Corps de l’article

1. Introduction et problématique

La déclaration de Picasso à son ami le photographe Brassaï, concernant sa propre relation d’artiste à l’art enfantin, a été tant de fois rapportée qu’on peut hésiter ici à la convoquer à nouveau. Elle ouvre pourtant de façon exemplaire le champ dans lequel se développe la perspective de recherche dont les pages qui suivent voudraient rendre compte. Qu’on en juge donc une nouvelle fois : Il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant. La portée de ce propos ne se mesure toutefois qu’en le citant tout entier. À cet éloge sans précédent de l’enfance, Picasso ajoutait, en effet, cette précision : Quand j’avais leur âge, je dessinais comme Raphaël, mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux (Penrose, 1982, p. 361).

Voilà donc, dans un même geste, l’enfance promue au rang de modèle pour l’art et l’artiste, mais aussi l’artiste et le génie en herbe distingués de façon radicale du commun de l’enfance. Contradiction ? En apparence, seulement. Le mot paradoxe conviendrait bien mieux ici. Cependant, l’essentiel est ailleurs. En effet, le propos de Picasso n’a rien d’une déclaration tapageuse, ni sans lendemain. Comme nous le montrerons ici, à partir de données extraites du programme de recherche Politiques de l’enfance : le cas de l’éducation artistique – POLEART, dirigé par Kerlan, de nombreux artistes contemporains, et notamment parmi eux les artistes familiers de l’enfance et de l’intervention artistique auprès d’enfants, le reprendraient aisément à leur compte : sous le signe et le compagnonnage de l’art, à leurs yeux, la différence artiste/enfant, enfant/adulte, vacille, s’efface, se déplace et, pour le moins, exige qu’on la réexamine.

1.1 Les artistes en résidence en milieu scolaire et éducatif et la question de l’enfance

Dès lors, les résidences d’artistes en milieu scolaire et éducatif constituent une donnée exceptionnelle pour quiconque s’interroge, comme nous le faisons ici, sur l’enfance contemporaine et, plus largement, sur les remaniements qui affectent le statut et les représentations de l’enfance ; en premier lieu, ceux qui touchent à la (re)connaissance problématique de l’enfance comme identité et différence, comme différence dans l’identité.

Que savent, que peuvent dire des artistes de l’enfance et de l’éducation ? Telle est, formulée de la façon la plus simple, l’interrogation qui nous guide. En effet, la perspective de recherche dans laquelle s’inscrit cet article fait délibérément le choix d’entendre les artistes, de leur donner la parole, de penser avec eux l’enfance, de travailler avec eux à dégager, expliciter, formaliser ces savoirs sédimentés. Elle postule que les artistes intervenant en milieu scolaire et éducatif sont riches de connaissances et de savoir-faire inédits, concernant l’enfance, la portée éducative de l’art, les compétences artistiques des enfants, connaissances et savoir-faire élaborés au fil du temps, mais demeurant encore trop méconnus.

1.2 Question de recherche : la différence enfant/adulte revisitée

Du propos des artistes, et de cette entreprise de coconstruction d’une autre connaissance de l’enfance et des enfants, émerge, on le verra, une formule récurrente, un leitmotiv : l’égal à égal. Dès lors que la rencontre s’effectue sur le terrain de l’art, la différence enfant/adulte ne va plus de soi. Le statut générationnel cesse d’être le socle permanent et immuable de la relation. Tous le disent, à des degrés divers : sur ce terrain là, celui de l’art et de l’entrée dans l’oeuvre de l’art, l’enfant et l’adulte sont comme naturellement égaux. Mais de quelle égalité s’agit-il ? Plus précisément, quelles figures de l’égalité émergent des expériences concrètes, du point de vue d’artistes travaillant ou ayant travaillé dans une ou des résidences d’artiste en milieu scolaire et éducatif ?

En explorant avec les artistes, au fil des propos et des échanges, ces différentes figures de l’égalité, nous tenterons de montrer comment se manifeste une redéfinition de l’enfance et de comprendre pourquoi les pratiques artistiques confiées aux artistes eux-mêmes dans ce contexte d’éducation artistique (et non d’enseignement des arts) en sont le terrain privilégié.

2. Cadre théorique et état des lieux

2.1 Les résidences d’artistes en milieu scolaire et éducatif

La résidence d’artiste, dans son principe, n’est pas une invention récente. Sans nous engager ici dans l’ambition d’une histoire des résidences d’artistes, nous nous contenterons de suggérer que le développement remarquable des résidences d’artistes en milieu scolaire et éducatif pourrait être interprété comme un élargissement du champ d’implantation de l’artiste dans la Cité. S’en tenir à ce constat porterait toutefois à côté de ce qui est en jeu, pour l’art et pour la société d’aujourd’hui, mais aussi pour les écoles et, plus généralement, pour les lieux éducatifs qui accueillent des artistes dans la multiplication et la diversification de ce dispositif.

L’élargissement du marché de l’emploi des artistes dans des dispositifs publics (Liot, 2009) et de la place qu’on leur accorde dans le champ des innovations (Filiod, 2012) ont vu s’accroître, depuis une trentaine d’années, les résidences d’artistes en général et en milieu scolaire et éducatif en particulier. Les quelques enquêtes qui leur sont consacrées en font le constat : depuis une trentaine d’années, les résidences se multiplient. Plus encore, leur diversité est telle qu’on pourrait croire qu’il existe autant de modèles de résidence que de lieux d’accueil. Dans cette diversité, toutefois, un trait commun semble prendre une importance croissante : la préoccupation éducative. Il n’y a guère de résidence d’artiste qui, dans son appel à projets (du côté des institutions) ou dans son projet (du côté des artistes), n’inclue un volet éducatif, le plus souvent ouvert sur les écoles et les classes. Expliquer la multiplication et le succès de la résidence d’artiste par sa dimension éducative serait certes réducteur ; il n’en reste pas moins que ce facteur doit être explicitement pris en compte. Il joue son rôle, à l’évidence, dans la diffusion de la résidence d’artiste à l’ensemble du territoire.

Caillet (2008) note ainsi que, en France, les résidences artistiques ne sont plus confinées aux régions culturelles traditionnelles, mais essaiment à l’ensemble du territoire. Au Québec, le développement plus récent des résidences d’artistes semble particulièrement concentré dans la région montréalaise. Pour ce qui concerne spécifiquement les résidences d’artistes en milieu scolaire, l’arrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, avec le modèle de résidence d’artiste à l’école mis en place en 2007 par Serge Marchetta et l’organisme C2S Arts et Événements fait office de pionnier. Toutefois, une initiative comme celle du Symposium interrégional pour jeunes artistes en arts visuels, portée par André Bourrassa et l’École montréalaise pour tous, s’étend largement au territoire québécois.

Précisons enfin que les résidences artistiques en milieu scolaire ne se sont pas développées uniquement en milieu francophone. Aux États-Unis, le dispositif Artist in Residence Project est mis en place dès le début des années 1960 (Madeja, Meyers, Dudley et Davis, 1970). Dans le monde anglo-saxon, cette pratique innovante est considérée comme l’une des formes importantes d’éducation par l’art, Art-based education (Marshall et D’Adamo, 2011).

Multiplication, diversification, extension nationale et, enfin, internationalisation. Si elle peut prendre des formes spécifiques selon les pays, selon leurs caractéristiques et selon leurs politiques culturelles et éducatives, la résidence d’artiste en milieu scolaire et éducatif est en voie d’internationalisation. Un simple examen des communications réunies dans les Actes du Symposium européen et international de Beaubourg de janvier 2007, consacré à l’évaluation de l’éducation artistique et culturelle (Collectif, 2008), suffit à en établir le constat : un bon nombre des dispositifs présentés au cours de ce symposium relevait de la résidence d’artiste.

Cette brève présentation de la résidence d’artiste en milieu scolaire serait insuffisante si elle omettait de prendre en compte la volonté, l’initiative et l’engagement des acteurs. Certes, le développement de ce dispositif artistique est tributaire d’un ensemble de facteurs dont dépendent la volonté et l’engagement des acteurs eux-mêmes. Caillet (2008) relève à juste titre que ce mode de travail avec les artistes convient bien à la diversité de l’art contemporain et de ses acteurs. Elle note également que si la résidence d’artiste trouve sans doute son ancrage dans le traditionnel voyage d’initiation ou ce qu’elle appelle le tourisme studieux, la volonté d’accueil dans la durée en est aujourd’hui le trait dominant. Ce nouvel ancrage inviterait dès lors à penser que les changements affectant le travail artistique inscrivent les interrogations de l’artiste sur sa propre démarche et son statut social dans un questionnement plus général de la société elle-même, au-delà de l’enracinement géographique personnel.

2.2 L’artiste à l’école : une façon différente d’éduquer, un rapport différent à l’enfance

Voilà donc le point décisif : l’entrée de l’artiste-en-tant-qu’artiste dans l’école ne peut être dissociée de la transformation du travail artistique et, plus particulièrement, de l’interrogation de l’artiste lui-même sur sa propre démarche et sur son rôle dans la société elle-même, considérée comme dimension constitutive de l’art d’aujourd’hui (Kerlan, 2010, 2012). En d’autres termes, l’artiste qui entre en résidence à l’école ne cesse pas d’être artiste et, mieux encore, poursuit de façon singulière son travail d’artiste (Filiod, 2008). Et telle est bien l’attente de l’institution scolaire lorsqu’elle accueille un artiste en résidence. Non seulement, l’artiste entre à l’école, mais il y est appelé en tant qu’artiste par l’école elle-même (Kerlan, 2004). Un exemple parmi d’autres : en 2004, le lycée Saint-Exupéry de Créteil, ville de l’agglomération parisienne, accueillait en résidence une artiste plasticienne. Parmi les termes utilisés par l’Académie de Créteil pour présenter cette opération, on note l’importance accordée à une création moins centrée sur un résultat à rejoindre que sur l’expérience et le processus et, au fait, qu’il s’agit de ne pas instrumentaliser l’art, ni d’en faire une animation socioculturelle ou un alibi éducatif (Loth, 2014 : http://acl.ac-creteil.fr/domaines/residence/residence-st-exupery.htm ; consultée le 20/10/2012).

On ne saurait être plus clair. Mais ne nous y trompons pas : le refus de l’alibi éducatif n’est nullement un refus de l’intention éducative. Bien au contraire, la résidence d’artiste en milieu scolaire et éducatif, de ce point de vue, repose sur le principe selon lequel seul le refus de son instrumentalisation éducative peut libérer le potentiel éducatif de l’art. Même dans les résidences où le rôle éducatif, y compris sur le plan des apprentissages, est affirmé dans la demande faite aux artistes, ce principe demeure – au prix, il est vrai, de quelques tensions aussi regrettables qu’inévitables.

Ainsi, le centre de ressources Enfance, art et langages, créé en 2002 par la ville de Lyon, et pilotant des résidences d’artistes de longue durée (entre une et quatre années scolaires) dans une dizaine d’écoles maternelles, entend mettre l’artiste au coeur des apprentissages, afin :

– d’initier les enfants à l’art et à la culture à travers la démarche d’un artiste ;

– d’offrir une alternative aux formes traditionnelles d’apprentissage, en stimulant l’intelligence sensible, en favorisant des qualités telles que l’imagination, la curiosité, la créativité et la confiance en soi ;

– de travailler en classe les autres domaines d’apprentissage, et tout spécialement le langage, à partir des travaux d’atelier avec l’artiste.

Loth, 2014

Ici, les missions de l’institution et, du même coup, la commande passée aux artistes, laissent transparaître de façon quasi explicite les missions, objectifs et instructions officielles en vigueur dans l’École maternelle française, auxquels elles renvoient très clairement. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble de ces missions affichées demeure suspendu à une clef de voûte : la démarche d’un artiste. D’ailleurs, la sélection des artistes candidats y veillera : un artiste recruté par Enfance art et langages, comme pour toute autre véritable résidence d’artiste en milieu scolaire, ainsi que le stipule la charte ministérielle consacrée aux résidences (circulaire n° 2010-032 du 5/03/2010), doit être un artiste en exercice, effectivement engagé donc dans une création personnelle et reconnu comme tel.

Voici donc qu’avec ce type de résidence, un principe éducatif inédit, dont la signification et la portée ne nous semblent pas suffisamment prises en considération, a fait son entrée dans l’école et la travaille en son coeur même. Il faut insister là-dessus : ce principe organise la rencontre directe de l’artiste et de l’enfant à éduquer comme un processus en lui-même pleinement éducatif. Il ne s’agit plus d’une situation éducative aménagée dans sa progressivité par l’adulte éducateur et construite à partir de cette différence même ; il s’agit, à l’inverse, de la rencontre de plain-pied de l’enfant et de l’artiste sur un terrain commun : la démarche artistique, l’expérience esthétique, où la différence n’est plus fondatrice de la relation éducative, de la définition spécifique de l’enfance. L’art à l’école, la plupart des études dans ce domaine le constatent, ébranle ces axes majeurs de la forme scolaire (Vincent, 1980) que sont l’organisation de l’espace et la distribution des temps. L’art à l’école interroge également cette autre dimension constitutive de la forme scolaire qu’est la relation éducative, mise en oeuvre de la différence enfant/adulte sur laquelle se fonde l’autorité éducative. La résidence d’artiste, en son principe même, porte en elle non seulement une façon différente d’éduquer, mais une autre pratique de cette dialectique de l’identité et de la différence au sein de laquelle se recomposent aujourd’hui les statuts de l’enfance et les relations à l’enfance. Ce qui s’y joue rejoint et illustre de façon emblématique cette tendance à l’effacement des différences adultes/enfants qui peut être regardée comme l’un des phénomènes majeurs de la fin du 20e siècle et, plus encore, rejoint le propos de la nouvelle sociologie de l’enfance (Prout, 2012) quand elle fait de la prise en compte de l’égalité enfants/adultes le principe même de ses investigations (Prout, 2005).

2.3 Un objet d’étude neuf et épistémologiquement complexe

La résidence d’artiste en milieu scolaire et éducatif se trouve ainsi au carrefour d’une triple histoire : celle de la culture et des politiques culturelles ; celle de l’art lui-même, dans son devenir contemporain ; et de l’école elle-même, intimement liée à celles de l’éducation et de l’enfance. Cette triple convergence en fait d’ailleurs tout l’intérêt. On pourrait penser qu’elle aurait suscité de nombreux travaux. Pourtant, dès lors qu’il s’agit d’établir l’état de l’art, dans le domaine francophone notamment, le bilan s’avère assez maigre ; du moins, si l’on s’en tient à l’objet précis de notre investigation, la résidence d’artiste en milieu scolaire et éducatif (Filiod, 2008, 2010 ; Kerlan, 2005 ; Kerlan et Erutti, 2008 ; Lemonchois, 2010). On peut s’en étonner, le déplorer. On peut aussi tenter de l’expliquer : un objet relevant à la fois du champ de l’histoire de l’art et de l’esthétique, de la philosophie et de la sociologie de l’enfance, des sciences politiques et de la pédagogie, pour ne s’en tenir qu’à quelques-uns des principaux champs concernés, risque fort d’échapper à l’un et à l’autre champ, ou bien de perdre sa spécificité en se trouvant réduit à la seule dimension de l’un ou l’autre de ces champs. On peut enfin s’en réjouir : les sciences de l’éducation, dans leur pluralité constitutive, et l’anthropologie, dans sa caractéristique d’ouverture à la pluralité des mondes, permettent de commencer à saisir l’objet dans sa complexité, contribuant ainsi, selon leur posture propre, à éclairer des problématiques aussi décisives, pour les sciences humaines et leur contribution à la connaissance du fonctionnement et des évolutions de la société, que la problématique de l’enfance.

3. Méthodologie

Voici donc des artistes convaincus d’avoir un rôle à jouer dans la cité éducative. Et pas le moindre des rôles, puisqu’il s’agit de prendre place dans le dispositif éducatif d’un monde et d’une éducation dits en crise dans l’opinion et les débats publics et, plus encore, de tenter d’y remédier. Voilà, de l’autre côté, le monde réputé fermé de l’école s’ouvrant au monde de l’art. Prenons-les au sérieux. Et demandons-nous : Pourquoi les artistes en-tant-qu’artistes s’engagent-ils dans l’école et le champ de l’éducation ? Que veulent-ils, que pensent-ils y apporter ? Qu’y apportent-ils vraiment ? N’écartons pas l’interrogation en réduisant le travail éducatif de l’artiste à un gagne-pain et le financement de ces résidences à une forme moderne de subvention ou de mécénat d’État.

3.1 Recueillir les savoirs de l’artiste sur l’enfance

Ces questions sont vastes et notre perspective d’investigation ne prétend pas les aborder de front. Nous faisons donc le choix de resserrer notre objectif de recherche aux savoirs de l’enfance sédimentés dans la pratique des artistes travaillant avec des enfants. Ce choix privilégie ce qui nous semble devoir être considéré comme le centre de gravité de la résidence d’artiste sur les lieux de l’enfance : l’expérience d’un autre rapport à l’enfance, d’une autre pratique de la relation à l’enfance, solidaire d’une autre idée de l’enfance, d’un savoir différent sur les compétences enfantines.

Ce choix théorique est aussi méthodologique. Si nos investigations accordent une grande place aux entretiens avec les artistes engagés, elles n’ont pas pour objectif de tirer de la parole des artistes un savoir de l’enfance qu’il nous appartiendrait, en tant que chercheurs, de produire et de formuler. Notre méthodologie associe résolument les artistes au travail de recherche, leur donne leur place, centrale, dans le processus de production et de formulation des savoirs de l’enfance en gestation dans ces lieux singuliers que sont les résidences d’artistes en milieu scolaire et éducatif. Il s’agit bien, avec les artistes, de travailler à dégager, expliciter, formaliser ces savoirs sédimentés, ces savoirs de l’enfance nés de la rencontre de l’artiste et de l’enfance.

3.2 Le dispositif d’enquête : trois cercles

Le dispositif d’enquête mis en oeuvre dans la recherche Politiques de l’enfance : le cas de l’éducation artistique articule trois principaux modes d’investigation, et se développe sur trois types de terrain. Leur combinaison détermine ce que nous avons appelé des cercles de recherche.

Le premier est occupé par des observatoires de longue durée (de l’ordre de l’année, renouvelable). Le premier observatoire rassemble les écoles maternelles lyonnaises accueillant un artiste en résidence, dans le cadre du dispositif Enfance, art et langages (http://www.eal.lyon.fr/enfance/). Le second observatoire est installé dans un collège de Montpellier, Les Escholiers de la Mosson, où a été créée une classe artistique expérimentale : les mêmes élèves, demeurant dans la même classe, bénéficient chaque année, de la première année de collège à sa quatrième et dernière année, 6 heures par semaine, du travail avec un artiste ou avec une compagnie artistique en résidence de longue durée. Les chercheurs et étudiants chercheurs de notre équipe y ont mené et y mènent encore des observations directes régulières, le plus souvent filmées et y conduisent des entretiens individuels, principalement avec les artistes, sans exclure, toutefois, des élèves et d’autres acteurs engagés dans les dispositifs. Nous avons fait enfin le choix de recourir également à des entretiens collectifs réunissant les artistes et les chercheurs.

Le deuxième cercle a pour fonction de comparer et de confronter les analyses issues des investigations du premier cercle à d’autres situations et dispositifs d’artistes en résidence, ainsi qu’à d’autres classes d’âge. Des observations directes plus ponctuelles et des entretiens individuels avec les artistes concernés ont ainsi été conduits dans le cadre de dispositifs s’adressant principalement à des élèves de l’école primaire, afin que notre échantillon couvre assez largement les différents âges de l’enfance, de la maternelle aux premières années du collège (12-15 ans).

Notre troisième cercle de recherche, enfin, vise à vérifier la possibilité de généralisation de nos analyses. Il rassemble des enquêtes ponctuelles, concentrées et de brèves durées – de deux à trois jours – portant sur des dispositifs choisis en fonction de leur exemplarité. Nous avons, pour le moment, choisi de mener ces brèves investigations dans des classes maternelles et élémentaires accueillant en résidence des artistes en formation à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Bourges, l’une des deux écoles (avec celle de Strasbourg) assurant une formation spécifique pour les plasticiens pratiquant ou souhaitant pratiquer l’intervention sociale et éducative.

3.3 Entretiens individuels et entretiens collectifs

De cette recherche réalisée entre 2010 et 2013, nous mettons ici à profit l’entretien collectif avec les artistes, qui occupe une place particulière dans notre procédure d’investigation.

En premier lieu, rappelons que notre choix méthodologique associe pleinement l’artiste à la démarche de recherche et que ce dernier est considéré comme un partenaire à part entière et privilégié. À cet égard, la réunion et la confrontation, dans une réflexion commune, du plus grand nombre des artistes en résidence ou ayant été en résidence au Centre Enfance, art et langages constituent un événement expérientiel d’une certaine importance. En effet, Enfance, art et langages a été créé en 2002 ; une dizaine d’années de résidences d’artistes en école maternelle s’y sont donc succédé, y engageant une trentaine d’artistes de diverses disciplines (plasticiens, chorégraphes, musiciens, photographes, etc.) et les y engageant, rappelons-le, pour une longue durée : une année, au minimum, et jusqu’à 12 heures par semaine. Enfance, art et langages est bien ainsi, pour l’observateur dans le champ qui nous occupe, comme l’est aussi la classe artistique expérimentale du collège Les Escholiers de la Mosson, une véritable aubaine scientifique : on peut y voir à grande échelle ce qui n’est ailleurs observable le plus souvent qu’à l’échelle réduite ; une sorte de loupe opportunément posée sur l’objet d’étude. Aubaine expérientielle aussi : une dizaine d’années d’expériences de résidence en milieu scolaire de quelques dizaines d’artistes, ce n’est pas rien. L’entretien collectif réunissant les artistes en formation à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Bourges bénéficiait d’une autre aubaine : celle d’un exceptionnel concentré de premières fois. Pour la première fois, ces jeunes artistes allaient à la rencontre de l’enfant, avec pour seul viatique éducatif leur démarche artistique, leur projet d’artiste.

En second lieu, il convient d’ajouter que l’entretien collectif ne se substitue pas aux entretiens individuels ni à la réflexion personnelle des artistes : il les prolonge et les relance. Nous avons en effet profité des acquis d’enquêtes préalables, dans lesquelles la question de l’égal à égal se manifestait de manière discrète, pour formaliser les questions de l’entretien collectif, que nous avons choisi de communiquer par avance aux artistes pour qu’ils puissent avoir le temps d’un retour sur ces expériences, denses et consistantes. On trouvera dans le tableau 1 ci-dessous les questions de ce guide consacrées à l’enfance, à la perception de l’enfance qu’a l’artiste en résidence et à la relation à l’enfant que nourrit la résidence.

Tableau 1

Questions du guide d’entretien collectif consacrées à l’enfance, à la perception de l’enfance qu’a l’artiste en résidence et à la relation à l’enfant que nourrit la résidence

Questions du guide d’entretien collectif consacrées à l’enfance, à la perception de l’enfance qu’a l’artiste en résidence et à la relation à l’enfant que nourrit la résidence

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3.4 Méthode d’analyse des données

Centrée sur les propos de cet entretien collectif, la méthode d’analyse s’est appuyée sur celui-ci, en résonance avec la théorie ancrée (grounded theory) développée par Glaser et Strauss (1967). Il ne s’agit pas d’appliquer les codages préconisés par ces auteurs, mais bien de chercher, dans les données elles-mêmes, une hypothèse forte sur les phénomènes centraux portés par les acteurs interviewés. C’est ainsi qu’a émergé l’égal à égal comme objet possible d’une définition de la relation artiste-enfant par les artistes eux-mêmes.

Notre travail a ensuite consisté à chercher, dans des entretiens individuels antérieurs et postérieurs à cet entretien collectif, des références récurrentes à cette question de la relation artiste-enfant, en vue d’évaluer plus précisément le poids accordé par tel ou tel artiste à cette égalité.

3.5 Considérations éthiques

L’exigence éthique, dont la conscience s’est justement accrue dans le champ des sciences sociales et humaines, revêt dans cette recherche un caractère et un relief particuliers. Elle s’est manifestée, au-delà des précautions habituelles, dans une question toute simple et rapidement tranchée : fallait-il nommer ici, dans cet article, les artistes interviewés ? Fallait-il signer de leurs noms les propos recueillis ?

Fidèles à une déontologie qui implique de rendre anonymes les auteurs des propos collectés, nous avons, toutefois, tenu compte de la spécificité des artistes. En effet, épistémologiquement, les artistes peuvent être considérés, d’un certain point de vue, comme des collaborateurs de la recherche, et non comme de simples enquêtés. En outre, la cohérence interdisait d’affirmer que l’artiste en résidence intervient dans l’école en tant qu’artiste et de dissocier ses propos de son oeuvre ; cependant, l’artiste en résidence est auteur de son oeuvre d’artiste, en même temps que cette création est partagée, notamment avec les enfants. Les propos associés à son intervention participent de cette double identité de l’oeuvre et, sur ce point, les artistes rencontrés ne sont pas tous d’accord. D’où l’acceptation de certains d’être cités et le refus de certains autres, tandis que d’autres n’ont pas encore donné suite à notre sollicitation dans les délais impartis à la rédaction finale de cet article.

4. Résultats

L’analyse des entretiens permet de caractériser la relation enfant/artiste, telle qu’elle est vécue, conçue et revendiquée par les artistes sur le terrain de l’expérience esthétique partagée à partir de quatre thèmes centraux : proximité, autonomie, égalité, intimité versus universalité.

4.1 L’artiste et l’enfant : une proximité revendiquée

La relation qu’entretient l’artiste avec l’enfance, avec l’école et l’éducation et, plus particulièrement, avec sa propre enfance, ne semble pas être une relation des plus ordinaires. Les entretiens individuels témoignent assez souvent à la fois d’une relation singulière à l’enfance et d’une relation potentiellement conflictuelle à l’école. Cette singularité se formule notamment dans une proximité revendiquée avec l’enfant en tant qu’enfant. Certes, la trentaine d’entretiens sur laquelle nous appuyons ce constat n’a pas de valeur statistique, et nous nous garderons d’une généralisation hâtive à laquelle pousse suffisamment le cliché répandu de l’artiste nécessairement pourvu d’un passé de mauvais élève, peu reconnu et malmené par l’école. Il n’en reste pas moins que l’engagement de l’artiste auprès de l’enfance, dans l’école et l’éducation, psychologiquement, biographiquement, n’est sans doute pas sans rapport avec sa relation à sa propre enfance et sa propre scolarité ni, sans doute, avec le thème de la proximité de l’artiste avec l’enfant. Ce serait, toutefois, une erreur que d’expliciter l’image de l’enfance chez l’artiste et la relation qu’il établit avec l’enfant en les rabattant sur la psychologie et la biographie. Même un artiste dont l’imaginaire artistique personnel est très éloigné des thématiques associées à l’enfance pourra néanmoins revendiquer une forme de proximité avec l’enfant. Pourquoi ? Précisément parce que cette proximité se joue sur le plan de la démarche artistique, qu’on ne confondra pas avec l’imaginaire artistique. Ainsi, une plasticienne, Erutti, dont l’oeuvre personnelle relève d’une forme d’art conceptuel, peut-elle faire état d’une analogie entre toute démarche artistique et ce qu’elle appelle la démarche de l’enfant, c’est-à-dire l’être même de l’enfant en tant qu’être en construction, en création (Kerlan et Erutti, 2008).

4.2 Un autre regard sur l’autonomie de l’enfant

L’attention que les artistes accordent à cette question de l’autonomie de l’enfant peut sembler très proche des objectifs affichés de l’école, particulièrement de l’école maternelle, et auxquels les artistes souscriraient ainsi de leur propre chef, conformément aux attentes de l’institution. Pourtant, un examen plus précis de ce que recouvre pour eux cette idée d’une autonomie de l’enfant ouvre une autre piste. L’expérience de la résidence a, en effet, familiarisé les artistes avec les attentes de l’institution et les plus chevronnés ont appris à les lire. Pierre Laurent, plasticien, est un familier de la résidence auprès de jeunes enfants. Son expérience concerne même les plus petits d’entre eux, les enfants accueillis en crèche (garderie). Évoquant sa récente résidence dans une crèche lyonnaise, il pense pouvoir affirmer que les personnes qui représentent l’institution ont des stratégies sur les adultes (sic) en plaçant des artistes dans ces lieux, et que leur idée est que l’artiste est là pour faire émerger quelque chose de l’enfant, sans trop bien savoir quoi, à vrai dire. Dans le fil de son propos, Laurent en vient à définir la visée de son travail d’artiste en résidence, certes, comme visée de l’autonomie de l’enfant, mais en des termes très spécifiques et qui retiendront l’attention et la réflexion des autres artistes : l’autonomie dont parle l’artiste est définie comme :

[…] la capacité de l’enfant à produire quelque chose qui ait un sens pour lui-même (nous soulignons), avant d’être quelque chose qui va être désigné par l’entourage. L’enfant ne peut être autonome que s’il donne lui-même un sens à ce qu’il est en train de faire… L’autonomie, c’est la capacité à faire une chose pour soi et à lui reconnaître une valeur intrinsèque, en ressentir un plaisir, (même si) elle est aussi le fruit d’un apprentissage…

4.3 Une égalité revendiquée sur le terrain esthétique

La relation d’égal à égal entre les acteurs de l’expérience esthétique partagée et, plus particulièrement, entre l’enfant et l’adulte-artiste, explicitement revendiquée par les artistes, peut à l’analyse se décliner sur les différents registres du partage, dont elle prend les formes concrètes, inhérentes au travail artistique. Jean-François Cavro, compositeur, la saisit sur le plan même de son matériau de création, le son :

[…] sur le plan de l’écoute sonore, explique-t-il, le résultat est à peu près le même, que je travaille avec des enfants ou avec des adultes : tout simplement parce qu’on n’a pas de culture sonore… Quand j’interroge des enfants, puis des adultes, sur leur univers sonore, c’est la même chose que j’obtiens.

L’égal à égal figure aussi comme principe dans la dynamique du travail de l’artiste avec les enfants, sur le plan des propositions plastiques.

L’égal à égal, dit encore Cavro,

[…] c’est : « Je vous propose de travailler sur le paysage (sonore), à partir de là, toutes vos propositions valent les miennes. Plus il y aura de propositions, plus le résultat sera riche. Et en ce sens là, en effet, vos propositions valent bien les miennes » ; c’est cela, l’égal à égal.

Entendons-nous bien, l’artiste ne dit nullement que tout enfant est un artiste, et que l’artiste présent en tout enfant vaudrait tout autant que lui, artiste. Le même Cavro déclare clairement un peu plus loin dans son propos que :

[…] pour la phase finale, il n’y a plus d’égal à égal, il y a mon savoir de compositeur, ma technique. Ce moment, je considère qu’il m’appartient en tant qu’artiste. Il n’y a plus d’égal à égal quand je fais une oeuvre, je suis tout seul…

4.4 L’humain, à la fois intime et universel

Certains artistes tiennent à cette idée que, quel que soit l’être humain qu’on a en face de soi et avec soi, la pratique artistique proposée trouvera de toute façon un écho, une résonance, un motif d’apprentissage. Cela a été le cas d’une plasticienne, lors de sa première année de résidence Enfance, art et langages. Le travail de recherche réalisé dans cette école a montré certaines difficultés à faire communiquer le travail de l’artiste et celui de la grande majorité des enseignantes. Le choix de cette plasticienne a été de privilégier une forme d’éducation artistique centrée sur l’exploration et la sensation, en proposant les mêmes activités aux élèves des trois degrés de ce niveau de cursus (petite, moyenne et grande sections). La question s’est posée sérieusement, notamment chez des enseignantes de petite section (enfants de 3 à 4 ans), d’une inadéquation entre les contenus proposés et l’âge des enfants. Du coup, a émergé la critique du fait que l’artiste construisait des séances identiques pour toutes les sections. Deux options semblaient contradictoires : d’un côté, une entrée par une forme d’universel ignorant volontairement les différences d’âge (l’artiste), de l’autre une entrée par la différenciation (l’enseignante). De ce fait, le diagnostic de l’une et des autres (mais pas toutes) était différent : une enseignante dit ne pas être rentrée dans cet univers artistique, ajoutant et j’ai l’impression que les élèves non plus ; ce que conteste l’artiste : ils y sont entrés, il y a eu une évolution au fil de l’année.

Bien que l’échec de ce partenariat artiste-école ne tienne pas qu’à ce qui vient d’être rapporté, cet exemple est porteur d’une différence dans l’appréhension des enfants : d’un côté, ce sont des humains, indivisibles, indifférenciables, susceptibles d’être sensibles et réceptifs aux mêmes choses ; de l’autre, des humains rangés dans des classes, selon les strates de la psychologie du développement piagétienne, encore dispensée comme telle dans nombre d’instituts de formation des enseignants.

Ce choix d’une proposition unique pour tous n’est toutefois pas fait par tous les artistes. Ce qui, au passage, relativise l’idée que l’artiste aurait, au fondement de sa raison d’être, une fonction d’universaliste de l’intime. La rencontre avec le contexte scolaire implique des adaptations, des ajustements, des négociations. Pour certains artistes, négocier avec le contexte, c’est se rendre compte qu’on ne fait pas le même travail avec des grands qu’avec des petits. Mais il reste que ces ajustements sont partiels, orientés vers certaines différences constatées : ils n’entravent pas la quête de l’égal à égal, jugée indispensable dans la pratique artistique elle-même.

5. Discussion

Les quatre thèmes dégagés ci-dessus caractérisent la relation enfant-adulte dans un domaine spécifique, celui de l’expérience esthétique partagée. Le thème de l’égalité, de l’égal à égal, y est central. Il est donc au centre de notre discussion.

5.1 L’artiste et la figure de l’enfance

C’est l’un des intérêts de l’entretien collectif que de faciliter la mise à distance des aspects biographiques et de recentrer l’analyse sur l’ici-et-maintenant de la résidence. Et c’est bien sur ce terrain-là qu’il convient de comprendre le passage de la proximité à l’égalité, thème qui s’est imposé comme le principal fil rouge des entretiens collectifs et qui éclaire d’une autre lumière les entretiens individuels.

Lorsque nous avions convenu, avec les artistes, de nous interroger ensemble sur la façon dont ils perçoivent l’enfant dans les situations où ils sont appelés à le rencontrer, bien vite la comparaison avec l’adulte avait été mise en avant. En effet, nombre d’artistes travaillant en milieu scolaire ont aussi l’expérience de l’intervention auprès d’adultes. Ainsi, une plasticienne en résidence à Enfance, art et langages (2008-2010), le confie d’emblée : La question enfant-adulte me trotte dans la tête. Le mardi, je travaille avec des enfants, le soir avec des adultes. Et j’ai l’impression de faire la même chose. Mais les adultes ne se lâchent pas. Elle précise : Les adultes ont [trop] de jugements : ce qui est beau, joli, l’envie de faire ou de pas faire, etc. Parfois c’est bien, mais ça empêche aussi la découverte… D’emblée donc, et l’approbation que reçoit cette déclaration auprès du plus grand nombre des artistes en fait foi, le thème de la proximité de l’enfant en tant qu’enfant avec l’artiste et, plus précisément, la démarche de l’artiste, occupe le devant de la scène.

Il en va de même dans les propos des artistes en résidence au collège Les Escholiers de la Mosson de Montpellier – concordance d’autant plus frappante que les adultes qui font ici l’objet de la comparaison sont les enseignants de la classe expérimentale eux-mêmes… – et dans les propos des jeunes artistes en formation à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Bourges. Toutefois, cette proximité est aussi et aussitôt perçue comme fragile et menacée par l’éducation ordinaire à cause de la relation éducative établie, inhérente au statut d’enfant et d’élève et la dépendance qu’elle génère au détriment de l’autonomie. Céline Dodelin, plasticienne, fait part de son étonnement lors d’un tout premier atelier en classe maternelle :

Les enfants prenaient le chemin qu’ils voulaient, c’était mon choix. Un atelier assez libre, donc. Mais je me souviens d’un enfant qui attendait déjà de moi, en me donnant son dessin, (…) quelque chose d’un jugement comme d’un enseignant ; j’avais senti ça dans le regard…

5.2 L’autonomie, le sens, les sens

L’autonomie de/dans l’enfance est donc affaire de sens et d’un sens qui ne peut seulement venir de l’extérieur, d’un sens qui ne peut être seulement dé-signé. Cette conception, notons-le, rompt avec la scène pédagogique comme régime de signe, selon l’expression de Gilles Deleuze. Elle rompt avec la conception de l’entrée dans la culture comme entrée dans un monde où les signes sont donnés par la parole des autres – les parents, les enseignants – qui passent toujours par des visages qui les expriment (Boudinet, 2012, p. 13). Elle rompt du même coup avec l’asymétrie constitutive de la relation enfant/adulte ou, pour le moins, y ouvre une brèche, dans laquelle l’artiste en résidence pourra s’engouffrer, comme le dit à sa façon Laurence Verrier, photographe : Quelqu’un qui irait à l’encontre des propositions données, dans un sens contraire, et qui du coup amènerait une ouverture, ou un accident, je l’accepte, je dévie de l’objectif premier avec bonheur.

Mais comment échapper au cercle ? Comment l’enfant – l’in-fans – peut-il accéder par lui-même à quelque chose qui ait du sens pour lui-même ? C’est précisément sur le terrain propre de l’art que, selon l’artiste, se trouve la réponse ; sur le terrain de l’aesthesis. Comparant, du point de vue des manières dont y est considérée la question de l’autonomie, la pédagogie des écoles maternelles et la pédagogie développée dans l’école expérimentale italienne de Reggio di Emilia, le plasticien Laurent (voir plus haut) perçoit dans cette dernière la possibilité d’un espace éducatif où l’autonomie est produite avant tout par une sensibilisation à la diversité tactile, sensorielle, des matériaux, une éducation où l’enfant est éduqué pour aller à la recherche de sensations variées, diversifiées, sans attente, sans jugement.

Ainsi, pour l’artiste, l’expérience esthétique ou, plus précisément, pour être fidèle à l’étymologie du terme, l’expérience esthésique (selon une expression dont on trouve une première trace chez Valéry ([1939] ; voir aussi Filiod, 2011 et Ruby, 2005), est la clé d’une autonomie qui fait de l’enfant, sur ce terrain-là, une personne, un être capable par lui-même parce qu’elle diffère l’imposition et le monopole du régime de signe. Il y a plus : l’expérience esthétique loge tous les acteurs à la même enseigne dans une expérience partagée et non plus hiérarchisée. Dans une relation d’égal à égal, selon la formule qui revient comme un leitmotiv dans le propos des artistes. Ce qui compte alors, c’est un vécu partagé par tous les acteurs, enlevant chacune des spécificités, celle de l’artiste, celle de l’enseignant, celles de l’enfant, comme le précise encore Laurent.

5.3 L’égal à égal : une posture centrale dans la relation artiste-enfant

Tous les artistes ne partageront pas nécessairement le même point de vue, mais tous s’accorderont sur l’idée que l’égal à égal, sur le plan des propositions dont les enfants sont porteurs, est de principe. Pour le dire autrement, dans l’espace éducatif qu’ouvre dans l’école la résidence d’artiste, l’évacuation, la mise à l’écart du régime de signe, de la parole autorisée et instituée qui le porte, sont de principe, constitutifs de la spécificité de cet espace et de la relation qu’il génère. C’est aussi ce que dit, à sa manière, Verrier, s’autorisant de son expérience d’artiste photographe en résidence scolaire : il y a des formes d’art qui laissent

[…] trop de traces « faciles » : la photo, tout le monde croit savoir en faire. « Égal à égal », au-delà du fait que je ne crois pas à cette égalité, l’égal à égal en art, ce serait l’attente que l’adulte peut ou non avoir vis-à-vis de l’enfant. En tant qu’artiste, je n’ai pas d’attente par rapport à une compétence précise ; l’enseignant si… et nécessairement…

La suspension du régime de signe propre à l’école est ici explicitement prise en considération.

N’est-ce pas à cette suspension que l’on doit cette sorte de confraternité artistique qui, aux dires de certains artistes, caractérise le travail des enfants avec l’artiste en résidence ? Erutti, artiste plasticienne, sculpteure, va même jusqu’à comparer le climat de travail des résidences en milieu scolaire qu’elle a pu expérimenter à celui qui règne au sein d’un symposium d’artistes, de sculpteurs (Kerlan et Erutti, 2008).

5.4 La conjonction de l’intime et de l’universel : aplatir les statuts

Nous pouvons également nous demander si cette suspension du régime de signe n’est pas aussi à prendre en considération dans la conjonction de l’intime et de l’universel dont se réclament les artistes. Toute oeuvre est paradoxalement d’une intime universalité (…) l’auteur puise en soi pour parler de la condition de tous (Chouvier, 1998 : 133). Ce propos accompagne notre réflexion sur le rapport entre différence et égalité, en ce qu’elle semble dire que la création, lorsqu’elle est portée par l’artiste, résonne avant tout avec de l’humain, de l’intime, catégories qui font l’impasse sur les appartenances collectives, les statuts sociaux, voire les statuts générationnels. L’une des artistes en résidence Enfance, art et langages (2006-2008), circassienne fildefériste, mobilise un tel argument dans la profession de foi de la compagnie qu’elle a montée en 2009. Elle y valorise les liens et les passerelles entre soi et l’autre et proclame : L’art, c’est de l’humanité partagée, formule cousine de celle du plasticien Robert Filliou, L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art (Filliou, Donguy, Gaudreault et Martel, 2003) ou, encore, de celle qui fournit, dans le contexte de l’élection présidentielle en France au printemps 2007, l’étendard d’une pétition : L’art, c’est la vie, publiée le 5 mai 2007 par le journal L’Humanité.

Humanité, intime, universel, vie… autant de catégories auxquelles recourent les artistes rencontrés et qui suggèrent un rapprochement dans l’altérité. L’enfance les rejoint parfois dans ce halo de catégories qu’on pourrait dire anthropologiques ; un des artistes en résidence pense que son travail passe par un retour sur soi en tant qu’enfant. Il poursuit :

[…] requestionner mes propres expériences en tant qu’enfant pour trouver une possibilité de partager le point de vue de l’enfant. L’enfant est porteur d’une réceptivité différente. Qu’est-ce qui est commun ? Cela va dans le sens d’une volonté de se situer d’un point de vue plus universel par rapport à l’enfance.

Dès lors, comment porter cette exigence d’un lien constant entre l’intime et l’universel ou cette recherche de l’enfance comme universelle lorsqu’on travaille dans un contexte institutionnel qui insiste plutôt sur des découpages en savoirs disciplinaires, en compétences à acquérir, en degrés ou en sections dans le cursus scolaire ?

5.5 Des spécificités à désamorcer

Accéder à un autre, à la fois universel et égal, sous-entend de contourner les obstacles que sont les spécificités de chacun. Comme le disait explicitement Laurent au moment de notre entretien collectif :

L’important, dans tous ces projets-là, c’est de valoriser la dimension immatérielle qui est partagée, vécue par tous les acteurs, en enlevant un peu toutes les spécificités : tout le monde est ensemble, et une transformation peut opérer, et c’est là que chacun retire, peut retirer la mesure d’une transformation.

Les spécificités à désamorcer sont de plusieurs registres.

Commençons par la plus évidente, celle d’artiste. Même s’ils ne renient évidemment pas le fait qu’on les identifie de la sorte, les artistes insistent souvent pour dire qu’il faut désacraliser l’artiste. L’image d’un artiste soumis au seul régime de l’Inspiration, transcendé par la Création est tenace, malgré les changements dans l’histoire de l’art et des arts (Bourriaud, 1998 ; Heinich, 2005 ; Jimenez, 2005 ; Kris, Kurz, 1934) et dans le travail artistique concret (Becker, 1982/1986 ; Bureau, Perrenoud et Shapiro, 2009 ; Buscatto, 2008 ; Menger, 2002). Cette réalité rejaillit sur les artistes en résidence en milieu scolaire par le rapport au Beau qu’entretiennent les acteurs de ces résidences. Certains s’ingénient ainsi à dire, aussi bien aux adultes travaillant dans l’établissement scolaire qu’aux enfants-élèves, que beau ou pas beau, c’est pas le problème. Dans le travail avec les enfants, cela passe par désinhiber l’enfant, quand il n’ose pas faire. Il faut casser la magie qui entoure la présence de l’artiste à l’école. Il est important de montrer qu’on vit comme tout le monde et qu’on peut faire des choses ordinaires, participer à quelque chose qui est en train de se faire dans le quotidien de l’école, mettre la main à la pâte : l’égal à égal peut être là aussi. On insiste sur l’importance des discussions informelles, sur le fait, par exemple, de se croiser à vélo en arrivant aux abords de l’école.

Un autre registre est celui des attentes incorporées par les « enfants déjà devenus élèves », et qui pensent que l’artiste est un enseignant de plus (ou peut-être même un père ou une mère). Conscients de cette possible absorption d’un rôle qu’ils ne veulent pas endosser, ils élaborent parfois la stratégie qui consiste à afficher le fait de ne pas savoir :

(Il faut) […] pouvoir dire à l’enfant « je sais pas » quand il pose la question « est-ce que je peux ? est-ce que… ? » Et l’enseignant, peut-être, ne peut pas le faire, avec son statut ? Alors, à l’enfant, je dis : « Je sais pas ce qu’il faut que tu fasses. » Et du coup, ça devient : « Fais ce que tu as envie. »

Désamorcer le statut d’artiste, désamorcer le malentendu possible sur l’image attendue d’un artiste-excellent-pédagogue et, plus largement, désamorcer toute hiérarchie due à un statut, qu’il soit socioprofessionnel ou générationnel… ces manières de faire permettent d’atteindre un égal à égal qui ne peut toutefois exister que parce que la pratique artistique existe et figure au centre des projets. Rappelons une fois encore qu’il ne s’agit pas de faire de l’enfant en tant que tel l’égal de l’artiste en tant qu’artiste. Mais cela n’en signifie pas moins qu’il y a bien, sur le terrain même de l’art, au sein même de la démarche artistique et de l’expérience artistique, des configurations, des moments, des événements, des territoires, pour lesquels la distinction enfant/adulte (en dehors du fait que l’artiste est parfois amené à faire la discipline), est suspendue, perd sa pertinence, et mieux encore, n’est plus fondatrice.

5.6 De l’enfant artiste à l’enfant auprès de l’artiste

Les recherches antérieures dans le domaine où se situe notre investigation, assez peu nombreuses au demeurant, avaient principalement pour centre la figure de l’enfant artiste. Elles étaient souvent le fait des artistes eux-mêmes ou bien des pédagogues participant du courant de l’Éducation nouvelle (Klee, 2004 ; Freinet, 1994). Elles relevaient d’une époque où, d’un côté, des artistes engagés dans leur combat pour arracher l’art à ses académismes trouvaient dans l’art enfantin un allié substantiel, et où, de l’autre côté, des pédagogues cherchaient dans l’activité créatrice un levier d’Archimède pour tenter de changer l’éducation établie et la conception dominante de l’enfance (Pernoud, 2003). Nos résultats et nos analyses nous semblent témoigner d’un glissement de ce paradigme de l’enfant artiste, au profit d’une commune humanité dans le partage esthétique, dont relèverait la figure de l’enfant auprès de l’artiste. Ces résultats et ces considérations nous semblent alors rejoindre ceux de la nouvelle sociologie de l’enfance réinterrogeant le statut de l’enfance et la différence enfant-adulte (Prout, 2005 ; 2012).

6. Conclusion

Que savent, que peuvent donc dire les artistes – les artistes engagés dans des résidences scolaires, du moins – de l’enfance et de l’éducation ? Telle était l’interrogation guidant la recherche dont nous avons ici rendu compte. Cette recherche visait plus particulièrement à comprendre le sens et les implications de l’effacement de la différence enfant/adulte au sein de la création artistique partagée, effacement explicitement revendiqué par les artistes et exprimé particulièrement dans une formule récurrente dans leur propos : égal à égal. Notre méthodologie accorde une place centrale aux artistes, à leur parole et à leur expérience. Au-delà des limites que recèle inévitablement une procédure dépendante de la parole des acteurs, ce choix obéit à une double nécessité ; épistémologique et éthique. Sur le plan épistémologique, nous avons considéré que les artistes en résidence sont porteurs d’un savoir de l’enfance lié à leur pratique de la résidence, et qu’il s’agissait dès lors non seulement de leur donner la parole, mais bien de penser avec eux l’enfance. Sur le plan éthique, dès lors que les artistes sont à la fois dépositaires des savoirs que nous cherchons à dégager et pleinement parties prenantes de la démarche de recherche, il fallait que leur propos soient entendus, rapportés et analysés comme propos dont ils sont les auteurs, y compris dans le cadre scolaire, de même qu’ils sont auteurs ou créateurs de leur oeuvre.

Les résultats que nous avons exposés gravitent autour de deux principaux enseignements : a) l’effacement de la différence enfant/adulte que revendiquent les artistes, en parlant souvent d’égalité, s’enracine dans la spécificité de l’expérience esthétique, de la démarche artistique ; b) parce qu’elle est circonscrite à cette expérience et à cette démarche, cette égalité n’ignore pas d’autres différences. L’égal à égal, qui, comme le précise un plasticien, tient de l’égalité de qualité et non de l’égalité de statut, peut se manifester à tel ou tel moment, sur une durée plus ou moins longue, puis s’atténuer dans le moment suivant, au profit de l’asymétrie générationnelle. Celle-ci peut être maintenue par l’artiste, qui entend bien être adulte autrement, comme le dit cette photographe qui ne veut pas laisser croire à l’illusion que pourrait laisser supposer l’expression égal à égal. L’espace particulier de la résidence est un lieu privilégié de ce jeu d’ajustement de positions, et il n’y a peut-être que là que l’on peut assister à cette scène : un adulte – l’artiste – abandonnant un moment la posture verticale pour la relation horizontale de proche en proche (Kerlan, 2011), s’asseyant au milieu d’un groupe d’enfants tout occupés à leurs agencements, intéressé comme il pourrait l’être par le travail d’un confrère – voire même s’y essayant lui-même, reprenant pour lui-même, dans le travail de l’enfant, une proposition qui l’aura intéressé pour elle-même, lui, en tant qu’artiste, et non en tant qu’éducateur en charge du signifiant. Dans ces moments-là, la résidence d’artiste est bien, au coeur de nos sociétés, l’un de ces laboratoires où s’essaie aujourd’hui une nouvelle relation à l’enfance.

Pour se convaincre encore plus de la pertinence de cette assertion, il conviendrait d’affiner les techniques de collecte par vidéographie que nous avons développées dans les terrains du premier cercle de recherche (voir plus haut) : l’analyse des postures corporelles des artistes, dont la variété est réelle (debout, assis, mais aussi accroupi, couché sur le ventre ou le dos, etc.), l’analyse des manières de s’adresser verbalement aux enfants et des manières dont ceux-ci parlent aux artistes, mériteraient d’être menées plus systématiquement. Une analyse comparative entre des situations filmées mettant en scène, d’un côté, des enfants et des artistes, et d’un autre côté, des enfants et d’autres adultes (enseignants, parents, gardiennes d’enfants, animateurs socioculturels, etc.) pourrait prolonger cette réflexion sur la nouvelle relation à l’enfance ; si, selon notre recherche, elle est propre aux artistes, elle pourrait bien concerner un éventail plus large d’acteurs de nos sociétés contemporaines.