Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Longtemps considérée comme une sous-littérature, en raison de sa tendance au formatage commercial, la littérature jeunesse s’est peu à peu trouvée légitimée, à la fois grâce aux chercheurs en éducation et aux chercheurs en études littéraires (Barnabé, 2012 ; Chouinard, 1996 ; Ferrier, 2009).

En France et au Québec, notamment, les programmes ministériels semblent avoir accompagné l’émergence de ce champ d’études (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001 ; ministère de l’Éducation nationale, 2002). Au Québec, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport y confirme la mission des enseignants comme passeurs culturels, selon la formule de Zakhartchouk (1999).

En littérature jeunesse, la production éditoriale est pléthorique, et nombreux sont les passeurs : des éditeurs, des auteurs, des illustrateurs, des critiques littéraires, des parents, des bibliothécaires, des didacticiens et des enseignants. Cependant, en raison de leur rôle primordial dans le passage, ces derniers, peu formés en la matière, se questionnent à propos du choix de l’oeuvre à mettre à l’étude (Fijalkow, 1999 ; Giasson et Saint-Laurent, 1999). C’est que ce choix dépend à la fois du jeune lecteur, de leur rôle de passeurs et des modalités de la médiation.

2. Contexte théorique

2.1 Le lecteur de littérature jeunesse

Outre son caractère commercial, ce qui fait la spécificité de la littérature jeunesse, c’est que son écriture est orientée vers son destinataire, un public en formation (Bruno, 2002). D’où le risque de formatage et d’affadissement des textes sous prétexte d’incompétence des lecteurs. On doit amener le sujet lecteur, généralement consommateur sériel, à fréquenter des textes résistants, c’est-à-dire qui présentent des défis de lecture (Tauveron, 2002).

2.2 Les oeuvres de littérature jeunesse

Globalement, les thèmes traités dans les romans et albums se caractérisent par leur appartenance à la catégorie socioréaliste (Lepage, 2000). En général, il est question, dans le désordre, de l’adolescence, de l’amitié, de l’amour, de la drogue, de l’école, de l’environnement, de la famille, des handicaps, de l’identité, de l’immigration, de la liberté, de la mort, du racisme, des technologies, de la violence, etc. (Noël-Gaudreault et Beaudry, 2009).

Divers produits culturels sont offerts aux jeunes lecteurs : comptines, romans, poésie, documentaires, bandes dessinées, albums d’images, abécédaires, manuels scolaires, contes, magazines, etc. Leur appartenance à la littérature pour la jeunesse entraîne l’utilisation normale de stéréotypes (Dufays, 1996). Cependant, pour accéder à une certaine littérarité et ainsi voir se distinguer son oeuvre comme oeuvre singulière ou originale, l’auteur d’une production pour les jeunes devra contester les frontières des genres littéraires en mêlant tradition et innovation (Martin et Martin, 2009 ; Tsimbidy, 2008), en métissant les genres (Sorin, 2006) ou en subvertissant les codes (Tauveron, 2002).

2.3 Les visées des passeurs de littérature jeunesse

Par ailleurs, entre l’intentionnalité et la littérarité (Prud’homme, 2007), l’oeuvre pour la jeunesse est lourde de toutes les fonctions qu’on lui assigne. Presque toujours, les ambitieuses intentions éducatives de la littérature jeunesse le disputent au plaisir de lire, si bien que les auteurs semblent tiraillés entre deux injonctions apparemment contradictoires : instruire ou amuser (Prince, 2010).

D’un point de vue socioaffectif, la littérature jeunesse doit faciliter la construction personnelle et sociale ; ou encore, tout simplement, aider l’enfant à vivre (Todorov, 2007).

D’un point de vue moral, les romans et albums proposent des schèmes de valeur, des modèles ou des anti-modèles de comportement : notamment, le droit à la différence, la lutte contre les inégalités, contre la violence et la discrimination (Pouliot, 1994). D’un point de vue culturel, comme reflet de la société postmoderne (Guillemette, 2009), et en tant qu’héritage des Classiques, elle viserait à transmettre un certain patrimoine national et international (Lepage, 2000). Elle inviterait également le jeune lecteur à partager avec ses pairs des références communes (Lecercle et Shusterman, 2002 ; Sauvaire, 2011 ; Zoughebi, 2002). D’un point de vue artistique, la littérature jeunesse a aussi pour fonction de contribuer à la formation du sens esthétique de ce lecteur (Nikolajeva, 2005). Enfin, d’un point de vue cognitif, les livres jeunesse constituent des instruments d’information et de réflexion qui peuvent avoir une influence positive sur la réussite scolaire de l’enfant/adolescent et sur sa créativité (Djikik, Oatley et Moldoveanu, 2013).

2.4 Le passage

Selon nous, trois impératifs se dégagent des tendances actuelles : 1) promouvoir la lecture littéraire qui prend en compte à la fois l’objet texte et le sujet lecteur (Rouxel et Langlade, 2004) ; 2) exploiter l’intertextualité, un incontournable, dans la mesure où cette caractéristique renvoie à l’acte même d’écriture (Biagioli, 2006 ; L’Heureux, 2009) ; 3) accorder à l’interprétation une place aussi importante qu’à la compréhension.

Par-delà ces principes directeurs, de nombreux chercheurs continuent de réfléchir, en théorie ou sur le terrain, au choix des stratégies didactiques, des activités et des outils. Ainsi, Devanne (2006) montre l’importance, dès la petite section de maternelle, des environnements culturels de qualité sous la forme d’espaces-livres, d’audition d’histoires, de feuilletages, de présentations, de confrontations, de tris d’albums, etc.

À propos des stratégies didactiques pertinentes pour transmettre le goût de lire, et donner à l’élève les moyens de rendre compte de sa compréhension, de son interprétation, de ses réactions et de son appréciation des oeuvres lues, voici celles qui sont mises de l’avant dans les recherches : le cercle de lecture (Hébert, 2003), le journal dialogué (Lebrun, 1996), la lecture en réseaux (Tauveron, 2002), le défi-lecture (Marga et Méron, 2003), l’animation en lecture (Poslaniec et Houyel, 2000), la lecture à voix haute (Teale et Martinez, 1996), le débat interprétatif (Burgos, 1996) et la dictée à l’adulte (Lentin, 1990).

Comme les connaissances sur la nature et l’impact des pratiques effectives menées en classe à partir de la littérature de jeunesse sont encore relativement peu explorées (Pasa, Ragano et Fijalkow, 2006), nous espérons que le contenu de ce numéro pourra faire avancer la réflexion.

3. Contenu du numéro thématique

En ce qui concerne le lecteur, les articles présentés ici couvrent tous les âges : de la petite enfance à l’université. À une exception près, les contributions privilégient l’album, sans doute en raison de sa brièveté (on peut le lire en classe), et aussi parce que les interactions texte-image posent des problèmes de compréhension. Même s’il est question, à l’occasion, des auteurs de littérature jeunesse, les passeurs principaux sont les enseignants, et diverses modalités sont exploitées pour le passage ou la passation.

Par le biais d’une analyse de contenu, Hétier s’interroge sur les caractéristiques des albums du corpus choisi, qui problématisent des thèmes existentiels comme la mort, la séparation, l’absence de sens, la liberté… L’auteur énonce une série de conditions favorables à cette exploitation de l’oeuvre. Selon lui, face à la complexité du monde, les albums doivent non seulement offrir à la petite enfance des réponses, mais aussi permettre, le cas échéant, aux jeunes lecteurs de trouver par eux-mêmes des solutions.

Dans la même veine, mais avec des élèves du primaire, Champagne-Vergez examine les transactions langagières et, notamment, les reprises discursives lors de débats interprétatifs dont elle a recueilli trois corpus. À travers le concept vygotskien de technique sociale des sentiments, l’auteure recherche des indices d’élaboration de savoirs et de valeurs associées aux émotions esthétiques, morales et humaines. Elle met en relief le rôle de l’enseignant qui guide, sans la diriger, la circulation de la parole.

À partir du débat interprétatif, Chirouter traite de la philosophie pour enfants à travers l’album jeunesse. Dans le cadre d’une recherche-action, entre littérature et philosophie, elle a suivi les mêmes élèves de deux écoles primaires pendant trois ans. L’auteure analyse une séance de travail en classe sur un album, en détaillant les processus de médiation des pairs et de l’enseignante, qui vont contribuer à construire l’apprentissage précoce du philosopher.

Hébert décrit la progression de la compétence à lire, à commenter et à discuter un même roman en 6e année primaire, en 2e et 4e année du secondaire. Ses résultats portent sur trois volets : 1) les modes de lecture et les types de sujets développés dans les journaux et cercles de lecture des élèves ; 2) le degré d’élaboration de la pensée des participants ou de leurs commentaires ; 3) leurs façons de discuter, incluant le souci de la langue ainsi que les modes de collaboration.

Le Guirinec montre l’intérêt d’un dispositif didactique destiné à favo- riser l’entrée précoce de l’enfant dans l’écrit et à contrer l’illettrisme. Il s’agit du contrat-lecture en maternelle, qui s’avère d’autant plus productif qu’il fait appel à une pluralité de passeurs : les parents qui lisent l’album à leur enfant ; l’enseignant qui lit, raconte ou montre l’histoire à ce dernier ; l’enfant lui-même qui la raconte à ses pairs, sans parler de l’auteur, de l’illustrateur et même de l’éditeur.

Quant à Dupin de Saint-André, Montésinos-Gelet et Morin, elles présentent une recherche collaborative de type microdescriptif. Des observations réalisées en classe ont permis de comparer les pratiques d’enseignantes expertes formées à la lecture à voix haute pour travailler les inférences au préscolaire, et d’enseignantes expertes, non formées. Il en ressort que les secondes transmettent souvent leur compréhension des éléments implicites du texte plutôt que d’amener les élèves à élaborer la leur.

Enfin, Camenish examine les interactions possibles entre littérature et mathématiques par le biais des livres à compter. À la suite de trois analyses successives d’une trentaine d’albums, l’auteure en présente une classification dans la perspective d’apprentissages disciplinaires des structures mathématiques et narratives sous-jacentes. L’article se termine sur des propositions de dispositifs didactiques, parmi lesquels la mise en réseaux, pour travailler l’implicite et l’interprétation en classe.

Bonne(s) lecture(s) !