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Introduction

Environ 15 à 20 % des jeunes âgés entre sept et 16 ans rapportent avoir été impliqués dans une situation d’intimidation en tant qu’intimidateur ou victime au cours de leurs années scolaires (Batsche et Knoff, 1994). De plus, les travaux de Solberg et Olweus (2003) suggèrent que 1,6 % des jeunes âgés entre 11 et 15 ans se décrivent comme étant intimidateurs/victimes. Cette dernière catégorie regroupe les individus qui adoptent à la fois les rôles d’intimidateur et de victime. Depuis quelques années, des études rapportent les effets néfastes de l’intimidation durant l’enfance et le début de l’adolescence de même que la présence d’une association entre l’intimidation et les problèmes de santé mentale (Bosworth, Espelage et Simon, 1999 ; Juvonen, Nishina et Graham, 2000 ; Pellegrini, Bartini et Brooks, 1999). Environ 43 % des intimidateurs, 30 % des intimidateurs/victimes et 14 % des victimes seraient déprimés (Swearer, Song, Cary, Eagle et Mickelson, 2001).

Des conséquences à court et à long termes sont présentes chez les adolescents qui vivent un épisode dépressif. La dépression peut entraîner des conséquences immédiates telles que l’abandon scolaire, l’isolement des pairs et des gestes suicidaires. À plus long terme, des conséquences telles que des difficultés à assumer des rôles sociaux adultes, un recours plus fréquent aux services professionnels de santé mentale, un plus grand usage de médicaments et de drogues sont identifiées (Marcotte, 2000). Peu d’études analysent les liens qui existent entre l’intimidation et la dépression (Rutter, Taylor et Hersov, 1994 ; Swearer et al., 2001). Dans leur méta-analyse, Hawker et Boulton (2000) montrent également que l’association entre la victimisation et la dépression est plus forte que celle entre la victimisation et l’anxiété, la solitude ou l’estime de soi.

Cet article présente une recension des écrits portant sur la relation entre l’intimidation et la dépression. Il vise à mieux circonscrire l’état des connaissances sur la concomitance de ces problématiques ainsi que les limites méthodologiques des recherches dans ce domaine. L’analyse critique porte sur la définition des concepts, les caractéristiques des échantillons, les qualités psychométriques des instruments de mesures, les variables ciblées et les devis de recherche utilisés.

L’intimidation entre pairs

Selon Olweus (1991), le concept d’intimidation est composé de trois éléments essentiels : 1) la victime doit être exposée à des actions négatives de nature physique, verbale ou émotive émises dans le but de lui faire du mal, 2) il doit exister un déséquilibre dans le rapport de force entre l’intimidateur et la victime, et 3) la situation doit se répéter fréquemment dans la vie de la victime. Arora (1987), pour sa part, suggère que la domination sociale s’installe entre deux individus par le recours à des moyens agressifs. Selon cet auteur, l’intimidateur se trouve en situation de pouvoir par rapport à la victime qui ne possède pas les habiletés sociales nécessaires à son intégration au groupe de pairs.

Des chercheurs évaluent la prévalence de victimisation à 5 % chez les filles de 14 à 16 ans et à 6 % chez les garçons. Les taux pour les intimidateurs du même âge sont de 2 % chez les filles et 9 % chez les garçons (Kaltiala-Haino, Rimpelä, Marttunen, Rimpelä et Rantanen, 1999). Les résultats de Solberg et Olweus (2002) concernant les intimidateurs/victimes âgés de 11 à 15 ans sont de l’ordre de 0,9 % pour les filles et de 2,3 % pour les garçons. Au Québec, les données préliminaires d’une étude menée par Desbiens, Janosz, Bowen et Chouinard (2003) indiquent que 19,7 % des élèves du secondaire sont victimes de violence verbale, 3,8 % de violence physique et 3,1 % de taxage. Ces taux diffèrent d’une étude à l’autre selon les critères utilisés pour décrire et mesurer le concept d’intimidation (Rigby, 1998).

Des difficultés psychosociales affectent non seulement les victimes d’intimidation, mais aussi les intimidateurs et les intimidateurs/victimes (Swearer et al., 2001). Les victimes manifestent une santé mentale et physique fragile, de hauts taux de détresse émotive, des symptômes psychosomatiques et de l’anhédonie (Kumpulainen et al., 1998 ; Rigby, 1998, 1999). Les intimidateurs rapportent des sentiments de dépression, des idées et des comportements suicidaires (Bailey, 1994 ; Kaltiala-Heino et al., 1999). Les intimidateurs/victimes, quant à eux, ressentent de la détresse psychologique, de l’anxiété, de la solitude et de la dépression (Craig, 1998 ; Duncan, 1999 ; Forero, McLellan, Rissel et Bauman, 1999 ; Kaltiala-Heino et al., 1999).

Dans leur revue des écrits, Espelage et Swearer (2003) soulignent une incohérence par rapport aux modèles théoriques auxquels réfèrent les chercheurs dans le domaine de l’intimidation. Selon ces auteurs, plusieurs modèles sont utilisés pour expliquer ce phénomène. Bien qu’il ne s’adresse pas directement à l’intimidation, le modèle de Crick et Dodge est souvent cité pour décrire les conduites agressives (Bowen, Desbiens, Rondeau et Ouimet, 2003 ; Espelage et Swearer, 2003). Ce modèle sociocognitif est intéressant puisqu’il rejoint le modèle cognitif de la dépression et qu’il permet de faire le lien entre les deux problématiques.

Le modèle sociocognitif proposé par Crick et Dodge (1994) comprend six séquences cognitives : l’encodage, l’interprétation, la clarification des buts, l’accès à une réponse, la décision et l’action. La première séquence, l’encodage, consiste à traiter différents types de stimuli. Les stimuli internes peuvent prendre la forme d’une réaction physiologique ou émotive comme l’augmentation du rythme cardiaque ou un sentiment de colère ou de dépression. Les stimuli externes, quant à eux, sont liés à ce que l’individu perçoit dans son environnement. Le fait d’être encouragé par ses pairs en est un exemple. La deuxième séquence, l’interprétation, concerne les types d’attribution qu’une personne élabore par rapport à la situation qu’elle vit. L’attribution peut prendre plusieurs formes telles que l’attribution d’une cause ou l’attribution d’intention. La troisième séquence, la clarification des buts, consiste à choisir les objectifs visés par l’action. Quel but la personne veut-elle atteindre par son comportement ? Une fois cette étape bien définie, l’accès à une réponse comportementale devient possible. Cette quatrième séquence se fait en fonction des buts priorisés et du répertoire comportemental de l’individu. Après avoir analysé les différentes possibilités, il choisit le comportement et se met en action pour l’exécuter. Ces deux dernières séquences, la décision et l’action, complètent le processus de traitement de l’information. Dans leur modèle, Crick et Dodge (1994) accordent également une place importante au rôle des émotions dans l’émission de comportements sociaux. Selon Dodge (1991), une réaction émotive peut précéder l’enclenchement du processus de traitement de l’information ou l’une de ses étapes. Ainsi, l’humeur de l’individu, son état de fatigue ou de conscience sont des paramètres qui peuvent influencer sa réaction en contexte social. Les émotions peuvent également survenir à la suite du processus séquentiel, elles sont alors des conséquences de l’activité cognitive.

Dépression à l’adolescence

Une recension des écrits effectuée par Marcotte (2000) suggère que l’approche cognitivo-comportementale est la plus reconnue dans le domaine de la dépression. Tout comme le modèle de Crick et Dodge (1994), le modèle cognitivo-comportemental accorde une place importante aux cognitions. Le modèle attributionnel d’Abramson, Garber et Seligman (1980) adopte le modèle cognitif comme prémisse de base. Il s’intéresse à trois dimensions de l’attribution : a) interne/externe ; b) stable/instable et c) globale/spécifique. La première dimension tient compte du lieu de contrôle auquel la personne attribue la cause de l’événement. La deuxième dimension réfère à la stabilité du lieu de contrôle que l’individu perçoit par rapport à un événement particulier. La troisième dimension, quant à elle, concerne l’ampleur des conséquences que peut avoir un événement dans la vie de la personne. Une attribution interne et stable est associée aux habiletés personnelles de l’individu. Une attribution interne et instable remet en cause l’effort qu’une personne peut avoir mis à la réalisation d’une tâche. Une attribution externe et stable correspond à l’évaluation de la difficulté de la tâche. Enfin, lorsqu’une personne fait une attribution externe et instable elle considère que la chance est responsable de la situation. Le facteur global suppose qu’une grande variété de situations peut être affectée alors que le facteur spécifique limite les conséquences à une seule situation. Selon Abramson, Seligman et Teasdale (1978), un affect négatif est plus fréquent chez les personnes qui attribuent leurs échecs à des causes internes, stables et globales comparativement à celles qui les attribuent à des causes externes, instables et spécifiques. Au contraire, les résultats de Favre et Fortin (1997) suggèrent que les élèves violents interprètent les événements selon un lieu de contrôle externe. En situant les causes de leurs frustrations à l’extérieur d’eux-mêmes, le recours à des comportements violents permet un soulagement temporaire des sentiments négatifs et des symptômes dépressifs.

Selon Marcotte (2000), le concept de dépression est défini et mesuré de manière différente d’une étude à l’autre. L’humeur dépressive est un état situationnel qui se caractérise par un sentiment général de tristesse ou d’irritabilité. Ce sentiment peut être présent chez chaque individu, de manière ponctuelle, en fonction de ses expériences de vie. Lorsque plusieurs symptômes dépressifs sont présents, on parle de syndrome dépressif. Cet état affecte le fonctionnement habituel de l’individu dans plusieurs domaines de sa vie. Ce syndrome est habituellement mesuré à partir de questionnaires auto-évaluatifs. Les critères du DSM-IV (1996), quant à eux, sont utilisés afin d’établir la présence d’un trouble dépressif. En plus de l’intensité des symptômes, ils tiennent compte de la dimension temporelle de la situation (Harrington, 1994 ; Marcotte, 1995 ; Vendette et Marcotte, 2000).

Dès l’âge de 15 ans, certains adolescents vivent un premier épisode de dépression clinique. La prévalence du trouble dépressif est de 3 % à 15 ans alors qu’elle atteint 17 % à 18 ans (Hankin et al., 1998). Les taux du syndrome dépressif varient de huit à 18 % chez les adolescents (Reynolds, 1994). Au Québec, cette prévalence est d’environ 16 % chez les adolescents âgés entre 11 et 18 ans (Marcotte, 1996). L’incidence, quant à elle, atteint son apogée entre les âges de 16 et 25 ans (Leon, Kleman et Wickramaratne, 1993).

Selon Harrington, Fudge, Rutter, Pickles et Hill (1990), les adolescents qui vivent un épisode de dépression présentent 40 % plus de risques de vivre un nouvel épisode dans les cinq premières années de leur vie adulte. Leurs résultats indiquent également que 37 % du groupe d’adolescents dépressifs a fait au moins une tentative de suicide à l’âge adulte. Puig-Antich et al. (1993), pour leur part, observent que 69 % des adolescents dépressifs de leur échantillon vivent des difficultés au niveau des relations intrafamiliales. Dans cette même étude, 68 % des adolescents dépressifs vivent également des difficultés au niveau des relations avec les pairs et au niveau du rendement scolaire. Ces adolescents dépressifs sont aussi plus à risque d’abandonner l’école (Fortin, Royer, Potvin, Marcotte et Yergeau, 2004). Dans la typologie proposée par ces auteurs, trois des quatre catégories d’élèves à risque présentent un indice de symptômes dépressifs élevé.

Chez les enfants et les adolescents, la dépression est fréquemment associée à un autre trouble psychiatrique (Rohde, Clarke, Lewinsohn, Seeley et Kaufman, 2001). Quarante à 90 % des adolescents qui vivent un épisode dépressif manifestent un autre problème de santé mentale (Rohde, Lewinsohn et Seeley, 1991). Les troubles les plus concomitants sont la dysthymie, les troubles anxieux, l’abus ou la dépendance envers les substances psychoactives et les troubles du comportement (Nottelmann et Jensen, 1995). La concomitance entre la dépression et les troubles de la conduite se situe entre 44 % et 100 % (Anderson, Williams, McGee et Silva, 1987 ; Bird, Gould et Staghezza, 1993). L’étude et la compréhension de ce phénomène sont donc souhaitables.

Concomitance intimidation/dépression

La double problématique intimidation/dépression constitue un domaine de recherche relativement nouveau. La prévalence est difficile à établir de façon précise étant donné que les taux varient souvent d’une étude à l’autre en fonction de l’âge, du genre des élèves, de la situation géographique des écoles, de la méthode de cueillette des données et de la taille des échantillons (Rigby, 1998). Une étude montre que chez les adolescents âgés entre 14 et 16 ans, 26 % des filles déprimées sont des intimidatrices, 26 % des victimes et 44 % des intimidatrices/victimes. Pour ce qui est des garçons déprimés, 13 % sont des intimidateurs, 16 % des victimes et 23 % des intimidateurs/victimes (Kaltiala-Heino et al., 1999). D’autres chercheurs observent la concomitance de l’intimidation et de la dépression chez des jeunes âgés entre huit et 12 ans. À huit ans, 9,3 % des intimidateurs, 32,6 % des intimidateurs/victimes et 17,3 % des victimes sont déprimés alors qu’à 12 ans, 19 % des intimidateurs, 8,5 % des intimidateurs/victimes et 35,8 % des victimes sont déprimés (Kumpulainen, Räsänen et Henttonen, 1999).

L’état des connaissances concernant la concomitance entre l’intimidation et la dépression est encore limité. En effet, peu d’études analysent la prévalence de la concomitance entre les deux problématiques et les liens qui unissent ces phénomènes (Roland, 2002 ; Swearer et al., 2001). On constate également que la plupart des études menées à ce jour sont de nature transversale (Rigby, 1999). Les quelques études longitudinales disponibles ciblent généralement des jeunes d’âge primaire ou du début du secondaire. Cet aspect limite la compréhension du problème puisque les symptômes de dépression ont plutôt tendance à augmenter lors de l’adolescence (Cicchetti et Toth, 1998). Pour ces raisons, il semble pertinent d’analyser de manière critique les différentes études menées à ce jour dans ce domaine.

Critères de sélection des études

Les 12 études retenues dans le cadre de cette recherche ont été répertoriées à l’aide des bases de données PsycLit et ERIC. Les mots clés ayant servi pour la consultation de ces bases sont : « bullying », « victimisation », « depression » et « school ». La méthode utilisée pour faire cette recension des écrits s’inspire de celle proposée par Janosz, Fallu et Deniger (2000). Les études publiées entre 1995 et 2002 ont été sélectionnées. Au stade initial de la recherche bibliographique, 140 études scientifiques ont été identifiées. Sur ces 140 études, nous avons d’abord retenu celles qui présentaient un titre pertinent à notre recherche. Une deuxième sélection a été effectuée en choisissant les articles dont le résumé correspondait le mieux à nos critères de sélection : 1) étude empirique ; 2) en milieu scolaire ; 3) mesure des symptômes de dépression ; 4) mesure de l’intimidation. De ces 140 études, seule-ment 12 correspondaient à ces critères. Le tableau 1 offre une synthèse descriptive des études portant sur la concomitance entre l’intimidation et la dépression. Il présente des informations concernant les caractéristiques des échantillons, les instruments de mesure utilisés, les analyses statistiques effectuées et les principaux résultats obtenus. Les catégories du tableau 1 sont inspirées de Mann et Borduin (1991).

Résultats des études portant sur la relation entre intimidation et dépression

L’ensemble des études recensées confirment l’existence d’un lien entre la dépression et l’intimidation. La dépression est présente chez les intimidateurs, les victimes et les intimidateurs/victimes. Les victimes constituent le groupe le plus déprimé dans trois des études répertoriées (Austin et Joseph, 1996 ; Craig, 1998 ; Roland, 2002). D’autres chercheurs obtiennent des résultats différents et suggèrent que le groupe intimidateur/victime est le plus déprimé (Swearer et al., 2001 ; Kaltiala-Heino et al., 1999).

Certaines études identifient des différences entre les sexes en ce qui concerne la relation entre l’intimidation et la dépression. De façon générale, les auteurs observent une relation significative entre l’intimidation et la dépression et entre la victimisation et la dépression chez les garçons et chez les filles (Slee, 1995 ; Roland, 2002 ; Rigby, 1999). Austin et Joseph (1996) obtiennent cependant des résultats différents. Ces chercheurs rapportent une relation entre la victimisation et la dépression pour les deux sexes. Par contre, une relation significative entre l’intimidation et la dépression est identifiée uniquement chez les garçons. Les résultats de Slee (1995) suggèrent également que le fait d’être intimidateur prédit la dépression uniquement chez les garçons.

Tableau 1

Synthèse descriptive des études portant sur la concomitance entre l’intimidation et la dépression

Synthèse descriptive des études portant sur la concomitance entre l’intimidation et la dépression

Tableau 1 (suite)

Synthèse descriptive des études portant sur la concomitance entre l’intimidation et la dépression

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L’âge s’avère une variable importante dans l’analyse des liens entre l’intimidation et la dépression. Les résultats de Kumpulainen et al. (1999) suggèrent que les élèves d’âge primaire qui sont à la fois victimes et intimidateurs ont des scores plus élevés de dépression à neuf ans comparativement aux autres groupes du même âge. Ils sont aussi identifiés comme les plus perturbés sur le plan de la santé mentale. Par ailleurs, à 13 ans, ce sont les victimes qui obtiennent les scores les plus élevés au niveau de la dépression alors qu’une diminution de ces symptômes est observée chez les intimidateurs/victimes de cet âge. D’autres résultats montrent que la victimisation à 10 ans prédit la dépression à 12 ans et que la victimisation à 14 ans prédit la dépression à 17 ans. Cette relation entre l’âge et la victimisation n’est toutefois présente que chez les filles dans cette étude (Boivin, Hymel et Bukowski, 1995 ; Rigby, 1999).

Les résultats de six parmi les 12 études recensées suggèrent une tendance en ce qui concerne le sens de la prédiction entre les variables intimidation et dépression (Boivin et al., 1995 ; Bond, Carlin, Thomas, Rubin et Patton, 2001 ; Kaltiala-Heino et al., 1999 ; Rigby, 1999 ; Roland, 2002 ; Slee, 1995). Selon Kaltiala-Heino et al. (1999) et Roland (2002), autant le fait d’être intimidateur, victime, qu’intimidateur/victime prédit la dépression. Slee (1995), pour sa part, suggère que l’intimidation prédit la dépression seulement chez les garçons. D’autres chercheurs confirment cette relation dans le cas des victimes uniquement (Boivin et al., 1995 ; Bond et al., 2001 ; Rigby, 1999). L’étude de Craig (1998) ne confirme pas cette prédiction, que ce soit entre l’intimidation ou la victimisation et la dépression. Aucune de ces recherches n’émet l’hypothèse de la dépression comme variable qui prédit l’intimidation ou la victimisation.

Analyse critique des études

La présente recension des écrits permet de dresser un portrait des connaissances actuelles sur la concomitance entre l’intimidation et la dépression. Notre analyse révèle qu’il existe bien un lien entre ces deux variables. Elle permet également aux auteurs d’identifier certaines avenues de recherche à approfondir dans ce domaine.

Un premier constat concerne la variabilité des définitions de l’intimidation employées dans les études, de même que les modèles théoriques sous-jacents à celles-ci. En effet, quatre parmi les 12 études que nous avons recensées, ne s’appuient sur aucune définition claire du concept d’intimidation. De plus, ces dernières ne réfèrent à aucun modèle théorique particulier (Austin et Joseph, 1996 ; Bond et al., 2001 ; Kaltiala-Heino et al., 1999 ; Rigby, 1999). Quatre autres études ne définissent l’intimidation que d’une façon générale, en se référant à sa forme directe, indirecte, ou relationnelle, sans faire de lien avec un modèle théorique (Kumpulainen et al., 1999 ; Roland, 2002 ; Salmon et al., 1998 ; Slee, 1995). L’absence de référence à un modèle théorique de l’intimidation et le manque de définition précise de ce concept constituent des limites à l’interprétation des résultats puisqu’ils ne permettent pas de situer ces derniers dans un cadre explicatif opérationnel clair et précis. Seulement quatre parmi les études recensées réfèrent à des modèles théoriques et dans chaque cas, il s’agit d’un modèle différent qui répond aux objectifs des chercheurs (Boivin et al., 1995 ; Craig, 1998 ; Juvonen et al., 2000 ; Swearer et al., 2001). Par exemple, Boivin et al. (1995) présentent un modèle développemental qui explique les difficultés interpersonnelles chez les enfants. Craig (1998), pour sa part, réfère à un modèle explicatif de l’agressivité relationnelle. Juvonen et al. (2000), quant à eux, présentent leur propre modèle médiateur de la victimisation. Enfin, Swearer et al. (2001) font référence à la définition même du concept d’intimidation. Aucune de ces études ne réfère au modèle de Crick et Dodge (1994). Comme le soulignent Espelage et Swearer (2003), ces résultats confirment l’absence de consensus entre les chercheurs quant à la meilleure façon de comprendre et d’expliquer le phénomène de l’intimidation. Il serait donc pertinent d’entreprendre des études visant l’élaboration d’une définition opérationnelle de l’intimidation.

Un deuxième constat révèle une grande variabilité entre les études quant au nombre de participants. Cette hétérogénéité s’explique, en partie, par la variabilité des instruments de mesure et des définitions choisis par les chercheurs. Par exemple, l’étude de Swearer et al. (2001) comporte 133 participants alors que l’échantillon de Kaltiala-Heino et al. (1999) s’élève à 17 643. Cet écart est également observable entre les groupes formés à partir des échantillons. Ainsi, dans une même étude, certains groupes comprennent un nombre élevé de participants tandis que d’autres sont très petits (Roland, 2002 ; Salmon et al., 1998 ; Swearer et al., 2001). La validité des analyses, de même que la possibilité de généraliser à l’ensemble de la population, risquent d’être influencées par le nombre de participants impliqués.

Un troisième constat souligne la variabilité entre les études quant à l’âge des participants. Celui-ci varie de huit à 17 ans (Kumpulainen et al., 1999 ; Salmon et al., 1998), touchant les jeunes de niveau primaire et secondaire. Certaines études observent une tranche d’âge spécifique, par exemple des élèves de 8e année. D’autres ciblent des jeunes dont l’écart entre les âges est beaucoup plus grand, de 12 à 17 ans par exemple (Roland, 2002 ; Salmon et al., 1998). Dans ce deuxième cas, la validité des comparaisons est influencée par les différents stades de développement des jeunes. Les enfants âgés entre huit et 12 ans se situent dans une période de développement caractérisée par une stabilité de l’environnement scolaire et biologique. Ces données sont difficilement comparables à celles obtenues auprès d’une population plus âgée d’adolescents traversant la période pubertaire. Notons aussi que les études ont principalement ciblé jusqu’à ce jour des populations d’élèves d’âge primaire ou du début du secondaire. Nous n’avons recensé aucune recherche spécifique à la fin de l’adolescence, c’est-à-dire aux élèves de 5e secondaire. Étant donné que la dépression est plus élevée au sein de cette population, il serait justifié d’observer de quelle manière elle est présente chez les adolescents de cet âge qui vivent une situation d’intimidation.

Un quatrième constat indique également une variabilité, entre les études, dans le choix des instruments de mesure utilisés pour évaluer la présence d’intimidation et les symptômes de dépression. Pour les mesures d’intimidation, plusieurs chercheurs ont recours à des questionnaires maison (Bond et al., 2001 ; Rigby, 1999 ; Roland, 2002 ; Slee, 1995 ; Swearer et al., 2001). D’autres choisissent des items tirés d’une enquête sur la santé menée auprès des adolescents (Kaltiala-Heino et al., 1999). Quelques-uns utilisent des questionnaires plus reconnus tels que le Questionnaire d’intimidation d’Olweus (Craig, 1998 ; Salmon et al., 1998). On peut affirmer cependant que les qualités psychométriques de ces instruments sont la plupart du temps mesurées et validées. Deux études seulement ne vérifient pas ces caractéristiques (Bond et al., 2001 ; Swearer et al., 2001). En ce qui concerne les questionnaires mesurant les symptômes de dépression, les qualités psychométriques de chacun sont reconnues, mesurées et adéquates. Par ailleurs, cette variété constitue une limite à la comparaison des recherches entre elles. Bien que les qualités psychométriques de la plupart des instruments soient démontrées, certains sont toutefois beaucoup plus utilisés et reconnus que d’autres. Conséquemment, l’utilisation d’instruments valides et identiques d’une étude à l’autre permettrait la comparaison des résultats entre différentes populations possédant les mêmes caractéristiques et une compréhension plus juste de la problématique.

Un cinquième constat concerne l’étendue des variables qui sont considérées d’une étude à l’autre. Dans le cas de l’intimidation, il arrive que les chercheurs observent à la fois la victime, l’intimidateur et l’intimidateur/victime (Austin et Joseph, 1994 ; Craig, 1998 ; Kaltiala-Heino et al., 1999 ; Kumpulainen et al., 1999 ; Roland, 2002 ; Salmon et al., 1998 ; Slee, 1995 ; Swearer et al., 2001). D’autres décrivent uniquement la victimisation (Bond et al., 2001 ; Boivin et al., 1995 ; Rigby, 1999). On remarque aussi deux types de mesure dans le cas de la dépression. La première concerne la mesure des symptômes de dépression (Austin et Joseph, 1994 ; Boivin et al., 1995 ; Craig, 1998 ; Kaltiala-Heino et al., 1999 ; Kumpulainen et al., 1999 ; Roland, 2002 ; Slee, 1995 ; Swearer et al., 2001). La deuxième se rapporte à la santé mentale plus générale (Bond et al., 2001 ; Rigby, 1999 ; Salmon et al., 1998). Cette grande diversité limite parfois la possibilité de comparer les résultats d’une étude à l’autre. Par contre, elle permet de connaître plusieurs facettes d’une même problématique.

Finalement, un dernier constat suggère que la majorité des études utilisent des devis de nature transversale. En effet, seulement quatre d’entre elles réfèrent à l’aspect longitudinal de la relation entre la dépression et l’intimidation (Boivin et al.,1995 ; Bond et al., 2001 ; Kumpulainen et al., 1999 ; Rigby, 1999). L’étude de Bond et al. (2001) analyse des échantillons d’adolescents à 13 et à 14 ans, donc à un an d’intervalle. Les études de Boivin et al. (1995) et celle de Rigby (1999) se déroulent sur une période de trois ans. Par ailleurs, celle de Kumpulainen et al. (1999) est d’une durée de quatre ans. Les études ciblent soit le primaire, soit le secondaire, de manière individuelle. Aucune étude ne couvre la période de transition du primaire au secondaire. La compréhension du phénomène à travers les différents stades de développement de l’enfance à l’adolescence est donc limitée. Il serait intéressant de comprendre la trajectoire développementale du phénomène et de savoir qui sont les individus déprimés au primaire, au début et à la fin du secondaire. S’agit-il des victimes, des intimidateurs/victimes, ou des intimidateurs ?

Conclusion

Cette recension des écrits nous a permis de constater que les cognitions jouent un rôle fondamental autant au niveau de l’intimidation que de la dépression mais que peu d’études réfèrent à ce modèle. En effet, le modèle de Crick et Dodge (1994) pour l’intimidation, et celui d’Abramson, Garber et Seligman (1980) pour la dépression, ont tous les deux en commun l’élaboration d’erreurs cognitives qui entraînent une perception erronée de la réalité. Cette recension souligne aussi l’importance de définir le concept d’intimidation de manière plus opérationnelle. Une définition universelle favoriserait, entre autres, la comparaison des résultats des différentes études menées sur le sujet. Enfin, pour mieux comprendre la complexité de cette problématique, la conception d’études à devis longitudinaux s’avère être une avenue de choix dans l’élaboration des recherches futures. Pour le moment, le sens de la relation qui unit l’intimidation et la dépression de même que l’aspect développemental de ce phénomène sont encore peu connus. Le développement des connaissances dans ce domaine de recherche en pleine expansion aura certainement un impact sur la qualité de vie et le bien-être des adolescents et des futurs adultes qu’ils deviendront.