Résumés
Résumé
Cet article présente les résultats d’un sondage conduit auprès de préventionnistes représentant l’employeur (n = 111) et de préventionnistes représentant les travailleurs (n = 134) afin de mieux comprendre leurs rôles et leurs fonctions respectives au sein des entreprises. Après une revue de littérature faisant le point sur les dernières connaissances concernant le métier de préventionniste, nous élaborons un cadre théorique permettant deconceptualiser le travail de ces derniers. Les analyses du sondage permettent de faire état des principales caractéristiques du contexte de travail des préventionnistes. Nous décrivons ensuite leurs différents profils permettant de catégoriser leur travail en fonction de trois dimensions (organisationnelle, humaine et technique) et de deux niveaux d’intervention (stratégique et opérationnel).
Summary
In this article, the term front-line safety practitioners refers to the various company members who regularly and directly intervene in the workplace with respect to health and safety within organizations. This definition covers both employer and worker representatives, whether or not they have undergone training recognized by an occupational health and safety agency. (Work inspectors, specialized consultants and physicians are here excluded from the category of front-line safety practitioners.)
Today’s front-line safety practitioners working within companies must be adaptable because they face a constantly evolving work environment and increased complexity in their occupational health and safety work. We observe two concomitant phenomena within companies : an increase in the number of occupational health and safety interveners (foremen, engineers, managers, employees) and increased expertise in prevention. Although the safety practitioner presumably plays an essential role in this tension between generalization and specialization, little is known about its inherent functions and responsibilities.
Based on the literature addressing safety practitioners’ work, their activities and the work sites where they operate, we have identified three major spheres where the activities identified in prevention can be linked. Preventive initiatives can be directed toward the human, technical and organizational dimensions of work. Moreover, the scope of safety practitioners’ activities spans different levels. Sometimes safety practitioners are directly involved in operational activities (e.g., risk inspection, correction of technical failures) whereas at other times they intervene on a much more strategic level (e.g., company policies, occupational health and safety management system).
This article presents the results of a survey conducted among safety practitioners representing employers (n = 111) and safety practitioners representing employees (n = 134), with the objective of developing a better understanding of their respective roles and functions within the companies concerned. The analysis of these results provides a means by which to examine the work context of safety practitioners and highlight its main characteristics.
The most significant conclusion that may be drawn from our study is that there is no one right way to conduct preventive interventions. On the contrary, a wide range of intervention strategies results from organizational conditions, interpersonal relations and the characteristic traits of safety practitioners themselves. Implementation of prevention measures is thus a complex issue that becomes incorporated into safety practitioners’ relations with the various company members.
Based on the responses of employer and worker safety practitioners, we are also able to conclude that intervention priorities are not perceived in the same way. Employer-appointed safety practitioners give priority to the individual and his or her work behaviour and methods. Worker-appointed safety practitioners, however, adopt a more union-oriented view, assigning top priority to having management take action and to administering operational policies in occupational health and safety.
The findings also show that work is to an extent divided up between the employers’ representatives, whose initiatives are primarily oriented toward the organizational level, and the employees’ representatives, whose actions are focused on the technical level. Upon closer analysis, we note that nearly one out of two employer-appointed safety practitioners (48.6%) regularly intervenes at the organizational level. A trend can be observed whereby the safety practitioner emerges as a member whose role as coach, rather than solely as an agent of prevention, becomes increasingly significant. Among safety practitioners named by workers, the intervention profile that stands out (44.8% of cases) is the one termed “technical/operational.” As safety practitioners who operate in the field, they clearly possess and apply an expertise of their own, which most certainly enables them to conduct prevention interventions at the source of risks.
Very few studies address what the work of safety practitioners actually entails. Our research provides a detailed portrait of the intervention practices and the roles of safety practitioners representing the employer and those representing workers.
Resumen
Este artículo presenta los resultados de una encuesta que se administró a prevencionistas representantes de empleadores (n = 111) y prevencionistas representantes de trabajadores (n = 134), con el objetivo de comprender sus respectivas funciones dentro de la empresa. Luego de una revisión de la literatura actualizada con los recientes conocimientos sobre el oficio de prevencionista, los autores elaboran un marco teorico que permite conceptualizar el trabajo de los prevencionistas. El analisis de la encuesta permite de establecer las principales caracteristicas del contexto de trabajo de los prevencionistas. Son descritos, enseguida, los diferentes prototipos que permiten de categorizar su trabajo en funcion de tres dimensiones (organizacional, humana et tecnica) y de dos niveles de intervención (estratégica y operacional).
Corps de l’article
Aujourd’hui, les préventionnistes de première ligne[1] oeuvrant au sein des organisations doivent évoluer dans un environnement de travail en constante mutation sur les plans technologique, économique, législatif, social et culturel. Les différents volets caractérisant la santé et la sécurité du travail (SST) deviennent donc de plus en plus complexes et subtils (Jézéquel 1999). Au sein des organisations, cette conjoncture provoque deux phénomènes concomitants : un accroissement du nombre d’intervenants en SST (contremaîtres, ingénieurs, gestionnaires, employés) et une montée de l’expertise en prévention. À l’intérieur de ce double mouvement de généralisation et de spécialisation, le préventionniste apparaît comme un acteur essentiel dont les rôles, fonctions et responsabilités sont peu connues et en mutation. Cet article fait état d’une partie d’une recherche[2] visant à connaître et à analyser les pratiques d’intervention des préventionnistes de première ligne. Nous présentons les différents rôles et les diverses fonctions et tâches qu’ils remplissent. L’étude a été effectuée en 1996-1997 dans les secteurs des pâtes et papiers, de la fabrication de panneaux et des scieries du Québec.
La structuration du travail en prévention
Les préventionnistes représentant l’employeur
Généralement, on situe le préventionniste de l’employeur au sein des « ressources spécialisées » de l’organisation. Dans le cadre d’une étude sur la dynamique entourant la prévention dans les entreprises syndiquées, Simard, Lévesque et Bouteiller (1986) démontrent que la présence d’un service spécialisé en SST dépend de l’ampleur des problèmes de SST. Ainsi, plus les problèmes de santé et de sécurité du travail sont importants, plus les dirigeants seraient disposés à mettre en place des moyens et des ressources pour les résoudre. Dwyer (1992) croit également que la présence des préventionnistes trouve ses fondements dans le désir des employeurs de limiter les coûts rattachés aux accidents, en ajoutant cependant que l’intervention de l’État contribue pour beaucoup à ce phénomène.
Dans cette optique, le préventionniste devient le pivot de l’intervention des multiples composantes de la SST. Il constitue un facteur essentiel d’efficacité de la prévention. Ainsi, du côté de l’employeur, on confie souvent le dossier de la SST à un membre du personnel cadre, ce qui accroît la crédibilité du préventionniste. On définit son rôle et ses fonctions, puis on le charge de la responsabilité de résoudre les problèmes et de conseiller les gestionnaires. Dans le cadre des nombreuses tâches qu’il doit accomplir, il procède à la tenue d’activités diverses telles que des inspections, des enquêtes d’accidents, des analyses de tâches et autres. Une étude récente de l’INRS montre par ailleurs que cette multiplication des tâches et fonctions assignées au préventionniste provoque un flou dans sa mission sécurité (Jézéquel 1999).
L’étude de Simard, Lévesque et Bouteiller (1986) signale aussi qu’il y a davantage de services spécialisés en SST lorsque le contexte syndical comporte un représentant à la prévention et que l’entreprise est de grande taille. Pour le syndicat, le service spécialisé en SST permettrait notamment d’être mieux informé de l’état du dossier et de canaliser l’expression des travailleurs afin d’influencer les solutions apportées aux problèmes de SST.
Il importe aussi de situer le préventionniste dans la structure hiérarchique de l’organisation au sein de laquelle il oeuvre. Pour y arriver, Eckhardt (1993) souligne que, la plupart du temps, le préventionniste ne fait pas partie du « line » mais plutôt du « staff » et que cela a des répercussions sur la façon dont il conçoit son propre rôle et aussi sur celle dont les autres acteurs de l’organisation le perçoivent. L’auteur stipule également que le préventionniste n’a pas la même indépendance ni le même pouvoir d’influence lorsqu’il est rattaché hiérarchiquement aux fonctions de production ou à celles de ressources humaines.
Ces quelques informations sur les modes d’organisation de la prévention nous conduisent plus directement vers la réalité du préventionniste. Les propos qui suivent présentent certains éléments qui caractérisent son rôle, ses fonctions et les activités auxquelles il est appelé à participer.
Rôles et fonctions
Un rapport du NIOSH (1978) fait mention de 124 titres différents pour identifier les 328 préventionnistes de leur étude et Jézéquel, lors de son dernier sondage sur les besoins de formation des fonctionnels sécurité, recense 107 titres sur 176 répondants. Cette quantité élevée de titres de professionnels témoigne bien de l’étendue des rôles qu’ils sont appelés à assumer. Ainsi, certains auteurs abordent le rôle des préventionnistes d’une manière très large alors que d’autres préfèrent le préciser. Dans le premier cas, Harrisson (1990) affirme que le rôle des experts en SST consiste à améliorer la connaissance des risques et à trouver des moyens de les corriger.
L’éventail des rôles confiés aux préventionnistes a été brièvement étudié auprès de vingt-trois entreprises par le Health and Safety Executive. Dans le rapport de recherche, on mentionne que leur rôle principal est d’agir à titre de conseiller auprès du comité de SST et des décideurs. De plus, les résultats indiquent qu’ils assument parfois un rôle d’analyste dans le cadre des activités d’investigation auxquelles ils participent à la suite d’un accident. Jézéquel (1999) a interrogé une trentaine de préventionnistes ainsi que des institutions publiques chargées de SST. Il ressort que les préventionnistes se voient comme des animateurs de milieu ayant comme mission la prise en charge collective des préoccupations de sécurité ; ils insistent considérablement sur l’importance de maîtriser des habiletés relationnelles. D’un autre côté, les institutions publiques leur octroient un rôle s’appuyant surtout sur les compétences techniques et juridiques.
Petersen (1988) mentionne que le rôle du personnel de sécurité consiste à introduire des notions de prévention à même les procédures d’opération et à surveiller continuellement ces mêmes procédures pour s’assurer d’une utilisation adéquate. Cependant, il précise que le rôle du préventionniste évolue. Pour cet auteur, le préventionniste devra connaître toutes les disciplines à mettre à contribution dans l’application de solutions aux problèmes de SST. Dejoy (1991) abonde dans le même sens, et après avoir recensé les vingt-quatre activités les plus importantes des préventionnistes, il fait ressortir cinq grandes fonctions. Elles consistent à coordonner les activités de contrôle et de conformité aux normes, à évaluer l’efficacité des contrôles, à fournir des conseils en matière de SST, à conduire des études spécialisées, et enfin à analyser les risques et les sources de perte.
Plus récemment, Frederick, Winn et Hungate (1999) ont tenté de cerner les exigences des employeurs en effectuant une large recension des offres d’emplois aux États-Unis. Les habiletés les plus recherchées sont : la communication écrite et verbale, les relations interpersonnelles, le travail d’équipe, l’utilisation de l’informatique et une connaissance de la législation. On voit là une transformation du rôle du préventionniste qui n’est plus perçu comme l’expert technique, mais plutôt comme un généraliste devant posséder de grandes habiletés relationnelles et de gestion.
Cette transformation du rôle des préventionnistes se répercute aussi sur la sélection et la formation des préventionnistes. Ainsi, la Commission des communautés européennes (1978) estime que le préventionniste doit avoir des connaissances techniques du domaine d’activité de l’entreprise, des aptitudes à la pensée analytique et à l’esprit de synthèse, ainsi que des qualités personnelles facilitant les contacts interpersonnels, la collaboration et le travail de groupe. Des connaissances générales des disciplines de base telles que la psychologie, la sociologie et la gestion sont également un atout.
La santé et la sécurité au travail est aussi un enjeu autour duquel se trame une dynamique politique significative sur l’organisation de la prévention, et où le jeu des acteurs, notamment celui entre les préventionnistes de l’employeur et ceux représentant les travailleurs, doit être pris sérieusement en considération (Petersen 1988 ; Walters 1985). Pour Ferry (1987), il importe au préventionniste de comprendre les différentes sources de pouvoir dont il dispose. Résumant les résultats d’une étude conduite sur le sujet par Dawson, Poynter et Stevens (1984), il présente quelques sources de pouvoir pour qu’un préventionniste réussisse à construire son rôle de conseiller et d’acteur dans le processus de résolution des problèmes de SST. Il s’agit de la dépendance de la direction à l’endroit de son expertise, des appuis hiérarchiques, de sa participation au système de contrôle, de sa proximité avec des coalitions internes et externes, de sa position statutaire dans l’organisation ainsi que de ses qualités personnelles.
L’analyse de la littérature nous permet de constater que la dynamique contemporaine de la SST entraîne pour les préventionnistes-employeurs le développement d’un éventail d’activités, de fonctions, de rôles et de responsabilités, mais qu’en est-il du préventionniste représentant des employés ? Les paragraphes qui suivent abordent cette question.
Les préventionnistes représentant des employés
Une étude de Walters et Freeman (1992) sur la participation des travailleurs aux questions de SST au sein de cinq pays européens mentionne que les mesures législatives sont moins bien implantées dans les organisations de moindre taille. Selon eux, la présence et le développement de l’implication des travailleurs en SST au sein de l’entreprise sont déterminés par une combinaison des facteurs suivants : dispositions législatives, taille de l’organisation, présence et rôle du syndicat et, enfin, par certains facteurs d’encadrement des relations industrielles.
Ces chercheurs affirment que l’organisation de la représentation des travailleurs au sein des entreprises influence le déploiement de mécanismes de représentation en SST. Walters et Freeman estiment, étonnamment, que le représentant à la prévention bénéficie d’un rôle plus important lorsque l’ensemble des mécanismes de représentation en SST n’est pas chapeauté par un conseil d’entreprise formé de l’employeur et des travailleurs. En se référant aux résultats d’une étude du Health and Safety Executive (1976), ils mentionnent que parmi les répondants, le deux tiers des représentants à la prévention assumaient parallèlement d’autres responsabilités syndicales, et plus des trois quarts représentaient aussi des travailleurs non rattachés à leur unité syndicale.
Dans une autre étude, Walters (1985) identifie des contraintes majeures affectant le représentant à la SST. L’auteur désigne la pression pour une plus grande production provoquée par l’attitude du contremaître, la captivité financière des travailleurs, les règles administratives déficientes et appliquées arbitrairement, le contrôle de l’information et celui de la décision. L’inadéquation de la législation pose également certaines difficultés. Le manque d’intérêt des travailleurs envers la SST ainsi qu’un faible degré de priorité accordé au dossier par le syndicat local apparaissent aussi au chapitre des contraintes. Ces dernières s’expriment notamment par le refus d’intégrer la question de la santé et de la sécurité dans la convention collective et par l’utilisation de ce thème comme instrument politique en vue de négociation pour d’autres enjeux.
Cette recension des écrits montre bien la complexité du travail des préventionnistes de première ligne. Toutefois, la plupart des études demeurent descriptives faisant la liste des rôles, fonctions, compétences et contraintes de leur travail. Dans la section qui suit, nous proposons un cadre théorique afin de mieux baliser les pratiques de travail des préventionnistes.
À partir de la littérature traitant du travail du préventionniste, de ses activités et du milieu dans lequel il évolue, ainsi que des recherches consacrées aux théories sur les accidents du travail (Laflamme 1988 ; Kjellen 1993 ; Edwards 1981), nous avons identifié trois grandes sphères où il est possible de rattacher les activités recensées en prévention[3]. En effet, les actions dites préventives peuvent être destinées aux dimensions humaine, technique, ou organisationnelle.
La dimension humaine représente les activités qui visent principalement tout ce qui a trait à l’humain au sein de l’organisation. On y privilégie une approche comportementale, en misant sur la formation aux méthodes sécuritaires de travail et aux risques reliés à la tâche. La dimension technique regroupe les activités portant davantage sur les aspects techniques (machines, équipements, matériaux, matières premières) en faisant appel à des approches comme par exemple, l’hygiène industrielle, l’ergonomie, la toxicologie et l’épidémiologie. Enfin, la dimension organisationnelle englobe les activités qui se caractérisent essentiellement par l’élaboration de règles, de politiques et de programmes. Elle porte aussi sur la budgétisation et la gestion des dossiers d’accidents du travail.
Il ressort clairement de notre étude et de la revue de littérature que la portée de l’activité du préventionniste se situe à différents niveaux. Parfois, il est directement impliqué dans les activités opérationnelles (ex. : inspection des risques, correction des défaillances techniques) alors qu’à d’autres occasions, il intervient sur un plan beaucoup plus stratégique (ex. : politiques d’entreprise, « management system »). Pour bien comprendre l’action en prévention, nous l’avons caractérisée selon deux niveaux d’intervention (stratégique et opérationnel) pour chacune des trois dimensions présentées plus tôt.
Une intervention en prévention est dite stratégique lorsqu’il s’agit des orientations en matière de SST, du développement de la structure organisationnelle en y intégrant un souci pour la SST, de l’organisation sécuritaire du travail, de la répartition des tâches ou des ressources en matière de SST, du « monitoring » des activités, etc. Une intervention opérationnelle consiste à articuler directement sur le terrain des notions de prévention, par exemple, faire de l’entretien préventif, procéder à une inspection des lieux de travail, analyser les risques, donner de la formation, enquêter sur les accidents, etc. Elle vise également à répondre aux exigences des activités du niveau stratégique.
Le tableau 1 présente quelques exemples d’activités en prévention se rattachant aux deux niveaux d’intervention (stratégique et opérationnel) et aux trois dimensions (organisationnelle, technique et humaine).
Cette typologie à trois dimensions et à deux niveaux permet donc de dégager les différents profils d’intervention des préventionnistes. Du même coup, elle constitue une occasion de proposer un cadre théorique de l’intervention des experts en santé et en sécurité du travail. Cet apport nous semble important puisque, comme le souligne Hale (1999), les recherches antérieures sur les préventionnistes sont peu théorisées car elles se veulent essentiellement descriptives ou prescriptives.
Méthodologie
Les secteurs des pâtes et papiers, de la fabrication de panneaux et des scieries sont les terrains d’étude de cette recherche ; comparativement aux autres secteurs industriels du Québec, ils représentent des risques élevés d’accidents du travail.
Au sein de ces secteurs industriels, notre intérêt s’est tourné vers ce que nous appelons les préventionnistes de première ligne. Dans le cadre de notre recherche, nous désignons par le terme préventionnistesde première ligne les différents acteurs internes qui interviennent régulièrement et directement sur le terrain en matière de santé et de sécurité au sein des organisations. Cette définition peut aussi bien désigner le représentant de l’employeur (coordonnateur SST, chef de la sécurité, etc.) que celui des travailleurs (représentant à la prévention, délégué syndical à la SST, etc.). Dans cette étude, nous excluons de la catégorie préventionnistes de première ligne les inspecteurs du travail, les consultants spécialisés, les médecins du travail, etc.
Pour analyser les pratiques d’intervention des préventionnistes, le processus méthodologique utilisé dans le cadre de cette recherche s’est déroulé en deux phases. La première a consisté à élaborer deux questionnaires visant à identifier les profils d’intervention des préventionnistes-employeurs (n = 111) et des préventionnistes-travailleurs (n = 134). Ces questionnaires auto-administrés ont été bâtis en quatre sections distinctes : (1) éléments du contexte de travail, (2) activités en santé et sécurité, (3) relations avec les autres intervenants, et (4) caractéristiques personnelles. Pour une compréhension plus détaillée, le tableau 2 donne un aperçu partiel de la ventilation des questions sur les activités en SST selon les trois dimensions (organisationnelle, technique et humaine) et les deux niveaux (stratégique et opérationnel) de notre modèle théorique sur l’intervention des préventionnistes. La deuxième phase a été réalisée à partir d’observations directes in situ (Brun et al. 1998).
La liste d’envois des questionnaires aux préventionnistes-employeurs a été constituée à partir du croisement de la liste des membres des associations patronales des secteurs étudiés et de celle des entreprises à qui le ministère responsable a octroyé un permis d’exploitation. À la suite de l’envoi des questionnaires aux entreprises, de deux rappels par courrier et d’un autre par téléphone, nous avons retenu 111 questionnaires de préventionnistes-employeurs et 134 de préventionnistes-travailleurs. En ne considérant que les établissements où oeuvre effectivement un préventionniste-employeur (n = 158), le taux de réponse des représentants de l’employeur atteint 70,3 % et celui des représentants des travailleurs, 50,6 %.
Les données recueillies ont été compilées et analysées à l’aide du logiciel SPSS. Le plan d’analyse est le même pour les deux questionnaires. Les variables ordinales ont été mises en relation à l’aide d’une analyse du khi-carré. Ainsi, chaque variable concernant les activités des préventionnistes ont été systématiquement mises en relation les unes avec les autres. Nous avons aussi utilisé cette manière de procéder pour les variables nominales des sections portant sur le contexte de travail et sur les caractéristiques personnelles des répondants. Les résultats de ces croisements ont ensuite été passés en revue en fixant le seuil de signification à 0,05.
Nous avons ensuite testé la consistance interne (alpha de Cronbach) des cinq variables conceptuelles O, H, T, S et Op (organisationnel, humaine, technique, stratégique et opérationnel) afin de s’assurer de la fiabilité des mesures développées permettant de dégager les profils des pratiques des préventionnistes. Les coefficients alpha de Cronbach obtenus par ces analyses pour chacune des cinq variables caractérisant le profil d’intervention des préventionnistes-employeurs et des préventionnistes-travailleurs sont très satisfaisants puisqu’ils se situent tous au-dessus de 0,80 (de 0,83 à 0,87), ce qui confirme la consistance interne des différents construits exposés un peu plus tôt.
Une fois la consistance des mesures assurée, nous avons vérifié à l’aide d’un graphique la normalité de la distribution des réponses obtenues pour chacune des variables O, H, T, S et Op. Pour ce faire, nous avons analysé la dispersion des points de la droite obtenue à partir du tracé d’un graphique dont le nom est « normal p-p plot ».
Résultats
Les résultats des analyses des questionnaires sont présentés en trois sections. Il est d’abord question de quelques faits généraux permettant de situer les préventionnistes-employeurs et les préventionnistes-travailleurs au sein de leur entreprise. Nous abordons ensuite la question des priorités qu’ils se donnent en matière de prévention et comparons chaque type de préventionnistes. Finalement, nous modélisons les profils d’intervention des préventionnistes en fonction du cadre théorique présenté un peu plus tôt.
Préventionniste-employeur
Avant d’aborder le thème des pratiques d’intervention des préventionnistes, il importe de situer quelques éléments du contexte organisationnel et du champ décisionnel dans lequel ils évoluent quotidiennement. Notre enquête montre que 48 % des 111 préventionnistes-employeurs possèdent plus de dix ans d’ancienneté dans leur fonction et que 83 % ont une formation spécialisée en santé et sécurité du travail. Ces préventionnistes possèdent donc à la fois une maturité empirique, acquise par la pratique de la prévention en entreprise, et une expertise technique issue de leur formation.
Généralement, ils relèvent directement du directeur des ressources humaines (42,2 %). Dans des proportions plus faibles, leur supérieur immédiat est le directeur de la production (22 %) ou le directeur général (19,3 %). Ce niveau élevé de rattachement hiérarchique (direction RH, production ou DG) manifeste l’importance accordée à la SST dans les secteurs à l’étude. Comme l’on fait ressortir de nombreuses études (Eckhardt 1993 ; Simard, Lévesque et Bouteiller 1986), il s’agit là d’une condition essentielle au succès et à la crédibilité des actions entreprises par le préventionniste. Le rattachement au groupe des ressources humaines confirme aussi les préventionnistes dans leur rôle de conseillers, comme il favorise des interventions sur l’ensemble du système de gestion de la SST et surtout sur les dimensions organisationnelles. Cette hypothèse se voit corroborée par les résultats du sondage puisque 50,9 % des préventionnistes affirment que leur supérieur immédiat leur demande régulièrement leur avis sur les problèmes de SST alors que 40,9 % indiquent que cela n’arrive qu’à l’occasion. Par ailleurs, afin de préciser l’étendue de son rayon d’action en matière de participation aux décisions de l’organisation, nous pouvons dire que les deux tiers (61 %) des préventionnistes semblent avoir voix au chapitre puisqu’ils assistent aux comités de gestion de leur entreprise.
Pour mieux comprendre le rôle conseil des préventionnistes, il n’est pas suffisant de mesurer leur positionnement organisationnel et l’étendue de leurs actions, encore faut-il savoir quels sont les sujets et les domaines à propos desquels on leur demande conseil. De manière générale, si les préventionnistes conseillent autant les superviseurs de première ligne que le directeur de l’usine, cette consultation porte surtout sur des dimensions techniques. Par exemple, 71,2 % des répondants sont consultés régulièrement et 20,7 % parfois pour l’achat d’un équipement de protection. Mais lorsqu’il s’agit d’enjeux organisationnels plus importants, telle l’acquisition d’équipement de production, le recours à leur expertise est moins fréquent puisque 40 % des préventionnistes ne sont jamais consultés, 43,2 % le sont parfois et seulement 17,1 % le sont régulièrement. À la lumière de ces résultats, le préventionniste est en effet assez près de la gestion, on lui demande régulièrement conseil, mais l’utilisation de son expertise est encore restreinte aux questions qui ont une relation directe avec la sécurité du travail. Lorsqu’il s’agit d’enjeux corporatifs ayant des composantes de SST, le recours à son expertise semble rarement envisagé. De manière globale, le rôle conseil du préventionniste peut être qualifié d’aposteriori (prévention de correction) car rares sont les cas de consultation où la prévention se déroule a priori (prévention de conception).
À la lecture de ces données (71,2 % des répondants sont consultés régulièrement), nous pouvons constater que le préventionniste-employeur joue un rôle de conseiller relativement important auprès de la gestion lorsqu’il est question d’établir des choix en matière de SST. À travers les contacts que nous entretenons avec les préventionnistes, nous constatons qu’il s’agit là d’une tendance en émergence qui appelle une transformation du rôle du préventionniste en tant qu’expert technique des dangers vers un rôle de conseiller en gestion des risques. Son type d’intervention connaît aussi une mutation vers un rôle d’agent de changement. Ainsi, il est de moins en moins celui qui discipline, met en oeuvre la prévention, et de plus en plus celui qui conseille, favorise l’autonomie, la prise en charge par le milieu et coordonne les diverses activités de prévention.
Préventionniste-travailleur
Les 134 préventionnistes-travailleurs qui ont répondu à notre sondage possèdent en moyenne 16 ans d’ancienneté dans l’entreprise et plus de cinq années écoulées au poste de représentant à la prévention des travailleurs. En ce qui a trait à leur qualification, 79 % ont une formation de base en SST. Il s’agit donc d’individus possédant une expérience empirique solide et connaissant fort bien le milieu dans lequel ils évoluent puisqu’ils cumulent dix ans d’ancienneté, en moyenne, avant d’occuper le poste de préventionniste-travailleur.
En matière de santé et de sécurité du travail, le partenariat entre employeur et employé est clairement considéré comme une condition de réussite de la prévention. À ce propos, notre étude montre que le partenariat s’exprime à travers la présence des travailleurs dans les structures décisionnelles en SST. En effet, dans presque tous les cas (96,3 %), les préventionnistes-travailleurs sont membres du comité SST de leur entreprise. Dans la même veine, dans la moitié des cas, le paritarisme est aussi appliqué dans la conduite du comité puisque 44,2 % en sont coprésidents. Cette forte représentation dans les structures décisionnelles est importante car elle contribue, comme le souligne Walter et Freeman (1992), à l’expression collective des risques et constitue une forme concrète de prise en charge partagée de la gestion de la prévention.
L’intervention des travailleurs en prévention exige inévitablement une libération du temps de travail. Selon notre enquête, l’activité du préventionniste-travailleur requiert une libération mensuelle moyenne de 26,6 heures. Rares sont ceux qui sont libérés à temps complet (6,5 %). Par ailleurs, les résultats révèlent que 10,7 % des répondants ne sont pas libérés durant les heures de travail pour s’occuper de SST. En plus de nous indiquer le temps consacré à la prévention, notre étude permet de déterminer les principales activités du préventionniste-travailleur. Ainsi, une proportion de 46,8 % du temps de libération est consacrée à des activités régulières de prévention (inspections, entretiens préventifs, analyses d’accidents, etc.). La mise à jour des dossiers d’accidents et de maladies professionnelles représente 17,3 % de son temps. Ces quelques chiffres montrent bien que l’action du préventionniste-travailleur est centrée sur les lieux de travail ; son statut d’employé et non de cadre lui permet de dédier plus de temps à la pratique de la prévention (inspection, enquête, etc.) qu’à son administration (gestion de dossiers, rédaction de rapport, etc.). En somme, son action est plus près des lieux où se manifeste le danger.
La concertation en SST prend aussi des formes concrètes à travers les processus de consultation des employés. Ainsi, en matière de choix d’équipements de protection, 34,3 % des représentants à la prévention sont régulièrement consultés, 47,8 % à l’occasion et 17,9 % jamais. Comme pour les préventionnistes-employeurs, la consultation se fait beaucoup plus rare lors de l’acquisition d’un équipement de travail (prévention a priori). Ainsi, 51,5 % des répondants ne sont jamais consultés et seulement 17,2 % disent l’être régulièrement. Ainsi, la consultation des préventionnistes-travailleurs demeure limitée à la dimension individuelle de la prévention puisque lorsqu’il est question de choix technique ou organisationnel, leur opinion est rarement sollicitée.
Convergences et divergences d’opinions sur les priorités en SST
Si l’action en prévention dépend grandement des connaissances, des compétences et des ressources disponibles, la concertation entre les acteurs est étroitement liée aux perceptions et aux opinions sur les mécanismes de prévention à privilégier. Nous avons donc tenté de cerner les convergences et divergences d’opinions entre les préventionnistes-employeurs et les préventionnistes-travailleurs à l’endroit des moyens à déployer pour résoudre les problèmes de SST. Les résultats obtenus nous indiquent que les préventionnistes croient, d’un commun accord, qu’il est très prioritaire d’intervenir sur la dimension humaine. Ils privilégient surtout des actions de sensibilisation et de formation des travailleurs.
Cependant, il existe une certaine divergence d’opinions sur d’autres dimensions de la prévention. Ainsi, les représentants des travailleurs soulignent tout particulièrement la nécessité d’implanter des politiques organisationnelles en SST. En établissant cette priorité, ils insistent sur le principe que la gestion doit engager sa responsabilité en définissant précisément les cadres d’intervention (politiques, méthodes et directives) en SST. Les préventionnistes-travailleurs expriment ainsi l’importance qu’ils accordent à une gestion claire et stratégique de la prévention à travers laquelle la direction de l’entreprise confirme son intérêt et prend conscience que la sécurité du travail est d’abord sa responsabilité.
De leur côté, les préventionnistes-employeurs jugent plus importante l’intervention sur les comportements humains par le développement de méthodes de travail précises. À travers cette opinion, l’on voit leur conception individuelle de la SST. Pour eux, la sécurité du travail est avant tout une affaire d’attitudes et de comportements, les politiques d’entreprise sont au second rang et ne doivent servir qu’à encadrer les actions de tous et chacun. Notons enfin que les préventionnistes considèrent prioritaire d’intervenir sur des aspects techniques par la modification des équipements et des lieux de travail.
Profils d’intervention des préventionnistes
Dans le cadre théorique présenté un peu plus tôt, nous avons décrit un modèle permettant de saisir le profil d’intervention des préventionnistes. Ce modèle se compose de trois dimensions (organisationnelle, technique et humaine) et de deux niveaux d’action (stratégique et opérationnel). À partir des réponses obtenues à un bloc de questions concernant les activités de travail des préventionnistes, nous avons retenu les profils d’intervention regroupant le plus grand nombre de préventionnistes-employeur et de préventionnistes-travailleur. Il nous faut souligner, par mesure de précaution, que ces profils ne confinent pas les préventionnistes à un seul type d’intervention ; ils permettent plutôt de dégager des tendances offrant la possibilité d’élaborer une typologie.
Le schéma 1 présente les trois principaux profils d’intervention regroupant 57,6 % des préventionnistes-employeurs. Chacun des trois profils est identifié à l’aide d’étiquettes qui résument le type d’intervention du préventionniste et qui le distinguent des autres sur les dimensions des activités pratiquées. L’autre portion des répondants (42,4 %) se répartissent à travers 13 autres profils qui ne sont pas présentés ici.
Les préventionnistes regroupés dans le profil 1 (organisationnelle/stratégique) et le profil 2 (organisationnelle/opérationnel) interviennent surtout sur la dimension organisationnelle. À titre d’exemple, 48,6 % des répondants mentionnent effectuer régulièrement les activités suivantes : élaborer le programme de prévention, mettre à jour les dossiers d’événements accidentels, participer aux réunions du comité conjoint de SST et compiler des statistiques sur les accidents. Puisqu’ils ont la responsabilité du dossier de la prévention, il est en effet normal qu’une partie importante de leurs activités soit consacrée à la mise en place du système de gestion de la santé et de la sécurité du travail. Les profils 1 et 2 se distinguent toutefois par le niveau d’intervention du préventionniste : stratégique ou opérationnel. Ils sont plus nombreux (28,8 %) à agir au plan stratégique, les principales activités réalisées sont : participer au développement des objectifs de l’entreprise en matière de SST, élaborer des méthodes de travail sécuritaires et organiser les réunions du comité conjoint de SST. Certains préventionnistes (19,8 %) se distinguent par des interventions plus opérationnelles, tel que procéder à une enquête d’accident du travail, recueillir de l’information à caractère légal et contrôler les composantes financières des assurances accidents.
Le profil 3 nous présente des préventionnistes (9,0 %) qui agissent surtout sur la dimension technique à un niveau opérationnel. Une portion importante de leur temps de travail est consacrée aux activités suivantes : procéder au choix de l’équipement de protection individuelle et collective, fournir des conseils techniques aux cadres de l’organisation et effectuer le suivi des procédures de cadenassage.
En portant une attention particulière au niveau d’intervention des répondants (stratégique ou opérationnel), nous avons affaire à deux types de préventionnistes. Certains d’entre eux (profil 1) ont une portée d’action stratégique. Ils interviennent régulièrement sur le système de gestion de la prévention et sont aussi plus près des décisions d’affaires de leur entreprise. Ces préventionnistes agissent donc à partir d’un cadre de référence systémique. Les profils 2 et 3 rassemblent, dans une proportion similaire (28,8 %) au premier profil, des préventionnistes qui se caractérisent par des actions plus opérationnelles. Pour ce groupe, la clientèle cible est donc beaucoup plus les employés et les gestionnaires de premier niveau que les cadres intermédiaires et supérieurs. L’urgence dans le traitement des dangers prend aussi le pas sur l’intervention au niveau stratégique et explique mieux pourquoi leur intervention se situe principalement au niveau opérationnel (Garrigou et al. 2000). Leur contribution au niveau stratégique est donc moins importante, bien qu’elle sera appelée à augmenter dans les années à venir étant donné l’importance que prend le rôle conseil, l’intégration de la prévention à la gestion et l’attention grandissante que portent les gestionnaires à la SST.
Le schéma 2 présente les trois profils émergeants des préventionnistes-travailleurs (64,2 % des répondants). L’autre portion des répondants (35,8 %) se répartissent à travers 13 autres profils qui ne sont pas présentés ici.
Les préventionnistes-travailleurs regroupés dans le profil 1 (44,8 % des répondants travailleurs) ont une pratique orientée sur la dimension technique au niveau opérationnel. Ils vont régulièrement inspecter les lieux de travail, participer à l’identification des risques des postes de travail, accompagner l’inspecteur du travail et procéder au choix de l’équipement de protection individuelle ou collective.
La principale tendance des préventionnistes-travailleurs rassemblés dans le profil 2 (11,2 % des cas) est qu’ils interviennent plus régulièrement sur les dimensions organisationnelles, mais toujours au niveau opérationnel. Ces représentants des travailleurs vont, par exemple, participer aux enquêtes sur les accidents du travail, assister les travailleurs dans leurs droits reconnus par les lois et les règlements en SST ou encore vérifier l’application des règles de l’entreprise en matière de SST.
Les profils 1 et 2 se caractérisent donc par une intervention au niveau opérationnel signifiant que l’implication des employés se fait surtout ressentir sur le plancher de l’entreprise. Cette situation peut se comprendre étant donné que les préventionnistes-travailleurs sont plus près des dangers et des autres travailleurs. Cette relation de proximité leur permet une intervention rapide sur les situations à risque, mais elle a aussi pour effet de les éloigner des niveaux décisionnels en matière de SST.
D’ailleurs, sur ce dernier point, le profil 3 montre que peu de préventionnistes-travailleurs (8,2 % des cas) agissent sur les dimensions organisationnelles à un niveau stratégique. Ceux qui le font expriment des recommandations au comité de santé-sécurité, participent à l’élaboration du programme de prévention de l’établissement et organisent les réunions du comité de santé et de sécurité.
Conclusion
Au début de cet article, nous avons souligné que les préventionnistes de première ligne sont des acteurs essentiels en prévention. À la suite du recensement des ouvrages scientifiques sur le sujet, nous avons constaté que très peu d’études ont abordé le contenu réel du travail des préventionnistes. Les résultats qui se dégagent de notre recherche offrent donc un portrait détaillé des pratiques d’intervention et du rôle des préventionnistes représentant l’employeur et des préventionnistes représentant les travailleurs. De ce portrait découlent plusieurs idées maîtresses sur lesquelles nous voulons insister plus particulièrement.
Le premier constat qui ressort de notre étude est qu’il n’existe pas qu’une seule et bonne manière d’intervenir en prévention, mais qu’il y a plutôt une panoplie de stratégies d’intervention qui émergent à la fois des conditions organisationnelles, des relations entre les personnes et des traits caractéristiques des préventionnistes eux-mêmes. La mise en oeuvre de la prévention est donc un enjeu complexe qui s’inscrit dans les rapports entre les acteurs de l’organisation. Ce constat peut sembler une évidence. En effet, l’équifinalité des actions est un concept bien connu de la sociologie. Toutefois, dans le champ de la prévention au travail, il nous semble important de rappeler cette « évidence » à une époque où nous connaissons une tendance normative insistant sur l’uniformisation des systèmes de gestion de la santé et de la sécurité du travail, tendance ayant aussi pour effet de reléguer au second plan l’importance de la diversité des stratégies d’intervention.
Les réponses données au sondage par les préventionnistes-employeurs et par les préventionnistes-travailleurs nous permettent aussi de constater qu’il y a des différences de perception sur les priorités d’intervention. Les premiers expriment une position patronale en jugeant prioritaire d’agir sur l’individu, les comportements et les méthodes de travail, alors que les seconds adoptent un point de vue plus syndical en considérant qu’il est prioritaire d’intervenir sur la gestion et de déployer des politiques organisationnelles en SST. À travers ces différences de perception se dégagent aussi deux visions, en opposition et complémentaires à la fois, sur le partage des responsabilités et la prise en charge de la SST. En effet, le partage des responsabilités en SST est souvent un enjeu de négociation, voire une source de conflit. Par exemple, il n’est pas rare lorsque survient un accident du travail d’observer une dynamique où chaque partie tente d’attribuer la responsabilité à la partie adverse. Il en va de même en matière de prise en charge de la SST. On constate que les préventionnistes-employeurs insistent de plus en plus, et il s’agit d’une tendance nord-américaine, sur l’importance des valeurs, des attitudes et des comportements des travailleurs comme élément essentiel à la prise en charge de la SST. Pour leur part, les préventionnistes-travailleurs dénoncent le désengagement patronal que sous-tendent les principes de sécurité orientés uniquement sur la question des comportements des individus.
En ce qui concerne les profils d’intervention des préventionnistes, les résultats montrent qu’il y a une certaine division du travail entre les représentants des employeurs qui agissent surtout sur la dimension organisationnelle, et les représentants des travailleurs qui centrent leurs actions sur la dimension technique. Encore ici, les différents statuts de ces deux catégories de préventionnistes éclairent ce partage des interventions en prévention. Du même coup, cette division du travail en prévention soulève l’enjeu des modes de prises de décisions. En effet, nos résultats montrent que les préventionnistes-employeurs et les préventionnistes-employés n’ont pas la même zone d’intervention, alors qu’il ressort de nombreuses études (Simard, Bouteiller et Lévesque 1985, 1986 ; Brun et al. 1998 ; Dwyer 1992) que la participation aux décisions de tous les acteurs est cruciale pour l’efficacité des actions en prévention. Nous constatons donc ici que ce n’est pas le cas.
En analysant la question d’un peu plus près, nous remarquons que près d’un préventionniste-employeur sur deux (48,6 %) intervient régulièrement sur la dimension organisationnelle, nous constatons là une tendance à travers laquelle il devient un acteur émergent dont l’importance comme conseiller, au lieu de simple exécutant de la prévention, prend de l’ampleur. Les préventionnistes occupent donc une place plus grande dans les organisations. Ils disposent généralement de l’expertise, d’un réseau interne développé et d’une reconnaissance accrue de leur rôle. En utilisant ces ressources, ils participent de plus en plus activement à la définition des enjeux et aux décisions stratégiques en matière de santé et de sécurité du travail (Brun et al. 1998). En agissant au niveau organisationnel, ils se positionnent comme agents de changement, rôle que leur donnent un bon nombre de chercheurs qui ont aussi constaté cette tendance (Booth, Hale et Dawson 1991 ; Frederick, Winn et Hungate 1999 ; Hale 1999 ; Jézéquel 1999 ; Rabinowitz 1995 ; Swuste et Arnoldy 2000). Nos nombreux contacts avec les préventionnistes nous permettent de constater qu’il s’agit là d’un rôle en émergence, puisque jusqu’à présent les préventionnistes étaient surtout considérés, et embauchés, à titre de spécialistes techniques (ergonome, hygiéniste industriel, infirmier, etc.). Ces fonctions d’agents de changement permettent aussi de mettre au jour le principe que la gestion de la SST doit dorénavant être vue et pensée comme un processus dynamique en changement constant et non comme un programme corporatif figé. Cette tendance s’observe d’ailleurs dans des organisations qui optent pour des plans d’action en SST (plus dynamiques) et délaissent les programmes de prévention (plus statiques) issu du contexte législatif de la SST au Québec. Si ces nouveaux modes de gestion de la SST sont intéressants et permettent un meilleur passage à l’action, ils ne doivent pas pour autant ignorer l’exigence de conformité aux normes qui sous-tend l’établissement de grands objectifs corporatifs en SST.
Chez le préventionniste-travailleur, le profil d’intervention qualifié de technique/opérationnel attire le plus notre attention (44,8 % des cas). Ces préventionnistes agissent sur le terrain ; il est indéniable qu’ils exercent là une expertise qui leur est propre et qui permet très certainement d’intervenir à la source des dangers. La participation active des employés étant identifiée comme un élément essentiel du succès de la prévention en matière d’identification des risques et de solutions pratiques (Frick et Walters 1998), il serait bon qu’elle s’étende aussi au système de gestion de la SST (i.e. au niveau stratégique) afin, là aussi, d’y avoir un effet positif et d’engager un dialogue avec la direction sur des enjeux corporatifs en matière de SST. Pour y parvenir, il faudra investir dans la formation en gestion de la SST des préventionnistes-travailleurs qui, pour l’instant, possèdent surtout une compétence technique et, plus largement, favoriser la participation des travailleurs dans la prise de décision concernant l’organisation et les conditions de travail.
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous désignons par l’expression préventionnistes de première ligne les différents acteurs internes qui interviennent régulièrement et directement sur le terrain en matière de santé et de sécurité au sein des organisations. Cette définition peut aussi bien concerner le représentant de l’employeur (coordonnateur SST, chef de la sécurité, etc.) que celui des travailleurs (représentant à la prévention, délégué syndical à la SST, etc.) qu’ils aient ou non une formation reconnue par un organisme en santé et sécurité du travail. Dans le cadre de cette recherche, nous excluons de la catégorie préventionnistes de première ligne les inspecteurs du travail, les consultants spécialisés, les médecins, etc.
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[2]
Cette recherche intitulée « Analyse des pratiques d’intervention des préventionnistes de première ligne dans les secteurs industriels des pâtes et papiers, de la fabrication de panneaux et des scieries » a été subventionnée par l’Institut de recherche en santé et sécurité du travail du Québec.
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[3]
Simard, Bouteiller et Lévesque (1985) et Cox et Tait (1991) identifient également ces trois orientations en matière d’intervention en prévention.
Bibliographie
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