekely se concentre sur ces derniers, plus précisément sur les femmes faisant partie de groupes insurgés non étatiques. Pour ce faire, elles proposent d’étudier trois cas contemporains où la présence des femmes est non négligeable :

  1. la guerre civile dans la région séparatiste à l’est de l’Ukraine – les républiques populaires de Donestk et Luhansk – communément appelée « Donbass »;

  2. le complexe conflit kurde se déroulant en Turquie, en Syrie et en Irak depuis des décennies; et

  3. la situation postconflit et les processus de paix en Colombie.

Bien qu’ils soient significativement différents, ces cas ont été choisis pour leur illustration pertinente de trois étapes distinctes du cycle de vie des conflits : le recrutement (Ukraine), la participation (Kurdistan) et la résolution (Colombie). De plus, ces cas soulignent à quel point les expériences singulières et les rôles que peuvent jouer les femmes dans la guerre varient considérablement : dans le même conflit à travers le temps (Colombie), dans des groupes insurgés opposés du même conflit (Ukraine) et dans une multitude d’organisations luttant parallèlement dans la même région (Kurdistan). Pour ce faire, les trois autrices utilisent une grande variété de données (entrevues, matériels en ligne, vidéos de propagande, archives, données gouvernementales, articles de journaux).

Le but de l’ouvrage est clair : dresser un bilan de la littérature existante et tenter de répondre aux failles théoriques. En matière de relations internationales et d’études de sécurité, la catégorie de « combattant » a été, et demeure, androcentrique (male normative). Quand on reconnaît la place des femmes dans les conflits armés, non seulement toutes leurs expériences sont mises dans la même catégorie rigide, mais les narratifs existants tendent soit à minimiser leur agentivité (agency) en tant qu’actrices à part entière, soit à exagérer leur exceptionnalité et leur déviance par rapport aux normes de genre sociétales. Alors que la majorité des femmes présentes dans les conflits armés ont un rôle de soutien, environ le tiers des groupes armés mondialement placent des femmes dans des positions de combat et le quart d’entre eux, dans des postes de décision et de commande. Bref, il existe de multiples évidences quant à la participation volontaire et éclairée des femmes à la violence politique. Or, étant donné l’association persistante entre la guerre et la masculinité, la perception sociale des femmes comme naturellement pacifiques persiste. La manière dont l’agentivité des femmes dans les conflits armés est conçue a des conséquences concrètes, dans le milieu tant académique que pratique, car elle influence la façon dont on théorise ce phénomène et dont on intervient (par exemple, dans les interventions militaires étrangères, les processus de paix, les programmes de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR)). Bref, les travaux existants stigmatisent les femmes et contribuent au manque de données théoriques et empiriques à ce sujet.

Dans le chapitre 1, les autrices examinent l’asymétrie du conflit en cours dans le Donbass afin d’explorer les différents motifs de participation des femmes dans les deux camps. Les combattantes ukrainiennes alignées avec le gouvernement central sont engagées dans les forces nationales ou dans des milices volontaires ultranationalistes et d’extrême droite (telles que Azov ou Aidar) pour défendre l’intégrité territoriale de leur pays et résister aux agressions russes. Les femmes des groupes séparatistes prorusses, quant à elles, revendiquent leur identité ethnique et linguistique (entre autres) et veulent briser le joug de Kyiv, depuis la déclaration d’indépendance de facto en avril 2014 des deux républiques. Darden, Henshaw et Szekely soulignent l’importance de l’aspect historique pour comprendre ce conflit qui fait rage dans la société ukrainienne postsoviétique depuis l’Euromaidan. La large participation féminine à la crise ukrainienne en cours depuis 2013 (du côté progouvernement) s’inscrit dans une longue tradition où les femmes ont historiquement joué un rôle important dans les mouvements nationalistes. Les autrices concluent que les conditions à la fois structurelles et individuelles ont motivé les femmes à s’engager dans la guerre au Donbass. Les raisons de leur engagement varient significativement au niveau géographique et au sein même des différents groupes. À noter que les résultats de ce chapitre vont à l’encontre du constat actuel dans la littérature en études féministes de sécurité, à savoir que les combattantes sont moins présentes dans les groupes nationalistes et de droite.

Dans le chapitre 2, les autrices se penchent sur les variations dans la participation des combattantes kurdes aux divers groupes armés de la région. Les trajectoires historiques, politiques et sociales des quatre espaces kurdes distincts (Turquie, Syrie, Iran, Irak) diffèrent notablement, et cela a eu une influence sur la participation des femmes au combat. Les luttes armées menées en Turquie[1] et en Syrie[2] sont alignées sur la même idéologie, soit celle qui a été articulée par Abdullah Öcalan, fondateur et leader idéologique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les femmes sont beaucoup plus présentes dans ces deux pays, les médias estimant généralement leur proportion à environ 40 %. En revanche, la dynamique de genre se révèle bien différente du côté irakien, où la présence des femmes dans les forces armées[3] est significativement moindre. Malgré cette variation concernant la participation des femmes kurdes aux divers groupes armés, ce que les autrices attribuent à l’idéologie et aux dynamiques organisationnelles propres aux groupes, leurs expériences se voient souvent homogénéisées et instrumentalisées, particulièrement dans les médias occidentaux. Dans ce chapitre, les autrices ont choisi d’étudier uniquement les cas de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak, sans vraiment fournir d’explication à cet égard; par ailleurs, elles n’abordent pas la question du Kurdistan iranien alors que des femmes y sont pourtant engagées dans des groupes armés[4].

Dans le chapitre 3, Darden, Henshaw et Szekely examinent les rôles changeants des Colombiennes dans une des plus longues guerres civiles de l’histoire, à travers les différents groupes – les Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC) et l’Armée de libération nationale (ELN) – et dans le temps. Elles étudient aussi la manière dont la dimension de genre et les logiques organisationnelles ont influé sur l’inclusion des femmes dans les processus de consolidation de la paix et les programmes de DDR. Les femmes des FARC (appelées farianas) étaient présentes à la signature des récents accords de paix – considérés comme historiques – entre ce groupe armé non étatique et le gouvernement colombien, qui a eu lieu à La Havane en 2016. Les résultats de ce chapitre montrent que l’enrôlement dans un groupe rebelle armé en Colombie était, pour beaucoup de ces femmes, un moyen d’échapper à la pauvreté, à la répression gouvernementale ou à une vie familiale dysfonctionnelle. En outre, un environnement de concurrence (outbidding) entre les groupes armés de gauche a créé des occasions pour les farianas, leur donnant la possibilité de se déplacer d’un groupe à l’autre. Enfin, l’élargissement du rôle et de l’influence des femmes dans les FARC et l’ELN, en particulier au cours de leurs processus de paix respectifs avec le gouvernement colombien, a été motivé par des facteurs nationaux (comme des groupes de pression pour la paix) et internationaux (telle l’adoption en 2000 de la Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies).

En conclusion, l’argument principal des autrices est clair : il n’est pas possible de dégager un profil type d’une combattante, parce que les expériences, les motivations et les formes de participation diffèrent considérablement de l’une à l’autre comme chez les combattants d’ailleurs. De plus, les combattantes peuvent être engagées dans des groupes habituellement hostiles aux femmes, tel que le cas de l’Ukraine le montre.

Enfin, les combattantes font face à des défis distincts de leurs homologues masculins – en ce qui a trait à l’inclusion dans les programmes de DDR et dans les processus de paix par exemple – qui doivent être considérés précisément.

Pour le dernier chapitre et ainsi conclure le livre, Darden, Henshaw et Szekely explorent les implications pratiques de leurs réflexions en tentant de faire des ponts analytiques entre leurs résultats et trois cas de groupes armés non étatiques qui comptent de nombreuses femmes : l’État islamique (EI), Boko Haram et Al-Shabaab. En ce qui concerne l’élaboration de politiques, l’enseignement à tirer de cet ouvrage est qu’aucune intervention universelle ne peut s’appliquer à tous les cas : chaque situation doit être prise singulièrement, et l’agentivité de chaque combattante doit être considérée dans toute sa complexité. Grâce à leur connaissance pointue du domaine, les trois autrices y apportent une contribution intéressante et actuelle. La force de leur ouvrage réside dans sa capacité à faire entrer en dialogue ses résultats avec la littérature féministe des relations internationales et des études de sécurité ainsi qu’à donner une vue d’ensemble de ce sous-champ encore peu exploré de la science politique.