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1. Introduction et problématique

L’apprentissage de la lecture est une pierre angulaire dans la réussite scolaire des enfants, car la majorité des élèves éprouvant des difficultés scolaires en ont aussi en lecture (Saint-Laurent, Giasson et Drolet, 2001). Les premiers apprentissages entourant la lecture prennent donc une importance particulière, et ce, avant même la scolarisation formelle. En effet, l’enfant d’âge préscolaire développe des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit, développement que l’on nomme éveil à la lecture et à l’écriture (Théorêt et Lesieux, 2006 ; Thériault et Lavoie, 2004 ; Whitehurst et Lonigan, 1998). Parmi toutes les occasions d’apprentissage offertes au jeune enfant, le milieu familial constitue un environnement éducatif de premier ordre. Les parents ont donc un rôle important à jouer dans l’éveil à la lecture et à l’écriture par leurs pratiques éducatives qui y sont associées.

Conséquemment, plusieurs programmes visant l’adoption, par les parents, de pratiques favorables à l’éveil à la lecture et à l’écriture ont été mis de l’avant au Québec, dont une initiative interministérielle de grande envergure, le Programme d’aide à l’éveil à la lecture et à l’écriture en milieu défavorisé (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2003), implanté dans toutes les régions administratives depuis 2003. L’évaluation des impacts du programme (Myre-Bisaillon, Villemagne, Puentes-Neuman, Raîche, Dionne et Louis, 2010) mène toutefois au constat que peu d’interventions sont réalisées directement auprès des parents, l’enfant étant la cible première des activités offertes par les organismes. Les interventions visaient majoritairement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants et non pas les pratiques parentales d’éveil. Dans le même ordre d’idées, on remarque dans cette évaluation que, lorsqu’ils ont été interrogés sur leur conception de l’éveil à la lecture et à l’écriture, les intervenants et les parents ont fourni des éléments de réponse reliés à la lecture, parlant peu de l’écriture (Myre-Bisaillon et al., 2010). Mais quelles sont au juste ces habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez l’enfant et ces pratiques parentales d’éveil à la lecture et à l’écriture ?

1.1 La question de recherche

Dans l’optique d’améliorer le soutien offert aux parents et de mieux outiller les milieux de pratique en ciblant avec plus de précision les pratiques ayant une influence sur le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit, la question générale de recherche dans le cadre de la présente étude se formule ainsi : Quelles pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères ont un apport dans la préparation à l’entrée dans l’écrit des enfants commençant la maternelle ?

2. Contexte théorique

2.1 Les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit

L’enfant découvre l’écrit bien avant la première année du primaire, et cette émergence de l’écrit implique un certain nombre d’habiletés à développer pour faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Malgré un manque de consensus au sujet des liens existant entre ces habiletés et au sujet de leur organisation (Mason et Stewart, 1990 ; Sénéchal, LeFevbre, Smith et Colton, 2001 ; Whitehurst et Lonigan, 1998), il est possible d’en dresser une liste. Selon les auteurs consultés (Mason et Stewart, 1990 ; Sénéchal et al., 2001 ; Whitehurst et Lonigan, 1998), les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit comprennent des connaissances qui portent sur les conventions régissant l’écrit, le récit, le nom et le son des lettres et leur association, le vocabulaire, la conscience phonologique et syntaxique ainsi que la lecture émergente en contexte familier (reconnaissance globale de mots, rappel de textes connus). Pour appuyer son enfant dans la découverte de l’écrit, la mère met en place différentes pratiques liées à l’éveil à la lecture et à l’écriture. Quelles sont ces pratiques ?

2.2 Les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture

De nombreux chercheurs se sont penchés sur la lecture d’histoires par la mère à son enfant (Blake, MacDonald, Bayrami, Agosta et Milian, 2006 ; Kaderavek et Sulzby, 1998 ; Parent, Montésinos-Gelet, Séguin, Zelazo et Tremblay, 2006 ; Roberts, Jurgens et Burchinal, 2005 ; van Kleeck, 2006). Dans cette perspective, les recherches traitant du lien entre les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture et les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit se basent sur la fréquence de la lecture mère-enfant, comme cela est indiqué dans la méta-analyse de Bus, van IJzendoorn et Pellegrini (1995). Toutefois, peu de recherches ont examiné les pratiques d’éveil plus générales, celles qui ne sont pas spécifiques à la lecture mère-enfant.

Une étude ethnographique (Purcell-Gates, 1996) a porté sur l’observation participante en milieu naturel de vingt familles américaines ayant des enfants d’âge préscolaire et vivant en milieu socioéconomique défavorisé. Ainsi, dans ces familles, les activités de lecture sont plus nombreuses que les activités d’écriture. Ces activités, liées à la lecture et à l’écriture, se réalisent habituellement dans le contexte des routines de vie quotidienne et dans les loisirs : la lecture de livres d’histoires est présente, mais dans une moindre mesure. Il est également important de noter que les écrits les plus souvent utilisés sont de courts textes provenant de contenants ou d’emballages, des circulaires et des publicités. Cette observation mène à l’hypothèse que les activités de la vie courante peuvent faire partie des pratiques d’éveil des mères, mais que les écrits les plus fréquemment consultés sont éloignés de la littérature légitimée, c’est-à-dire le livre d’histoires et la littérature jeunesse. Ainsi, il devient important d’inclure différentes activités quotidiennes qui peuvent soutenir le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez l’enfant.

Outre la lecture d’histoires, les mères se préoccupent également de certaines habiletés telles que la connaissance du nom et du son des lettres, l’identification des lettres en caractère d’imprimerie ainsi que la lecture et l’écriture de mots (Haney et Hill, 2004). Selon cette étude menée auprès de 47 mères ayant répondu à un questionnaire lié à leurs pratiques, 86,3 % disent enseigner ces habiletés à leur enfant ; la plus fréquente étant le nom des lettres et la moins fréquente étant de lire des mots. De plus, les enfants qui ont bénéficié de ces pratiques semblent avoir un meilleur vocabulaire et mieux connaître les concepts de l’écrit. De leur côté, les enfants ayant bénéficié d’un enseignement sur l’écriture de mots connaîtraient mieux le nom des lettres et auraient de meilleures habiletés émergentes de décodage (Haney et Hill, 2004). Par ailleurs, selon une étude réalisée auprès de 168 familles et portant sur la fréquence des pratiques d’éveil des mères et du développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants (Sénéchal et LeFevbre, 2002), il n’y aurait pas de lien entre la fréquence de la lecture d’histoires et l’enseignement d’habiletés par les mères, et ces deux types de pratiques influenceraient différemment les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit. Alors que la lecture d’histoires est associée à la compétence orale de l’enfant (maternelle, 1re année et 3e année), l’enseignement d’habiletés est associé à la connaissance des concepts de l’écrit, à la connaissance des lettres et à l’émergence de la lecture et de l’écriture à la maternelle (Sénéchal et LeFevbre, 2002). Dans l’éveil à l’écrit, le soutien donné par la mère à son enfant est donc important et influent, mais les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture dans le contexte de la vie quotidienne de la famille, particulièrement en milieu défavorisé, sont encore méconnues sur certains aspects.

2.3 Objectifs spécifiques de l’étude

De la question de recherche visant l’exploration des apports des pratiques d’éveil à la lecture des mères dans la préparation à l’entrée dans l’écrit chez les enfants commençant la maternelle, découlent deux objectifs spécifiques : 1) identifier les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères qui ont une influence sur le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit et, par la suite, 2) identifier les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit qui y sont spécifiquement associées.

3. Méthodologie

3.1 Sujets

Dans le cadre de l’évaluation des impacts du Programme d’aide à l’éveil à la lecture et à l’écriture (Myre-Bisaillon et al., 2010), nous avons rencontré 55 dyades mère-enfant dans quatre régions administratives du Québec : la Mauricie, l’Estrie, Chaudière-Appalaches et le Centre du Québec. Les enfants participants au projet ont été recrutés dans des écoles dont l’indice de défavorisation établi par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (Baillargeon, 2005) est de 9 ou de 10, soit les deux niveaux les plus défavorisés. En plus de ne pas présenter de limitation particulière, tel un trouble grave du langage ou une déficience, les participants devaient avoir commencé leur maternelle depuis moins de trois mois.

Tous les participants sont francophones et caucasiens. Parmi les enfants, il y a 30 garçons et 25 filles, tous âgés entre quatre et cinq ans. L’âge moyen des mères se situe autour de trente ans. Par ailleurs, sachant que le seuil de faible revenu pour une famille de cinq personnes est d’environ 29 000 $, nous pouvons affirmer que le tiers de l’échantillon (33 %) se situe près du ou sous le seuil de pauvreté. En ce qui a trait au plus haut niveau d’études terminées par les parents, nous remarquons que les mères sont plus scolarisées que les pères des enfants ou les conjoints des mères. En effet, 1 mère a terminé des études primaires, 13 mères ont un diplôme d’études secondaires, 14 mères ont un diplôme d’études professionnelles, 15 ont un diplôme d’études collégiales et 13 d’entre elles ont un diplôme d’études universitaires. Chez les pères ou les conjoints des mères, 6 d’entre eux ont terminé des études primaires et 13 pères ont un diplôme d’études collégiales ou universitaires.

3.2 Instrumentation

Les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants sélectionnés ont été évaluées à l’aide de l’outil Évaluation, Intervention, Suivi (EIS) (Bricker et Dionne, 2006) utilisé par des intervenants en intervention précoce. Il s’agit d’un instrument regroupant des éléments qui témoignent de la présence d’habiletés fonctionnelles, donc utiles au quotidien et généralisables à différents contextes de vie. D’ailleurs, la version anglophone de cet outil (Bricker, 1993) présente une haute stabilité et une bonne validité de congruence (Dionne, Bricker, Harguindéguy-Lincourt, Rivest et Tavarès, 2001). Bien que cet outil touche tous les domaines de développement de l’enfant, seuls les domaines de la motricité fine (utilisation fonctionnelle de la motricité fine, coordination motrice bilatérale, préécriture), du domaine cognitif (concepts d’espace et de temps, séquences, résolution de problèmes, conscience phonologique et prélecture) et du domaine de la communication (interactions de communication) ont été retenus. Les domaines cognitif et de la communication permettent l’évaluation des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit définies par Mason et Stewart (1990), Sénéchal et al. (2001) et Whitehurst et Lonigan (1998), et le domaine de la motricité fine a été ajouté afin d’examiner les habiletés liées à l’éveil à l’écriture. Les habiletés faisant l’objet d’une évaluation ont été regroupées à l’intérieur d’un scénario d’évaluation où l’enfant devait fabriquer un livre sur la maternelle.

Deux questionnaires permettant de mesurer la fréquence des pratiques parentales d’éveil à la lecture et à l’écriture, l’un portant sur des pratiques reliées à la lecture, l’autre sur l’écriture, ont été élaborés par les membres de l’équipe de recherche. Les éléments ont été adaptés de l’outil évaluation, intervention, suivi (Bricker et Dionne, 2006) qui présente une liste d’activités et de pratiques que le parent peut faire avec son enfant pour l’accompagner dans son éveil à la lecture et à l’écriture. De cette liste, 32 éléments ont été sélectionnés afin de constituer ces deux questionnaires de type Likert à cinq échelles. Aux fins de l’analyse, les échelles de fréquence ont été réduites pour former trois groupes. Ainsi, l’échelle Régulièrement réfère à une fréquence d’au moins une fois par semaine ; l’échelle À l’occasion, à une fréquence allant de quelques fois par mois à quelques fois par année ; et l’échelle Jamais, 1 ou 2 fois par année ou moins d’une fois par année.

3.3 Déroulement

Une assistante de recherche ayant une formation de base en éducation et également formée à l’utilisation du scénario d’évaluation utilisé a rencontré les dyades mère-enfant une seule fois à leur domicile. Pour l’évaluation, les enfants devaient réaliser une tâche, soit la fabrication d’un livre, pendant que la mère remplissait les questionnaires. Le scénario d’évaluation des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit des enfants les amenait à produire un petit livre sur la maternelle. Ils étaient invités à raconter un événement s’étant passé à l’école ou à parler de leur jeu préféré. Le livre était constitué de dessins, d’orthographes spontanées et d’un collage sur le contenu d’un sac d’école. Pendant la création du livre, des activités touchant la conscience phonologique ont été réalisées. À noter que ces activités de conscience phonologique ne sont pas issues d’épreuves standardisées. Puis, les enfants présentaient leur livre, qu’ils ont conservé, à leur mère. Les assistantes avaient comme tâche, en plus d’animer le scénario d’évaluation, d’assurer un soutien à la mère pour la lecture ou la compréhension des énoncés des questionnaires.

3.4 Méthode d’analyse des données

L’utilisation d’un enregistrement vidéo des entrevues s’est avérée un outil précieux pour l’analyse. En effet, étant donné que plusieurs des éléments choisis dans l’outil Évaluation, intervention, suivi (Bricker et Dionne, 2006) pouvaient être évalués simultanément, il était parfois nécessaire de revenir à l’enregistrement vidéo. Cinq entrevues (10 % du total) ont été choisies au hasard afin d’être soumises à deux vérificateurs externes, et un degré d’accord de 84 % a été obtenu. Selon Van der Maren (1996), cette forme de triangulation augmente le niveau de validité interne de l’étude.

Les données ainsi recueillies auprès des mères et des enfants ont été analysées de manière quantitative. À partir des questionnaires sur la fréquence des pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères, deux scores ont été obtenus : la somme des éléments du questionnaire sur les pratiques liées à la lecture et la somme des éléments du questionnaire sur les pratiques liées à l’écriture. De plus un score composé de la somme de chacun des éléments de l’évaluation des habiletés a été ajouté pour les enfants.

Sur le plan de l’analyse statistique, nous avons utilisé des mesures descriptives, soit l’étude des moyennes et des écarts-types, des mesures d’association (chi-deux) et des comparaisons de moyenne (ANOVA avec le test de Bonferonni et corrélation de Spearman), pour identifier les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères les plus fréquentes et mettre en lien ces pratiques avec les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants. De plus, une régression linéaire multiple a été réalisée pour mesurer l’apport des pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères en ce qui a trait aux habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit des enfants.

3.5 Considérations éthiques

Afin d’offrir aux participants la possibilité d’un consentement libre et éclairé, nous avons remis aux parents une lettre explicative sur le projet. S’ils étaient intéressés, ils remplissaient un coupon-réponse sur lequel ils inscrivaient leurs coordonnées. Lorsqu’une assistante de recherche les contactait, elle leur présentait le projet plus en détail et insistait sur l’importance que la mère demande à l’enfant s’il voulait faire partie du projet. Une fois les consentements verbaux obtenus, un rendez-vous était pris et, lors de la visite à domicile, le formulaire de consentement était lu et rempli par la mère avec le soutien de l’assistante présente.

Le projet de recherche a été évalué et accepté par le comité d’éthique de la recherche Éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke. Plusieurs mesures ont été prises pour respecter la confidentialité et l’anonymat des familles : attribution de codes alphanumériques, modification de noms, de lieux ou d’événements et conservation des documents et des bandes vidéo dans un local pouvant être verrouillé.

4. Résultats

4.1 L’apport global des pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères en ce qui a trait aux habiletés des enfants

La première analyse effectuée vise l’examen, par une régression linéaire, d’une éventuelle relation entre les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères et le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants, mesuré à l’aide de l’outil Évaluation, intervention, suivi (Bricker et Dionne, 2006). Ainsi, une régression linéaire multiple a été réalisée où le score des enfants a été considéré comme variable dépendante (Tableau 1). Les analyses corrélationnelles préliminaires montrent que le score des habiletés des enfants est corrélé au score des pratiques maternelles liées à la lecture et, plus faiblement, à celui des pratiques des mères liées à l’écriture. Ce modèle de régression, qui inclut les pratiques liées à la lecture et à l’écriture, explique 29,6 % de la variance des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants. Par contre, la seule variable ayant une prédiction unique significative au modèle est celle composée des pratiques liées à la lecture (r2 = 0,309, ß = 0,589, < 0,001) ; la variable portant sur l’écriture ne l’étant pas. Puisque, dans la présente étude, nous examinons l’apport des pratiques des mères dans le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants, les pratiques liées à l’écriture ne seront pas prises en considération dans les analyses subséquentes. En effet, les pratiques liées à l’écriture ne semblent pas avoir un apport significatif sur ce plan. Cela ne signifie pas qu’elles n’ont pas d’influence, mais plutôt que nos outils ne nous permettent pas d’appréhender ce phénomène.

Tableau 1

L’apport des pratiques parentales d’éveil à la lecture et à l’écriture (ELE) au développement des habiletés des enfants

L’apport des pratiques parentales d’éveil à la lecture et à l’écriture (ELE) au développement des habiletés des enfants

* * * p < 0,001

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4.2 La mesure de la fréquence des pratiques maternelles d’éveil à la lecture

Le tableau 2 présente les fréquences, en pourcentage et en fréquence observée, de chacune des pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères selon les trois groupes mentionnés plus haut (régulièrement, à l’occasion et jamais). De cette mesure, il ressort que les cinq pratiques les plus fréquentes, celles pour lesquelles les mères ont indiqué qu’elles les faisaient régulièrement dans un plus grand nombre, sont 1) de mettre des livres à la portée de l’enfant (90,9 %) ; 2) de lire avec lui (61,8 %) ; 3) de chanter des comptines et des chansons (56,4 %) ; 4) de laisser l’enfant faire semblant de lire (50,0 %) ; et 5) de pointer ce qui est lu avec le doigt (49,1 %). Les pratiques les moins fréquentes, celles pour lesquelles les mères ont dit ne jamais les faire dans un plus grand nombre, sont 1) d’aller à la bibliothèque avec l’enfant (69,1 %) ; 2) de consulter un mode d’emploi ou les règles d’un jeu avec l’enfant (36,4 %) ; 3) de trouver des mots qui riment (38,9 %) ; 4) de trouver des mots qui commencent par le même son (33,3 %) ; et 5) de regarder des sites internet ou de jouer à des jeux éducatifs à l’ordinateur (30,9 %). En ce qui a trait à la faible fréquentation de la bibliothèque, ce résultat corrobore ce qui a été soulevé dans l’évaluation des impacts du Programme d’aide à l’éveil à la lecture et à l’écriture dans les milieux défavorisés (Myre-Bisaillon et al., 2010). De plus, le fait que les modes d’emploi et les règles de jeux soient des pratiques peu fréquentes nous amène à croire que les mères ne considèrent pas ces activités comme étant de la lecture. Enfin, les deux dernières pratiques, soit de trouver des mots qui se terminent ou qui commencent par le même son, sont spécifiques à la conscience phonologique et sont de l’ordre de l’enseignement d’habiletés.

4.3 Les relations entre la fréquence des pratiques maternelles d’éveil à la lecture et les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants

La régression multiple indiquant un lien fort entre les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères liées à la lecture et le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit, nous avons alors examiné si le score lié aux habiletés des enfants différait selon la fréquence, divisée en trois groupes (régulièrement, à l’occasion et jamais), des pratiques d’éveil. Des analyses de variance ont été effectuées afin d’identifier les pratiques d’éveil qui ont un effet sur les habiletés des enfants et les groupes ont été comparés a posteriori à l’aide du test de Bonferonni (Tableau 3). Les résultats obtenus par ces analyses indiquent que cinq pratiques d’éveil sur les 16 composant le questionnaire soulignent des différences significatives selon leur fréquence.

Tableau 2

Fréquence des pratiques parentales d’ d’éveil à la lecture et à l’écriture (ELE)

Fréquence des pratiques parentales d’ d’éveil à la lecture et à l’écriture (ELE)

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Ainsi, le niveau de maîtrise des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants présente des différences significatives selon la fréquence à laquelle la mère lit un livre à son enfant (F(2, 52) = 5, 11 ; < 0,01), soit régulièrement (X̄ = 66,97 ; é.t. = 8,0) ou à l’occasion (X̄ = 59,21 ; é.t. = 9,1). Cela implique que lorsque la mère lit une histoire au moins une fois par semaine, son enfant a un score plus élevé que celui auquel la mère lit une histoire de quelques fois par année à quelques fois par mois. Ensuite, poser des questions lors de la lecture d’un livre entraîne également des différences significatives (F(2, 52) = 6,53 ; < 0,01) selon que la fréquence est régulière (X̄ = 69,38 ; é.t. = 7,1) ou jamais (X̄ = 56,63 ; é.t. = 10,9) ; l’enfant dont la mère le fait de façon régulière a un score plus élevé que celui dont la mère le fait deux ou trois par année ou moins. De plus, la fréquence où la mère montre des logos et des symboles à son enfant influence le score lié aux habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit (F(2, 52) = 3, 76 ; < 0,05). Les différences sont notables pour l’enfant lorsque sa mère le fait régulièrement (X̄ = 71,14 ; é.t. = 10,2) et par rapport à celui dont la mère le fait rarement ou jamais (X̄ = 59,92 ; é.t. = 8,8). De plus, le score des enfants est plus élevé quand la mère trouve, avec son enfant, des mots qui riment (F(2, 51) = 13,62 ; p < 0,001) de façon régulière (X̄ = 74,25 ; é.t. = 7,8) que lorsque celle-ci ne le fait jamais (X̄ = 58,38 ; é.t. = 8,7). Il est également préférable pour l’enfant que la mère trouve des mots qui riment avec lui de façon occasionnelle, soit de quelques fois par année à quelques fois par mois (X̄ = 65,76 ; é.t. = 6,5) plutôt que de ne jamais le faire (X̄ = 58,38 ; é.t. = 8,7). Finalement, la fréquence à laquelle la mère consulte un mode d’emploi ou les règles d’un jeu avec son enfant (F(2, 52) = 6,56 ; = 0,01) révèle des différences significatives sur le score de l’enfant aux habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit : les enfants ont une meilleure préparation lorsque leur mère le fait occasionnellement (X̄ = 66,74 ; é.t. = 6,1) quand on les compare avec ceux dont la mère ne le fait jamais (X̄ = 58,75 ; é.t. = 9,8). Dans ce dernier cas, il n’y a pas de différence significative pour la préparation de l’enfant, que sa mère le fasse de façon régulière ou jamais. Cela nous mène à émettre l’hypothèse que la cause de cette absence de différence est de nature statistique, puisqu’il y a un écart entre les moyennes des deux groupes, mais que les écarts-types des moyennes sont également étendus. Ainsi, nous ne pouvons pas affirmer qu’il y a une différence entre ces deux groupes ou qu’il n’y en a pas.

Tableau 3

Comparaison des moyennes du score des habiletés des enfants selon la fréquence des pratiques parentales d’ELE

Comparaison des moyennes du score des habiletés des enfants selon la fréquence des pratiques parentales d’ELE

Note : r = taille de l’effet

* p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

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Les pratiques maternelles d’éveil à la lecture et à l’écriture qui influencent le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit des enfants ayant été identifiées, il devient utile d’examiner les corrélations existantes entre ces cinq pratiques et chacune des habiletés d’entrée dans l’écrit évaluées chez les enfants (Tableau 4). La pratique qui est en corrélation avec le plus grand nombre d’habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit est de trouver avec son enfant des mots qui riment. L’importance de cette pratique n’est pas étonnante, puisqu’il s’agit d’une habileté liée au développement de la conscience phonologique de l’enfant qui, elle, est reconnue comme un facteur de protection contre l’échec en lecture (NICHD national reading panel, 2000). Par ailleurs, les analyses des pratiques d’éveil des mères en termes de fréquence indiquent que lorsqu’elles trouvent avec leur enfant des mots qui riment, elles ont également des fréquences plus élevées pour ce qui est des autres pratiques d’éveil évaluées par le questionnaire. Ainsi, les mères ayant des pratiques relevant du développement de la conscience phonologique se soucient également du développement des autres habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit.

5. Discussion des résultats

Les résultats de cette étude mettent en lumière le rôle important que jouent les pratiques d’éveil des mères dans le développement des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit chez les enfants et, plus encore, permettent de cibler les pratiques qui semblent les plus prometteuses pour ces derniers. La première série d’analyses, soit les régressions, indique que l’apport des mères est capital, puisqu’il explique 32 % de la variance des habiletés des enfants. Toutefois, ce résultat est plus élevé que ce qui a été relevé dans les écrits scientifiques et peut s’expliquer lorsque l’on scrute attentivement les variables en jeu. En fait, les études consultées ont analysé l’apport de la fréquence de la lecture parent-enfant et l’enseignement d’habiletés par le parent, mais elles l’ont fait séparément. Ainsi, la lecture parent-enfant expliquerait 8 % (Bus et al., 1995) à 11 % (Parent et al., 2006) de la variance des habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit. D’un autre côté, l’enseignement d’habiletés par le parent expliquerait 12 % de la variance de la compétence à lire de l’enfant en 1re année (Sénéchal et Lefebvre, 2002). Nous émettons donc l’hypothèse que ce résultat élevé, 32 %, proviendrait du fait que les pratiques d’éveil composant la variable portent sur la lecture parent-enfant, de même que sur l’enseignement d’habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit. Cette hypothèse s’appuie également sur le fait que le scénario d’évaluation des enfants était peut-être d’une nature plus ludique et plus informelle que dans les recherches précédentes ; cette forme d’évaluation permettrait-elle de faire ressortir plus facilement les habiletés relatives à l’entrée dans l’écrit ?

Tableau 4

Corrélations de Spearman entre les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture (ELE) identifiées et les habiletés des enfants

Corrélations de Spearman entre les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture (ELE) identifiées et les habiletés des enfants

* p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; ***p < 0,001

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Ainsi, en lien avec les recherches antérieures (Bus et al., 1995 ; Parent et al., 2006 ; Sénéchal et Lefebvre, 2002), la lecture parent-enfant est importante, mais d’autres pratiques d’éveil le sont tout autant. D’ailleurs, parmi les pratiques des mères associées aux habiletés des enfants, consulter un mode d’emploi et les règles d’un jeu ou montrer des logos et autres symboles à son enfant peut s’inscrire dans la vie quotidienne des familles. Ce sont des pratiques qui exigent une forte contextualisation, donc qui relèvent de l’utilisation des écrits de l’environnement, et ce sont peut-être ces contextes qui sont garants de l’engagement des mères dans l’éveil à la lecture et à l’écriture chez leur enfant.

Par ailleurs, parmi les cinq pratiques d’éveil associées aux habiletés des enfants, trois font partie des pratiques les moins fréquentes (trouver des mots qui riment, consulter un mode d’emploi ou les règles d’un jeu et montrer des logos ou autres symboles). Ce phénomène indique donc l’importance de l’inclusion des pratiques dans la vie courante des familles, car celles-ci ont une influence notable sur la préparation à l’entrée dans l’écrit, bien que peu fréquentes. Il serait alors pertinent d’orienter les interventions réalisées auprès des mères et des familles autour des pratiques qui utilisent les écrits de l’environnement et qui s’ancrent dans le quotidien des familles plutôt que sur des habiletés spécifiques reliées au développement de la conscience phonologique ; du moins, comme point d’appui à l’intervention. Le point de mire ne doit plus être exclusivement la lecture parent-enfant, mais ce qui s’articule autour de cette histoire et dans le quotidien de la famille. Néanmoins, l’évaluation des impacts du Programme d’aide à l’éveil à la lecture et à l’écriture dans les milieux défavorisés souligne que, malgré le faible nombre d’interventions directes auprès des parents, les participants à cette étude ont mentionné qu’ils avaient augmenté la fréquence de ces trois pratiques, qui sont les moins fréquentes, à la suite de leur participation ou de la participation de leur enfant à des activités visant l’éveil à la lecture et à l’écriture (Myre-Bisaillon et al., 2010). Finalement, la lecture a une importance prépondérante dans la préparation à l’entrée dans l’écrit des enfants par rapport à l’écriture. Cela ne signifie pas que l’écriture ne joue pas un rôle de premier plan, mais plutôt que les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères sont congruentes avec la perception des familles et des organismes offrant des activités d’éveil à la lecture et à l’écriture, c’est-à-dire que l’éveil est lié à la lecture (Myre-Bisaillon et al., 2010). Puisque les pratiques d’éveil liées à l’écriture sont moins fréquentes que celles liées à la lecture, il va de soi qu’elles ont un moindre impact sur la préparation à l’entrée dans l’écrit. Il sera cependant nécessaire de s’intéresser davantage aux pratiques liées à l’écriture, étant donné les difficultés qu’éprouvent bon nombre d’élèves québécois dans le développement de cette compétence.

6. Conclusion

Cet article avait comme objectif de documenter l’apport des pratiques maternelles d’éveil à la lecture et à l’écriture dans la préparation à l’entrée dans l’écrit de leurs enfants, et les analyses réalisées font ressortir des constats importants pour les milieux de la recherche et de la pratique. Par contre, l’étude présente des limites, si bien qu’il est difficile de généraliser les résultats. L’utilisation de questionnaires auto-administrés indique ce que les mères croient faire et pas nécessairement ce qu’elles font réellement. De plus, le nombre de familles participant à l’étude permet de réaliser des analyses statistiques, mais sans pouvoir inférer des liens de causalité ; on ne peut que parler d’association et de corrélation.

Par conséquent, il serait pertinent, dans le cadre de recherches futures, d’évaluer un plus grand nombre de familles, mais aussi de varier les méthodes de recueil de données pour investiguer les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture qui sont mises de l’avant dans les familles pour mieux comprendre ce qu’elles font autour de la lecture, et surtout de l’écriture. On pourrait ainsi obtenir une forme de triangulation des sources de données. Finalement, il serait pertinent de suivre les enfants sur une plus longue période afin d’évaluer leur compétence à lire et à écrire à différents moments de leur scolarité et d’examiner les liens entre cette compétence et les pratiques d’éveil à la lecture et à l’écriture des mères.