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L’ouvrage de Jean-Marie Pernot se détache heureusement dans l’abondante documentation relative aux relations professionnelles. L’auteur, politologue et chercheur, nous propose une réflexion documentée sur le syndicalisme français en contexte européen. L’approche intéressera le lecteur nord-américain qui apprécie les ancrages socio-historiques et voit le syndicalisme comme un acteur et un produit politiques. Nous sommes donc loin de nombre d’écrits dans lesquels le syndicalisme se trouve réduit à son rôle dans le champ des relations professionnelles.

L’ouvrage est de portée générale et ne pèche pas par une accumulation d’histoires de cas qui trop souvent remplacent la réflexion. Systématique, d’écriture plus qu’agréable, l’ouvrage de Pernot sera d’une grande utilité pour ceux et celles chargés d’enseigner dans les champs de la théorie du syndicalisme et des modèles de relations professionnelles, qu’ils soient en relations industrielles, science politique ou sociologie. Il n’est toutefois pas d’accès facile pour qui n’est pas déjà minimalement familier des systèmes de relations professionnelles européens.

La « crise du syndicalisme » est devenue un leitmotiv au début des années quatre-vingt-dix, puis l’attention des chercheurs s’est détournée vers les effets de la mondialisation sur le syndicalisme. Mais le syndicalisme est, encore plus qu’alors, bel et bien en crise, tellement en fait que les chercheurs sympathiques au fait syndical tendent à occulter cette dernière pour plutôt mettre en évidence quelques success stories.

La contribution de Pernot se divise en cinq chapitres. Le premier s’intitule « À l’épreuve du mouvement social », et rappelle l’épisode « à caractère emblématique » (p. 24) que fut la bataille (perdue par les syndicats français) contre la réforme des retraites en 2003. Ce chapitre, intéressant en soi, souffre forcément d’un décalage historique, après l’épisode allant en sens contraire de la lutte au CPE (contrat première embauche) et de la lutte (encore en cours ?) au sujet du CNE (contrat nouvelle embauche) (2005-2006), et ne joue donc plus le rôle de socle analytique qui devait être le sien. L’intitulé du deuxième chapitre parle de lui-même : « Héritages : histoire du syndicalisme français ». La nomenclature des événements est au rendez-vous, mais il s’agit bien d’histoire sociale, les contextes transversaux et diachroniques étant sollicités pour donner sens aux faits, de même que pour expliquer la singularité française : un rapport étroit entre la constitution de la classe ouvrière et du syndicalisme, une extériorité à l’égard de la fonction de service aux adhérents, la pérennité d’une « culture de la confrontation » (p. 108), bémols étant par la suite apportés sur la dite singularité. Le chapitre trois, intitulé « Le déclin syndical en Europe », offre un panorama très utile sur les syndicalismes européens tels que regroupés par affinités, avec toujours un accent sur la situation française. L’auteur propose à ce sujet une analyse critique d’un mouvement de décentralisation (de la branche vers l’entreprise) peu encadré par les syndicats mais plutôt encadré par un État qui, loin de se retirer selon l’auteur, se déploie autrement.

Sur cette lancée, le chapitre quatre poursuit l’histoire du syndicalisme français (« Familles désunies, familles regroupées »). Sont passés en revue les destins récents des confédérations, l’histoire des schismes et fusions, de même que la « jeune histoire » des syndicats non confédérés. Quant au chapitre cinq, il est essentiellement analytique, et confère un intérêt particulier à l’ouvrage. Intitulé « Syndicats et représentation », ce chapitre propose une analyse centrée sur la tension, mais aussi la complémentarité entre l’autonomie et l’intégration (du syndicalisme). Une proposition analytique sur le rôle du syndicalisme, schématisée graphiquement (p. 269), permet à l’auteur de situer les éléments constitutifs du paysage syndical français par rapport à ce schéma idéal typique et est en même temps l’occasion de rendre des jugements très durs : « syndicats sans syndiqués », syndicats transformés « en accessoires de la puissance publique » (p. 301). Ce chapitre porte particulièrement à réflexion, que l’on soit européen ou d’ailleurs, car il nous amène au coeur même de la fonction syndicale. En revanche, la conclusion se veut optimiste, explicite les défis à relever et revient en boucle sur l’idée que le syndicalisme français n’est peut-être pas seulement le plus mauvais élève européen, mais peut-être aussi à l’avant-garde de la dégénérescence généralisée du syndicalisme et par suite à l’avant-garde… d’une nécessaire renaissance. Alors donc, quelle est la réponse offerte par l’auteur à son titre interrogatif ? Que crise il y a, et que les lendemains sont en fait bien incertains.

Quatre commentaires pour terminer cette recension. Dans un premier temps, j’ai trouvé très rafraîchissant de voir Pernot dénoncer quelques facilités analytiques qui encombrent à mon avis bien des écrits sur le syndicalisme. Ainsi l’auteur qualifie-t-il de « désignation paresseuse » l’opposition (désuète) entre « syndicalisme réformiste » et « syndicalisme révolutionnaire », tout comme l’est, pourrais-je ajouter, celle entre « syndicalisme d’affaires » et « syndicalisme de classe, de masse, de combat » et tutti quanti. De même Pernot assigne-t-il à la place (mineure) qui leur revient des indicateurs de la vigueur syndicale utilisés à mauvais escient (taux de syndicalisation, conflictualité…) et invalide-t-il la (fausse) opposition entre syndicalisme et « nouveaux mouvements sociaux », redonnant ainsi ses lettres de noblesse au syndicalisme, acteur unique voué à défendre la « dignité de la condition salariale » (p. 323). En deuxième lieu, si l’effort de théorisation est non seulement bienvenu mais intéressant en lui-même, la rapidité du propos et particulièrement le fait qu’il est sous référencé gênent parfois la lecture. Julliard ou Rosanvallon, pour ne nommer que ceux-là, ne sont pas mentionnés, alors qu’ils ont ouvert des chantiers de réflexion semblables. Contrainte éditoriale ou d’espace, on ne sait, la bibliographie est limitée à un petit nombre d’ouvrages, et ne reprend pas des auteurs importants dans le propos de l’auteur, tel Segrestin, lesquels sont confinés aux notes en fin de volume. La rapidité du propos me laisse aussi sur mon appétit au sujet de quelques notions semblant tenues pour acquises : rapport salarial, néo-corporatisme, institutionnalisation…

En troisième lieu, et il s’agit ici d’un désaccord, Pernot livre trop rapidement un certificat d’efficacité au « nouveau management », producteur d’identités corporatives et ré enchanteur du monde du travail (p. 166). Si la sociologie du travail a en bonne partie avalisé cette idée, il ne manque pas d’ouvrages critiques pour démystifier la nouvelle idéologie managériale et pour la « resituer » comme complément logique de la précarité du marché du travail et surtout pour en contester l’efficacité.

Enfin, comme bien des intellectuels français, Pernot semble ignorer qu’en Amérique du Nord il se trouve des chercheurs pour réfléchir sur le syndicalisme selon les mêmes paradigmes (et même en français). De même semble-t-il ignorer la présence d’une tradition syndicale catholique en Amérique du Nord (Québec) – une note peut-être ? –. Quant au fait qu’il assimile le modèle de relations du travail nord-américain au modèle britannique (note 354)… c’est affligeant.

Une connaissance du modèle nord-américain aurait pu permettre à l’auteur d’affiner sa pensée sur les avantages et désavantages du pluralisme et de l’unitarisme syndical.

Il demeure que l’ouvrage de Pernot peut être extrêmement utile aux professeurs et étudiants du phénomène syndical, et je le recommande malgré les réserves exprimées. Et rendons grâce à Pernot d’avoir (presque) résisté à la tentation du prophétisme, si courante chez les chercheurs spécialistes du syndicalisme. L’auteur n’indique pas le chemin, il ouvre de possibles voies. Avec un optimisme un peu forcé, faut-il préciser.