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1. Introduction et problématique

L’écrit fait partie intégrante de l’environnement de l’enfant bien avant que celui-ci ne reçoive un enseignement formel de la lecture et de l’écriture. En raison de ses contacts fréquents avec cet objet dans son environnement familial ou ailleurs, l’enfant développe son intérêt pour l’écrit, se questionne sur son utilité et sur son fonctionnement (Montésinos-Gelet, 2001). Ainsi, il se situe dans une période d’appropriation de l’écrit, c’est-à-dire qu’il réalise des apprentissages en lien avec la lecture et l’écriture à travers les contacts qu’il a, dans son environnement, avec l’écrit (Besse, 1995). Certaines pratiques au préscolaire guident les élèves dans cette appropriation. Pour soutenir le développement des habiletés en lecture, il s’agit de préparer les élèves au décodage et à la reconnaissance de mots − habiletés examinées dans de nombreuses recherches (Fayol, 2002) − et de travailler la compréhension − habileté moins étudiée (Kintsch, 2004 ; Oakhill et Cain, 2004). Outre son caractère ludique, la lecture à haute voix constitue une pratique féconde pour développer les habiletés de compréhension des élèves (Dickinson et Smith, 1994).

Comprendre un texte requiert la mise en oeuvre d’une variété d’habiletés et de processus, ce qui fait que les difficultés de compréhension peuvent être de différentes natures (Oakhill et Cain, 2004) ; beaucoup d’entre elles sont notamment relatives au processus inférentiel (Golder et Gaonac’h, 2004). Ces difficultés découleraient, en partie, des pratiques d’enseignement : apprentissage tardif de la nécessité de faire des inférences en lecture et peu de travail en classe sur ces dernières (Lafontaine, 1997 ; Tauveron, 2002). Bien que plusieurs chercheuses relèvent la nécessité de travailler les inférences dès le préscolaire lors des lectures à haute voix (Lafontaine, 2003 ; Tauveron, 1999 ; Van Kleeck, 2008), seuls quelques rares travaux s’y intéressent (Makdissi, Boisclair, Blais-Bergeron, Sanchez et Darveau, 2010 ; Pulido, Iralde, et Weil-Barais, 2004). Par conséquent, il existe peu, à notre connaissance, d’indications détaillées quant à la façon dont ce travail peut être conduit avec les élèves (Dupin de Saint-André, Montésinos-Gelet et Morin, 2007). Pourtant, les enseignants pourraient bénéficier de recommandations à ce sujet, car ils sont encore trop peu enclins à travailler les inférences lors de leurs lectures (Maisonneuve, 2010). Ainsi, dans cette étude, nous nous intéresserons à la façon dont les enseignants travaillent la compréhension inférentielle lors de leurs lectures à haute voix.

Les recherches décrivant les pratiques des enseignants semblent négligées en didactique du français ; pourtant, pour transmettre les savoir-faire aux enseignants novices, la description des pratiques d’enseignants expérimentés est à privilégier (Goigoux, 2001). Dans les études sur la lecture à haute voix, les chercheurs s’intéressent le plus souvent aux interactions entre les élèves et les enseignants. Nous avons plutôt choisi d’axer notre analyse sur les interventions des enseignants afin de décrire des pratiques exemplaires pour travailler les inférences. Ainsi, nous nous sommes concentrées sur les pratiques effectives d’enseignants experts en cherchant à répondre à la question suivante : Quelles sont les interventions mises en oeuvre, lors des lectures à haute voix, par des enseignants experts de préscolaire qui ont comme objectif de travailler la compréhension inférentielle et par des enseignants experts qui n’ont pas cet objectif ?

2. Contexte théorique

Dans cette section, nous présenterons, à travers des recherches, les inférences et leur importance au sein de la compréhension en lecture ainsi que les pratiques de lecture à haute voix et leurs effets sur les habiletés de compréhension des élèves.

2.1 La compréhension en lecture et les inférences

La compréhension en lecture peut se définir comme le processus consistant simultanément à extraire et à construire le sens à travers l’interaction avec le langage écrit (traduction libre de Reading study group, 2004, p. 720). Cinq types de processus ont lieu simultanément pour comprendre un texte : les microprocessus, les processus d’intégration, les macroprocessus, les processus d’élaboration et les processus métacognitifs : voir Irwin (1986) pour une description exhaustive de ceux-ci. Au préscolaire, les élèves ne lisent généralement pas de façon autonome. Ils doivent le plus souvent comprendre un texte oralisé par l’adulte ; cette compréhension implique des processus semblables à ceux mis en jeu lors de la compréhension en lecture (Fayol, 1996). Plus précisément, comprendre un texte demande de considérer les informations fournies par celui-ci et de les compléter par les informations inférées, c’est-à-dire des éléments non présents dans le texte (Denhière et Baudet, 1992). Les inférences relèvent des processus d’intégration et d’élaboration et occupent, de ce fait, une place essentielle au sein de la compréhension en lecture. En effet, les inférences permettent non seulement d’établir une cohérence locale et globale dans le texte, mais aussi de dépasser le sens du texte par, notamment, l’élaboration de prédictions (Cain, 2010 ; Irwin, 1986). Il existe différents types d’inférences et de multiples classifications de celles-ci (Denhière et Baudet, 1992 ; Kispal, 2008). Le tableau 1 présente une classification des inférences.

Les élèves éprouvent des difficultés à faire des inférences (Golder et Gaonac’h, 2004). Or, comme certains types d’inférences sont nécessaires à la compréhension, ces difficultés viennent entraver leur compréhension. Dans une de leurs études (n = 80), Cain et Oakhill (1999) ont d’ailleurs relevé qu’une mauvaise compréhension résulterait, en partie, de la difficulté des élèves à réaliser des inférences. Une enquête belge, d’une importance plus grande encore (n = 2472), a également permis de montrer qu’au début du secondaire, les élèves sont peu capables de faire, seuls, des inférences simples (Lafontaine, 1997). Les élèves vivant des difficultés en lecture semblent avoir une représentation erronée de l’acte de lire : ils pensent que lire chaque mot d’un texte est suffisant pour le comprendre (Goigoux, 1998). Ainsi, ils n’auraient pas conscience de la nécessité de faire des inférences lors de la lecture, c’est-à-dire d’être actif dans la construction du sens. Selon Tauveron (2002), cette représentation erronée pourrait être liée à certaines pratiques d’enseignement de la lecture axées sur la compréhension littérale et l’identification des mots. De plus, les difficultés à faire des inférences pourraient s’expliquer par l’apprentissage tardif que lire nécessite de faire des inférences et le manque d’entraînement à le faire (Giasson, 2011). Pourtant, bien que l’habileté des élèves à faire des inférences s’améliore avec l’âge (Oakhill et Cain, 2004), ceux du préscolaire sont capables d’en faire (Makdissi, 2004) et peuvent y être entraînés (Bianco, Pellenq et Coda, 2004). La lecture à haute voix est une activité propice à ce type de travail.

Tableau 1

Classification des types d’inférences (adaptée de Bianco et Coda, 2002)

Classification des types d’inférences (adaptée de Bianco et Coda, 2002)

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2.2 La lecture à haute voix

Les contributions des nombreuses recherches sur les pratiques de lecture à haute voix sont présentées selon trois axes : la description des pratiques, les apports de ces pratiques et l’identification des interventions les plus propices au développement des habiletés des élèves.

2.2.1 La description des pratiques de lecture à haute voix

La description de ces pratiques est ici répartie en deux groupes selon leur grain d’analyse : les macrodescriptions et les microdescriptions.

Des recherches macrodescriptives, nous retenons celles sur la fréquence et la durée des lectures à haute voix au préscolaire. D’après des enquêtes québécoise, française et américaine, cette pratique semble fréquente : les enseignants déclarent lire entre une et cinq fois par semaine à leurs élèves, la majorité en moyenne pendant cinq à dix minutes (Dickinson, 2001 ; Giasson et Saint-Laurent, 1999 ; Grossmann, 2000 ; Jacobs, Morrison et Swinyard 2000).

Nous présentons plus en détail les résultats des recherches microdescriptives, qui étudient les interventions des enseignants, car notre recherche est de ce type. Ainsi, Martinez et Teale (1993) ont étudié les pratiques de lecture à haute voix de six enseignantes de maternelle en les observant à quatre reprises. Au cours des quatre lectures, chaque enseignante adopte un style relativement constant, caractérisé par trois aspects : les parties de l’histoire étudiées dans les discussions, la nature des informations discutées (explicites, implicites) et les stratégies de l’enseignante (par exemple : donner des explications, inciter les élèves à partager leurs idées).

De leur côté, Dickinson et Smith (1994), dans une recherche menée auprès de 25 enseignants du préscolaire, ont relevé trois styles de lecture à haute voix qui diffèrent selon trois éléments : le moment des discussions (avant, pendant ou après la lecture), la nature des demandes (par exemple : question, réponse) et leur contenu spécifique (cognitivement stimulantes, demandes cognitives faibles ou gestion).

Quant à Beck et McKeown (2001), elles ont relevé, lors d’observations (non dénombrées) en maternelle et en première année, les interventions les plus fréquentes au cours des lectures à haute voix. Selon elles, les deux types d’interventions prédominants (clarifications du sens de mots et questions factuelles) n’aident pas les élèves à développer leur compréhension de l’histoire. Dans le même sens, Dickinson, McCabe, et Anastasopoulos (2002) ont remarqué, lors d’observations en maternelle, 3 ans (n = 49) et 4 ans (n = 79), que la majorité des interventions n’étaient pas cognitivement stimulantes pour les élèves (par exemple : organisation de la séance, répétition d’extraits en choeur).

En résumé, il existe différentes approches en styles de lecture à haute voix, caractérisées par des interventions spécifiques. Pour faire une description détaillée de nos observations en classe, nous avons considéré l’ensemble de ces interventions relevées par les chercheurs.

2.2.2 Les apports de la lecture à haute voix

La lecture à haute voix comporte de nombreux avantages pour le développement des habiletés des élèves : effet à long terme sur le développement des habiletés de compréhension en situation d’écoute d’un texte oralisé (Dickinson et Smith, 1994) et en lecture autonome en 1re année (Rosenhouse, Feitelson, Kita et Goldstein, 1997) ; facilitation de l’acquisition de nouveaux mots de vocabulaire (Elley, 1989) ; sensibilisation à la structure d’une histoire (Teale et Martinez, 1996) ; contact avec le langage écrit et ses différentes caractéristiques (Garton et Pratt, 2004). Toutefois, la lecture à haute voix n’améliore pas spontanément les habiletés des élèves relatives à l’écrit ; la qualité des interventions aurait davantage un effet sur ces habiletés que la lecture prise isolément (Meyer, Wardrop, Stahl et Linn, 1994). Cette constatation nous conduit à décrire les interventions propices au développement des habiletés des élèves lors des lectures à haute voix.

2.2.3 Les interventions à privilégier lors des lectures à haute voix

Avant la lecture 

À partir de l’observation d’enseignants du préscolaire (n = 25), Dickinson et Smith (1994) ont noté qu’il importe de présenter une intention de lecture aux élèves. Cette dernière consiste à attribuer un but à la lecture (par exemple : se divertir, s’informer) et oriente alors la lecture en offrant une perspective commune pour celle-ci. De plus, pour développer la compréhension, la lecture devrait être précédée d’une discussion autour des connaissances et des expériences des élèves sur le thème du livre ainsi que de prédictions à partir de la première de couverture (Levesque, 1989). Tauveron (2002) précise néanmoins que les prédictions ne représentent un intérêt pour la compréhension que si elles sont ensuite évaluées lors de la lecture.

Pendant et après la lecture

Selon Dickinson et Smith (1994), les discussions de nature analytique, qui permettent une réflexion sur l’histoire et sur la langue, sont celles qui favorisent le développement du vocabulaire et de la compréhension des élèves. Plus spécifiquement, le contenu de ces discussions portait sur l’analyse des personnages et des événements, […] le rappel de passages longs extraits de l’histoire, les liens entre le lecteur et le texte, la prédiction et le vocabulaire (traduction libre de Dickinson et Smith, 1994, p. 121). Similairement, Teale et Martinez (1996) ont soulevé, dans une étude de cas (n = 6), la nécessité, pour les élèves, de discuter des idées principales.

Beck et McKeown (2001) précisent les types de questions à privilégier dans leur approche Text Talk, qui vise à augmenter l’efficacité de la lecture à voix haute pour développer la compréhension des élèves. Les questions doivent être ouvertes, afin de faire réfléchir les élèves sur l’oeuvre, et accompagnées de questions de relance, pour qu’ils expliquent et clarifient leurs idées (McKeown et Beck, 2006). Enfin, afin de soutenir le développement des stratégies de compréhension des élèves, plusieurs chercheuses proposent de travailler la compréhension inférentielle, même avec de très jeunes lecteurs (Lafontaine, 2003 ; Tauveron, 1999 ; Van Kleeck, 2008). De façon plus précise, Makdissi et ses collaborateurs (2010) suggèrent de faire des lectures interactives comportant des questions pour amener les élèves à construire, par des discussions, des inférences causales, lexicales et anaphoriques. Par contre, parmi les recherches consultées, nous n’avons pas relevé de description détaillée de la mise en oeuvre de telles lectures à haute voix en classe et des interventions privilégiées par les enseignants lors de ces lectures.

Comme plusieurs chercheurs recommandent de travailler les inférences lors des lectures à haute voix au préscolaire (Lafontaine, 2003 ; Makdissi et al., 2010 ; Tauveron, 1999 ; van Kleeck, 2008), nous avons formé des enseignantes à le faire et avons étudié leurs pratiques. Pour pouvoir isoler les répercussions de cette formation, nous avons comparé leurs pratiques à celles d’enseignantes non formées. La nécessité de mener une telle recherche qualitative a été soulevée par Scheiner et Gorsetman (2009). Notre objectif spécifique est donc de décrire et de comparer les interventions mises en oeuvre lors des lectures à haute voix, par des enseignantes expertes du préscolaire qui ont pour but de travailler la compréhension inférentielle et par des enseignantes expertes qui n’ont pas ce but.

3. Méthodologie

De façon à étudier les pratiques enseignantes tout en les transformant, nous avons retenu une approche méthodologique à visée pratique : la recherche collaborative. En effet, celle-ci nous permet de jumeler notre expertise théorique sur la lecture à haute voix et les inférences avec l’expertise pratique des enseignantes.

3.1 Sujets

Pour décrire des pratiques exemplaires, nous avons mené notre recherche collaborative avec six enseignantes expertes. Leur expertise repose sur différents critères : haut degré de réflexivité (Perrenoud, 2003), connaissance étendue de la littérature de jeunesse (Morrow et Gambrell 2002) et investissement dans une formation continue relative à l’enseignement de la littératie (Taylor, Pressley et Pearson, 2000). Pour la sélection de ces enseignantes, nous avons suivi les recommandations de trois professeures d’université et d’une chargée de cours spécialistes en littérature de jeunesse. Ensuite, une entrevue a permis de confirmer notre choix. Les six enseignantes ainsi sélectionnées oeuvraient dans six commissions scolaires différentes du Québec.

3.2 Instrumentation

Pour confirmer notre sélection, nous avons créé un guide d’entretien, en nous basant sur le questionnaire utilisé par Grossmann (2000) dans une enquête sur les pratiques de lecture de l’enseignant en maternelle. Ce questionnaire permettait de décrire différentes sphères des pratiques de lecture à haute voix : les livres dans l’environnement de la classe, le déroulement des lectures en classe et les aides à la compréhension employées par l’enseignant. Nous avons conservé cette structure en modifiant, néanmoins, les questions fermées en questions ouvertes de façon à accéder à une description précise des pratiques. De plus, nous avons ajouté à cette structure des parties sur la connaissance de la littérature de jeunesse et sur l’investissement dans la formation continue.

De façon à uniformiser la description des pratiques hebdomadaires de lecture à haute voix, nous avons fourni aux enseignantes une grille de description de leurs pratiques selon les critères suivants : nombre de livres lus, durée des lectures, oeuvres lues, objectif de la lecture, moment et thème général des discussions, interventions effectuées et retour sur leurs pratiques. Cette grille était accompagnée d’un référentiel d’interventions.

3.3 Déroulement

À l’issue des entrevues de confirmation de sélection, toutes les enseignantes ont été retenues. Les six enseignantes ont ensuite été réparties en deux groupes. D’une part, un groupe de quatre enseignantes à qui nous avons proposé de travailler, pendant neuf semaines, les inférences lors des lectures à haute voix. Celles-ci ont reçu, au préalable, une formation d’une journée qui comprenait deux volets : un volet théorique sur la lecture à haute voix (son déroulement, les interventions recommandées dans les recherches), la compréhension en lecture et les inférences (types d’inférences, questions pour les travailler), et un volet pratique, consistant en une mise en application de ces principes théoriques à travers l’exploration de quatre albums de littérature jeunesse. Au cours de cette mise en application, les enseignantes ont lu les albums, relevé les inférences à travailler avec leurs élèves et élaboré des questions dans ce but. D’autre part, un groupe de deux enseignantes devait, pendant la même période, continuer à lire à haute voix sans modifier leurs pratiques. Notre objectif de recherche leur était inconnu et aucune formation ne leur a été donnée. Cependant, elles ont suivi le volet théorique de cette formation une fois la recherche terminée.

Au cours de ces 9 semaines, nous avons observé et filmé chaque enseignante à quatre reprises lors de la lecture d’un album. L’album de littérature jeunesse se définit comme un ouvrage alliant texte et image dans une relation d’interdépendance, mais l’image y est prépondérante (Boutevin et Richard-Principalli, 2008, p. 24). Nous l’avons choisi, car c’est le type de livre le plus employé au préscolaire pour les lectures à haute voix (Jacobs et al., 2000). Afin de pouvoir comparer nos observations, nous avons fourni aux enseignantes quatre albums propices au travail sur les inférences (Le jeune loup qui n’avait pas de nom, de Mourlevat et Bénazet, 1998 ; Deux grenouilles, de Wormell, 2003 ; Coyote mauve, de Cornette et Rochette, 1997 et Yakouba de Dedieu, 1994). Pour une présentation complète de ces albums, voir le tableau 9, et pour connaître leur pertinence pour travailler les inférences, consulter Dupin de Saint-André (2011). Le reste du temps, le choix des oeuvres incombait aux enseignantes.

Chaque semaine, les enseignantes remplissaient la grille de description de leurs pratiques. La grille servait ensuite de base à un entretien téléphonique hebdomadaire, lors duquel chaque enseignante nous décrivait ses pratiques. Les données issues de ces entretiens téléphoniques, qui ne seront pas analysées dans cet article, visaient à dresser un portrait le plus complet possible des pratiques des enseignantes.

3.4 Méthode d’analyse des résultats

À partir des enregistrements vidéo, les 24 observations des enseignantes ont été retranscrites sous la forme de verbatim, c’est-à-dire de textes comportant les dires et les actions des enseignantes et des élèves. Ensuite, une analyse de contenu a été effectuée à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives QDA-Miner. En nous basant sur les travaux de Dickinson et Smith (1994) et Teale et Martinez (1996), chaque intervention des enseignantes a été codée selon plusieurs dimensions : moment de l’intervention (avant, pendant ou après la lecture), nature de chaque intervention (demande de l’enseignante, apport d’informations), contenu spécifique de l’intervention (par exemple : information explicite dans le texte, inférence causale…).

L’ensemble des interventions d’une enseignante et les réponses des élèves qui portaient sur un même contenu (par exemple, la même inférence causale) ont été ensuite regroupées sous la forme d’une unité. Le tableau 2 présente les cinq types d’unités utilisés dans le codage et leur définition. Ces unités nous ont permis d’établir le lien suivant avec les interventions recommandées par Dickinson et Smith (1994). Pour distinguer les discussions analytiques sur l’histoire et sur la langue de celles portant sur des détails, nous avons relevé les unités qui concernaient des événements importants dans l’histoire ou le lexique (unité d’élaboration du sens, unité survolée et unité avortée ; voir tableau 2) et les avons comparées aux unités détail. Les unités de transmission n’ont pas été considérées à cet effet puisque, lorsque l’enseignante transmet majoritairement des informations aux élèves, le sens n’est pas co-élaboré par ces derniers. Enfin, nous avons analysé l’efficacité des interventions pour la co-construction du sens en opposant les unités d’élaboration du sens à celles qui n’ont pu être menées à bien (unités survolées et unités avortées). Des exemples de chaque type d’unités seront fournis dans la partie sur les résultats.

Tableau 2

Les cinq types d’unités et leur définition (inspiré de la notion de Aborted question de Nystrand, 2004, p. 22)

Les cinq types d’unités et leur définition (inspiré de la notion de Aborted question de Nystrand, 2004, p. 22)

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Au fil du codage, certains codes ont été ajoutés tandis que d’autres se sont avérés inutiles. Afin de limiter le biais lié à la subjectivité du chercheur et d’assurer la fiabilité du codage, nous avons procédé à un codage multiple (Miles et Huberman, 2003). Une autre chercheuse a contre-codé quatre des observations en utilisant la même grille d’analyse. Le contre-codage a été considéré comme fiable, car notre pourcentage de fiabilité (79,9 %) dépassait le seuil de 70 % (Miles et Huberman, 2003). En vue de répondre à notre objectif de recherche, nous avons étudié, à partir de ces données, d’une part, le style de lecture à haute voix de chaque enseignante et, d’autre part, sa façon de travailler les inférences lors des lectures. Le style de chaque enseignante a été caractérisé selon les éléments suivants : durée des lectures, répartition des discussions (avant, pendant et après la lecture), contenu et nature des interventions et efficacité des interventions pour la co- élaboration du sens. Pour décrire et comparer la façon dont les enseignantes abordaient les inférences, nous avons considéré trois aspects : types d’inférences travaillées (nécessaires et optionnelles à la compréhension), nature des interventions (apport d’informations ou questionnement) et efficacité des interventions sur les inférences pour la co-construction du sens.

3.5 Les considérations éthiques

Le comité d’éthique de la recherche de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal a délivré un certificat d’éthique pour cette recherche. De façon à assurer la confidentialité des élèves et des enseignantes, l’une des chercheuses a attribué à chacun d’eux un numéro de façon à identifier les documents le concernant. Une fois les données de recherche compilées, seuls les numéros ont été conservés. Comme notre recherche comportait deux groupes de sujets (les enseignantes et leurs élèves), nous avons obtenu un consentement écrit de la part de ces deux groupes. Étant donné que les élèves étaient d’âge préscolaire, c’est auprès de leurs parents que nous avons obtenu le consentement. Les enseignantes et les parents de ces élèves ont reçu une lettre dans laquelle ils étaient informés des objectifs de la recherche, des étapes auxquelles les enseignantes et les élèves devraient participer, de la façon dont la confidentialité serait assurée, des avantages et des inconvénients de cette recherche et de leur droit de retrait. Enfin, les enseignantes ont été informées des résultats de la recherche par courriel.

4. Présentation des résultats

Dans cette partie, nous présentons nos résultats selon quatre axes : 1) le style de lecture à haute voix des six enseignantes ; 2) le contenu des interventions sur les inférences ; 3) les types d’interventions sur les inférences ; 4) l’efficacité des interventions sur les inférences pour la co-construction du sens. Des exemples tirés de la lecture de l’album Yakouba dans les six classes étayeront nos propos. Il est à noter que le nombre d’interventions indique toujours le total d’interventions pour les quatre lectures.

4.1 Description du style de lecture à haute voix des six enseignantes

4.1.1 Durée des lectures

Les enseignantes 1 et 3 effectuent des lectures très longues (plus de 40 minutes en moyenne). Les enseignantes 2, 4 et 6 font des lectures longues (30 minutes en moyenne). Seules celles de l’enseignante 5 sont plus courtes (20 minutes en moyenne).

4.1.2 Interventions avant la lecture

L’organisation du temps de lecture varie selon les enseignantes. Les enseignantes 2, 3, 4 et 5 consacrent peu de temps aux discussions avant la lecture (entre 10 % et 14 % du temps). Ces discussions rapides portent sur le thème (entre 4 et 8 interventions) et sur des prédictions (entre 4 et 11 interventions). Seule l’enseignante 5 amène fréquemment ses élèves à établir des prédictions (20 interventions). Les enseignantes 1 et 6 allouent davantage de temps (environ 20 %) à des discussions avant la lecture, principalement sur le thème de la lecture (respectivement 30 et 21 interventions) − afin d’activer les connaissances antérieures des élèves − et sur des prédictions (10 interventions). Avant la lecture, toutes les enseignantes analysent des éléments du paratexte (première et quatrième de couverture, pages de garde, page titre, nom de l’auteur, de l’illustrateur, du traducteur et de la maison d’édition, dédicace, résumé et titre) avec les élèves, dans une proportion cependant très différente : beaucoup d’interventions pour les enseignantes 1, 3 et 4 (entre 48 et 93) et moins pour les enseignantes 2, 5 et 6 (entre 10 et 28).

4.1.3 Interventions pendant et après la lecture

Pour toutes les enseignantes, la plupart des interventions prennent place pendant la lecture ; peu de temps (entre 6 et 16 % en moyenne) est accordé aux discussions après la lecture. Au cours de la lecture, toutes les enseignantes, excepté l’enseignante 5 (9 interventions), amènent fréquemment leurs élèves à établir des prédictions (entre 41 et 69 interventions). Toutefois, seul un très faible pourcentage (entre 0 et 10 %) des prédictions sont ensuite vérifiées. Toutes les enseignantes, excepté l’enseignante 2 (6 interventions), sollicitent souvent les élèves pour qu’ils établissent des liens entre leurs expériences et le texte (entre 19 et 31 interventions). Toutes travaillent également à maintes reprises les inférences (entre 151 et 354 interventions). De plus, vu leur nombre restreint d’unités détail (entre 4 et 23 %), nous pouvons considérer qu’elles animent de nombreuses discussions analytiques sur l’histoire et sur la langue.

Les enseignantes formées se distinguent des non-formées par le type d’interventions préconisées. En effet, celles formées apportent peu d’informations aux élèves (environ 10 % des interventions) et préfèrent les questionner (entre 33 et 42 % des interventions). Ces questions, majoritairement ouvertes ou de relance (entre 84 % et 95 %), visent à amener les élèves à élaborer le sens du texte. Ainsi, ces enseignantes transmettent peu d’informations (entre 6 % et 8 % d’unités de transmission), contrairement aux enseignantes non formées (enseignantes 5 et 6 : respectivement 44 % et 21 % d’unités de transmission). Signalons que si les enseignantes 1, 2 et 3, formées, sont particulièrement efficaces pour la co-élaboration du sens (entre 58 % et 68 % d’unités d’élaboration du sens), les autres le sont moins (entre 25 % et 31 %). Finalement, les enseignantes 1, 2 et 3 font très peu d’interventions de gestion (entre 2 % et 5 % de leurs interventions), contrairement aux autres (entre 7 % et 11 %).

4.2 Le contenu des interventions sur les inférences

Toutes les enseignantes travaillent tous les types d’inférences, mais dans des proportions différentes (voir la figure 1).

Figure 1

Nombre d’interventions se rapportant aux différents types d’inférences au cours des 4 lectures

Nombre d’interventions se rapportant aux différents types d’inférences au cours des 4 lectures

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Les enseignantes 2 et 3, qui travaillent le plus les inférences nécessaires à la compréhension, se différencient notamment des autres enseignantes en abordant souvent des inférences anaphoriques (respectivement 20 et 16 interventions). Ce type d’inférence est rarement traité au préscolaire en raison de sa complexité. L’enseignante 3 est également celle qui aborde le plus les inférences lexicales, avec plus du double d’interventions (124) que les enseignantes 1, 2, 4 et 5. Similairement, l’enseignante 6 travaille beaucoup les inférences lexicales (83 interventions). Enfin, le nombre d’inférences causales, éléments clés de la compréhension, est comparable pour toutes les enseignantes (entre 35 et 54 interventions), sauf pour l’enseignante 6 (10 interventions).

Mentionnons enfin que, parmi les inférences optionnelles, les enseignantes travaillent souvent les inférences prédictives (entre 46 et 75 interventions), excepté l’enseignante 5 (21 interventions). Seule l’enseignante 3 aborde fréquemment les inférences pragmatiques (32 interventions), contrairement aux autres (entre 0 et 8 interventions).

Parmi les inférences nécessaires ou optionnelles selon le contexte, nous ne considérerons que les inférences de sentiment-attitude et les inférences logiques, car les autres n’ont été travaillées que sporadiquement. Toutes les enseignantes font réfléchir les élèves sur les sentiments des personnages (entre 14 et 19 interventions), sauf l’enseignante 6 (2 interventions). Quant aux inférences logiques, les enseignantes 2 et 3 se démarquent largement des autres (respectivement 52 et 33 interventions).

Les enseignantes abordent toutes différents types d’inférences (voir la figure 1). Afin de mieux comprendre ce qui différencie les enseignantes formées des autres, il faut étudier les types d’interventions visant à les travailler (voir la figure 2).

Figure 2

Répartition en pourcentage des types d’interventions pour travailler les inférences lors des 4 lectures

Répartition en pourcentage des types d’interventions pour travailler les inférences lors des 4 lectures

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4.3 Les types d’interventions sur les inférences

Les enseignantes 5 et 6 (non formées) se distinguent quant aux types d’interventions employées : elles procèdent généralement par apport d’informations, surtout sans discussion (respectivement 26 % et 14 % de leurs interventions). De plus, l’enseignante 5 transforme à 48 reprises le texte pour éviter aux élèves de faire des inférences (voir le tableau 3).

Au contraire, les enseignantes formées co-élaborent le sens des épisodes implicites, car elles utilisent très majoritairement les questions ouvertes et de relance.

Tableau 3

Interventions de l’enseignante 5 visant à éviter aux élèves de faire des inférences

Interventions de l’enseignante 5 visant à éviter aux élèves de faire des inférences

Le texte en gras a été modifié par l’enseignante. Le texte entre parenthèses est le texte original.

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4.4 L’efficacité des interventions sur les inférences pour la co-construction du sens

Afin d’analyser l’efficacité des interventions sur les inférences pour la co-construction du sens, nous décrivons les types d’unités dans lesquelles elles se retrouvent (voir la figure 3).

Figure 3

Répartition en pourcentage des interventions sur les inférences en fonction des unités dans lesquelles elles se retrouvent lors des 4 lectures

Répartition en pourcentage des interventions sur les inférences en fonction des unités dans lesquelles elles se retrouvent lors des 4 lectures

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Les interventions sur les inférences des enseignantes 1, 2 et 3 se retrouvent majoritairement dans des unités d’élaboration du sens (71 % [enseignantes 1 et 2] et 76 % [enseignante 3]). Les tableaux ci-dessous présentent des interventions sur une même inférence lexicale dans une unité d’élaboration du sens (tableau 4) et dans une unité survolée (tableau 5). Cette comparaison souligne l’importance de l’étayage des enseignantes pour la co-construction du sens.

Tableau 4

Unité d’élaboration de l’enseignante 2 sur une inférence lexicale

Unité d’élaboration de l’enseignante 2 sur une inférence lexicale

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Tableau 5

Unité survolée de l’enseignante 3

Unité survolée de l’enseignante 3

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Le tableau 6 (parties a et b) présente une unité d’élaboration du sens d’un passage complexe où les élèves doivent comprendre le dilemme du personnage. L’enseignante 1, tout comme l’enseignante 2 (voir le tableau 4), soutient judicieusement les élèves dans leur construction du sens.

Tableau 6

Unité d’élaboration de l’enseignante 1 sur plusieurs inférences (anaphorique, lexicales et causale)

a

b

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À l’opposé, l’enseignante 4 guide difficilement les élèves lors des discussions autour des éléments implicites (seulement 38 % de ses interventions sont dans des unités d’élaboration, 29 % dans des unités survolées et 20 % dans des unités avortées). Cet étayage lacunaire nuit à la construction du sens.

Les enseignantes 5 et 6 travaillent majoritairement les inférences dans des unités de transmission avec, respectivement, 35 % et 33 % (voir le tableau 8).

Finalement, tout comme pour l’enseignante 4, les interventions de ces deux dernières enseignantes sur des inférences se retrouvent dans des unités survolées (19 % des interventions sur des inférences de l’enseignante 5, et 23 % de celles de l’enseignante 6).

Tableau 7

Unité avortée de l’enseignante 4

Unité avortée de l’enseignante 4

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Tableau 8

Unité de transmission de l’enseignante 5

Unité de transmission de l’enseignante 5

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5. Discussion des résultats

Dans cette partie, nous adoptons une structure similaire à la section de présentation des résultats.

5.1 Description du style de lecture à haute voix des six enseignantes

5.1.1. La durée des lectures à haute voix

Les lectures observées sont plus longues que la majorité de celles des enseignants questionnés dans certaines recherches (durée moyenne entre 5 et 10 minutes) (Dickinson, 2001 ; Giasson et Saint-Laurent, 1999). La complexité des albums choisis et le fait d’être observées pourraient avoir conduit les enseignantes à prolonger leur lecture. De plus, comme les enquêtes susmentionnées ne sont pas récentes, les enseignantes ont peut-être modifié la durée de leurs lectures pour se conformer à un discours social et scientifique mettant l’accent sur l’importance de la lecture.

Tableau 9

Présentation des quatre albums pour les observations

Présentation des quatre albums pour les observations

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5.1.2. Les interventions lors des lectures à haute voix

En ce qui a trait aux interventions avant la lecture, les enseignantes, qu’elles appartiennent ou non au groupe formé, font majoritairement des interventions recommandées dans les recherches (Levesque, 1989).

Pour les interventions pendant et après la lecture, nous retenons de notre analyse que les pratiques observées sont semblables aux recommandations des chercheurs : prédictions (Dickinson et Smith, 1994), liens entre leurs expériences et le texte (Dickinson et Smith, 1994), inférences (Van Kleeck, 2008) et discussions analytiques sur l’histoire et sur la langue (Dickinson et Smith, 1994), ce qui valide notre choix d’enseignantes expertes. Par contre, les enseignantes ont peu tendance à amener les élèves à vérifier leurs prédictions, alors que cette vérification revêt un caractère essentiel pour soutenir la compréhension des élèves (Tauveron, 2002).

De plus, les enseignantes formées semblent avoir profité de la formation, puisqu’elles privilégient les questions ouvertes et de relance et la co-construction du sens plutôt que la transmission, comme le recommandent les chercheurs (Beck et McKeown, 2001 ; McKeown et Beck, 2006). Qui plus est, trois d’entre elles sont remarquablement efficaces pour co-élaborer le sens, rendant ainsi, majoritairement, leurs interventions cognitivement stimulantes ; un résultat contraire aux observations de Dickinson et ses collaborateurs (2002).

5.2. Les interventions sur les inférences

Nos résultats indiquent que toutes les enseignantes travaillent différents types d’inférences, même si elles le font dans des proportions différentes. Par contre, ce qui différencie nettement les enseignantes du groupe formé et du groupe non formé, c’est le type d’interventions qu’elles mettent en oeuvre pour traiter les inférences. En effet, en privilégiant l’apport d’informations et l’évitement des inférences, les enseignantes non formées résolvent fréquemment, sans discussion, les inférences pour les élèves et assument l’élaboration du sens du texte. Les enseignantes formées, quant à elles, privilégient des questions ouvertes et de relance, questions à préconiser lors des discussions (Beck et McKeown, 2001 ; McKeown et Beck, 2006). En somme, si toutes les enseignantes jugent que les épisodes implicites doivent être traités, seules celles qui ont été formées semblent comprendre l’importance de la co-élaboration du sens. Cette constatation nous permet de souligner la nécessité de former les enseignants.

En ce qui a trait à l’efficacité des interventions sur des inférences pour la co-élaboration du sens, trois des enseignantes formées (1, 2 et 3) se démarquent nettement, car leurs interventions sur des inférences se retrouvent majoritairement dans des unités d’élaboration du sens. Ainsi, ces enseignantes engagent leurs élèves dans des discussions pour construire le sens d’épisodes implicites et les guident adéquatement. Parmi les enseignantes formées, seule l’enseignante 4 met en oeuvre un étayage lacunaire qui ne permet pas à ses élèves de construire le sens. En fait, le pourcentage non négligeable d’interventions dans des unités avortées nous montre que son évaluation de la capacité des élèves à répondre à une question est problématique (Nystrand, 2004).

Une très grande partie des interventions sur des inférences des enseignantes non formées se retrouvent dans des unités de transmission. Ces données confirment nos résultats précédents et indiquent que les enseignantes non formées transmettent souvent leur compréhension des éléments implicites, plutôt que d’amener les élèves à élaborer la leur. Ainsi, elles n’arrivent pas à engager leurs élèves dans des discussions inférentielles comme le recommandent plusieurs chercheurs (Makdissi et al., 2010 ; Van Kleeck, 2008). En effet, leurs élèves sont peu actifs dans la construction du sens, alors que cela est primordial dans la réalisation des inférences (Kispal, 2008). De plus, tout comme l’enseignante 4, les enseignantes non formées semblent éprouver de la difficulté à guider les élèves dans l’élaboration du sens, car leurs interventions se retrouvent souvent dans des unités survolées.

6. Conclusion

Cette recherche collaborative visait à décrire et à comparer les interventions mises en oeuvre, lors de lectures à haute voix, par des enseignantes expertes formées pour travailler la compréhension inférentielle et par des enseignantes expertes non formées à ce sujet. Nos enseignantes ont été sélectionnées lors d’un entretien mené à l’aide d’un guide d’entretien. La description et la comparaison de leurs pratiques ont été effectuées à partir d’une analyse de contenu des pratiques observées en classe et des pratiques déclarées par les enseignantes au moyen d’une grille et d’un référentiel d’interventions. Nos résultats indiquent qu’au regard du style de lecture à haute voix, les enseignantes effectuent toutes des interventions recommandées par plusieurs chercheurs (Beck et McKeown, 2001 ; Dickinson et Smith, 1994 ; Levesque, 1989 ; McKeown et Beck, 2006 ; Van Kleeck, 2008). C’est, par contre, l’efficacité de leurs interventions pour la co-élaboration du sens qui diffère : co-élaboration du sens pour les enseignantes formées et, pour les autres, transmission plus fréquente de leur compréhension de celui-ci. Il en va de même pour les inférences : fréquence élevée de co-élaboration du sens pour les enseignantes formées et de transmission pour les autres. De plus, les enseignantes non formées – ainsi que l’enseignante 4, pourtant formée – soutiennent moins efficacement les élèves dans l’élaboration du sens. Or, plusieurs chercheuses soulignent l’importance d’engager les élèves dans des discussions inférentielles, lors des lectures à haute voix au préscolaire, et de les guider pour les aider à développer leur habileté à faire des inférences (Makdissi et al., 2010 ; Van Kleeck, 2008). De cette manière, les élèves apprennent à être actifs dans la construction du sens, ce qui est essentiel pour réaliser des inférences (Kispal, 2008). Nos résultats semblent soulever, dans un même sens, la nécessité de former les enseignants à co-élaborer efficacement le sens des épisodes implicites avec les élèves.

Évidemment, cette recherche comporte des limites. D’une part, deux biais difficilement contrôlables risquent d’entraîner la modification des comportements observés : un effet d’intrusion de l’observateur, ainsi que des effets associés aux attentes du sujet et des observateurs (Beaugrand, 1988). Toutefois, avec l’observation répétée des pratiques des enseignantes et le décèlement de constantes, nous pouvons penser que ces pratiques reflétaient leurs pratiques habituelles. Ces données devront cependant être croisées avec celles des pratiques déclarées. D’autre part, la petitesse de notre échantillon ne rend pas nos résultats généralisables. Afin d’évaluer la pertinence d’intégrer une formation sur la lecture à haute voix et sur les inférences aux formations initiale et continue, cette recherche pourrait être reproduite à grande échelle. Dans ce cas, il serait essentiel d’introduire un troisième groupe d’enseignants qui recevraient une formation similaire à ce que les enseignants du groupe non formé mettent en place. Ce faisant, nous pourrions limiter l’effet Hawthorne, c’est-à-dire le fait que les effets observés peuvent être imputables à la motivation créée par l’intervention du chercheur et non à la formation. De plus, vu qu’une enseignante s’appropriait plus difficilement le contenu de la formation, il serait souhaitable d’observer chaque enseignante avant la recherche pour déterminer le soutien et le suivi dont elle a besoin. En outre, cette formation gagnerait à être enrichie d’une analyse critique d’extraits de lecture à haute voix et d’une modélisation in situ d’une lecture avec un travail sur les éléments implicites. Enfin, dans des articles à venir, de façon à évaluer plus précisément la portée de la formation et, plus largement, d’une participation à une recherche collaborative, nous étudierons, à l’aide de questionnaires, les effets à long terme de la formation sur les pratiques des enseignantes et, au moyen d’épreuves de compréhension, l’influence de ces pratiques sur le développement de l’habileté des élèves à faire des inférences.