Volume 47, numéro 2, 2017
Sommaire (7 articles)
Articles
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The History, Law and Practice of Cabinet Immunity in Canada
Yan Campagnolo
p. 239–307
Résumé Le Canada a l’honneur douteux d’être le seul État de tradition Westminster à avoir promulgué une immunité quasi absolue pour les renseignements confidentiels du Cabinet. En 1982, par l’adoption des articles 39 de la Loi sur la preuve et 69 de la Loi sur l’accès à l’information, le Parlement fédéral a privé les tribunaux du pouvoir d’inspecter les renseignements confidentiels du Cabinet et d’ordonner leur divulgation lorsque l’intérêt public le requiert. Pourquoi le Parlement a-t-il adopté ces dispositions législatives draconiennes? Comment ces dispositions ont-elles été interprétées et appliquées depuis leur entrée en vigueur? Cet article a pour objet de répondre à ces questions sur la base d’une analyse minutieuse des documents historiques, des débats parlementaires, des décisions judiciaires et des rapports gouvernementaux pertinents. La première partie vise à démontrer que la décision politique d’octroyer une immunité quasi absolue aux renseignements confidentiels du Cabinet fut prise au plus haut échelon de l’État, par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau, pour la raison contestable qu’on ne peut faire confiance aux tribunaux pour juger adéquatement les revendications d’immunité du Cabinet. La seconde section vise à établir que le gouvernement a tiré parti de l’imprécision inhérente des articles 39 et 69 pour donner une interprétation excessivement large à l’expression « renseignements confidentiels du Cabinet ». De plus, en modifiant le système des dossiers du Cabinet, le gouvernement a considérablement réduit la portée d’une exception importante à l’immunité du Cabinet, c’est-à-dire « l’exception relative aux documents de travail », initialement adoptée afin de conférer une certaine transparence au processus décisionnel du Cabinet. Ces problèmes sont amplifiés par le fait que les recours en révision judiciaire contre les revendications d’immunité du Cabinet ont une portée fort restreinte, ce qui rend toute contestation extrêmement difficile d’un point de vue pratique.
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L’immunité judiciaire au Québec : son fondement et sa mise à l’épreuve
Mariève Lacroix
p. 309–342
Résumé Le concept d’indépendance judiciaire peut être considéré comme le fondement systémique de l’immunité des juges. Dans une première partie, l’auteure traite des assises formelles, des finalités et des vecteurs d’application de l’indépendance judiciaire. Celle-ci implique, en principe, une certaine irresponsabilité du juge. Le Québec, fidèle à la tradition anglo-saxonne, favorise une immunité absolue du magistrat et ce concept a connu, au fil d’une jurisprudence constante, une réflexion contemporaine sur les nuances à apporter à la justesse de cette règle de droit. L’auteure en discute dans une seconde partie.
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A Distinctive Quebec Theory and Practice of the Notwithstanding Clause: When Collective Interests Outweigh Individual Rights
Guillaume Rousseau et François Côté
p. 343–431
Résumé Les droits fondamentaux garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec surpassent les autres règles de droit. Ainsi, toute mesure législative qui entrerait en conflit avec leur contenu serait susceptible d’invalidation par les tribunaux canadiens. Toutefois, au nom de la souveraineté parlementaire, les deux chartes comportent un mécanisme d’exception, la « disposition dérogatoire », qui peut être invoquée par le législateur pour retirer une loi de l’examen judiciaire concernant sa conformité au droit des chartes.Au-delà des considérations de fond et de forme, selon la doctrine québécoise prédominante et l’Assemblée nationale du Québec, en quelles circonstances et à quelles fins le législateur peut-il invoquer une disposition dérogatoire?Une étude des principales conceptions universitaires des droits fondamentaux au Québec révèle une approche théorique distincte à l’égard des dispositions dérogatoires par comparaison avec celles répandues au Canada anglais. Cette tendance doctrinale distincte nous porte à croire qu’un législateur peut légitimement invoquer le mécanisme dérogatoire de manière préventive lorsqu’il cherche à mettre de l’avant des mesures législatives touchant les intérêts collectifs, tels que des objectifs sociaux ou des mesures liées à l’identité nationale, pour éviter qu’elles ne soient mises en péril par des intérêts privés. Cette réalité distincte se reflète également au sein de la pratique législative, en ce que le Québec a invoqué la disposition dérogatoire de la Charte canadienne 61 fois (au surplus de 45 références à la disposition dérogatoire de la Charte québécoise) comparativement à 3 fois pour le reste du Canada durant la même période, pour des considérations très majoritairement liées à des questions d’objectifs sociaux ou d’identité nationale. Cette situation pourrait s’expliquer par une conception distincte de la souveraineté parlementaire ainsi que de la dynamique de pouvoir entre le législateur élu et les juges nommés au Québec.
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Alice au pays des merveilles dans le monde juridique
Vincent Caron
p. 433–458
Résumé L’article démontre comment les deux romans de Lewis Carroll, Les aventures d’Alice au pays des merveilles (Alice’s Adventures in Wonderland) et De l’autre côté du miroir (Through the Looking-Glass, and What Alice Found There), sillonnent la jurisprudence canadienne, et il s’interroge sur les raisons de ce phénomène également observable dans la jurisprudence australienne, britannique, américaine et sud-africaine.
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La modification et la réforme de la Constitution canadienne
Benoît Pelletier
p. 459–517
Résumé La réforme constitutionnelle au Canada est, depuis longtemps, un processus laborieux, ponctué de hauts et de bas, de dénouements étonnants et d’échecs retentissants. Au coeur de cette réforme se trouve évidemment la procédure de modification constitutionnelle, laquelle varie selon les époques. Ainsi, avant le rapatriement, il fallait recourir au Parlement londonien pour modifier les parties les plus substantielles de la Constitution canadienne. Depuis 1982, la procédure de modification constitutionnelle se décline en cinq formules, dont trois requièrent, à des degrés divers, la participation des ordres de gouvernement fédéral et provincial. Il y a lieu, par ailleurs, d’ajouter aux exigences déjà très élevées de cette procédure différents facteurs qui viennent en compliquer davantage la mise en oeuvre. Rien d’étonnant, donc, à ce que les acteurs politiques et les tribunaux aient élaboré diverses stratégies d’adaptation paraconstitutionnelle, c’est-à-dire des mécanismes de substitution au processus formel de modification constitutionnelle.Après avoir procédé à une étude de l’histoire propre à la réforme constitutionnelle au Canada, l’auteur en examine le cadre juridique et politique actuel, tout en insistant sur la procédure de modification de la Loi constitutionnelle de 1982. Puis, il traite des éléments qui viennent indirectement complexifier cette procédure. Enfin, il analyse les différents phénomènes qui favorisent l’adaptation paraconstitutionnelle de celle-ci. En guise de conclusion, l’auteur rappelle qu’aucune réforme constitutionnelle d’envergure n’est envisageable sans une volonté politique ferme et l’appui de la population. Il insiste aussi sur l’importance de réhabiliter le mot Constitution et d’éviter que la réforme constitutionnelle ne soit qu’un voeu pieux.
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Les assises conceptuelles du droit de l’environnement en droit des biens : entre patrimoine collectif et relation fiduciaire
Yaëll Emerich et Alexis Hudon
p. 519–561
Résumé Le caractère absolu de la propriété est l’un des mythes fondateurs du régime civiliste du droit des biens. Cependant, l’émergence des enjeux environnementaux a rendu nécessaire l’imposition de limites à la propriété individuelle. On peut distinguer deux mouvements de limites. Le premier mouvement, fondé sur le droit privé, est caractérisé par l’interdépendance et par un conséquentialisme anthropocentrique. Il se manifeste, notamment, par le trouble de voisinage. Le second mouvement de limites, ancré dans le droit public, est marqué par une dimension biocentrique. Il est caractérisé par une diminution nette des prérogatives du propriétaire et correspond à l’entrée en scène du droit de l’environnement. Dans une perspective de droit des biens, il est difficile de conceptualiser cet empiètement du droit environnemental sur les prérogatives du propriétaire et d’en établir le fondement. Les concepts qui se situent traditionnellement à la frontière du droit des biens et de l’environnement — comme la chose commune, la fiducie publique et le patrimoine commun — enrichissent l’analyse de l’interaction entre ces branches du droit, sans toutefois parvenir à en rendre compte entièrement. Cet article propose la figure du patrimoine collectif, fondé sur un intérêt collectif dans l’environnement, afin de légitimer l’intervention du législateur en matière environnementale dans le contexte du droit des biens. L’idée de patrimoine collectif évoque, en outre, le registre fiduciaire, particulièrement riche dans le contexte de la protection environnementale.