Corps de l’article

1. Introduction

Comme d’autres cataclysmes affectant profondément nos sociétés, la pandémie de la COVID-19 a suscité des commentaires qui prédisent qu’une fois la crise passée, le monde en sortirait entièrement différent, pour le meilleur ou pour le pire. Or, ce n’est pas la première fois que des virus mettent en évidence l’étonnante vulnérabilité des civilisations dites du savoir, fières de leurs connaissances scientifiques et de leurs moyens technologiques avancés. Le SIDA, la grippe aviaire (H1N1) et les manifestations précédentes du coronavirus, le SRAS, par exemple, avaient déjà ébranlé ces certitudes et sont d’ailleurs loin d’être éradiqués.

Devant l’ampleur de la COVID-19, certains commentateurs remontent plus loin dans l’histoire, comme la Federal Reserve Bank of San Francisco (2020) qui diffuse une étude des suites macroéconomiques à long terme de pandémies ayant fait au moins 100 000 morts, depuis le 14e siècle à nos jours. L’étude retient les différents épisodes de la peste en Europe et du choléra en Asie et en Europe du 19e siècle ainsi que les pandémies de grippe ayant ravagé diverses régions du monde au 20e siècle. Or, le choc microbien et l’hécatombe des populations des Amériques, qui avaient accompagné, par vagues successives, le contact avec des arrivants européens, passent complètement inaperçus. Pourtant, les conséquences de ces épidémies furent déterminantes pour l’histoire, car, sans elles, les Européens n’auraient sans doute jamais réussi à s’établir et à coloniser le « Nouveau Monde ».

Présenter la discussion scientifique sur l’impact de ces pandémies, en dehors des ouvrages ayant pu servir de références aux manuels scolaires analysés, dépasserait de loin le cadre de cette contribution. Citons cependant quelques jalons. L’étude récente de Trowbridge (2019) souligne avec force les rapports complexes entre conflits armés et épidémies durant les trois décennies décisives en Amérique du Nord, c’est-à-dire entre 1610 et 1640. En 1997, l’essai très remarqué de Diamond (1997) avait explicité ces liens en essayant de comprendre pourquoi les Européens avaient colonisé les autres peuples et non l’inverse. Il met surtout en avant le « don fatal du bétail » dans l’origine et la transmission des maladies infectieuses fatales aux sociétés qui ne le pratiquaient pas. En revanche, Cameron, Kelton et Swedlund (2016) remettent en question l’impact des épidémies dans la colonisation de l’Amérique du Nord. Celui-ci aurait été exagéré, dans le but de minimiser les violences intentionnelles des Européens dans la destruction des civilisations autochtones.

Quelles qu’aient été leurs motivations, les explorateurs, aventuriers, géographes, missionnaires, soldats et marchands étaient accompagnés, à leur insu, d’une armée de guerriers, aussi minuscules que redoutables, qui leur ouvraient la voie en décimant les populations indigènes à leur rencontre. Ce sont eux qui « ont profondément bouleversé la géographie humaine de l’Amérique du Nord-Est. En 1660, des peuples entiers sont disparus » (Delâge, 1985, p. 340) et « leur mort ouvre une brèche pour le peuplement européen » (p. 97).

Apparues au XVIe siècle avec la présence de pêcheurs et de baleiniers dans le Golfe, des épidémies fauchèrent la population amérindienne, particulièrement à partir de 1643, et par vagues successives, toutes aussi meurtrières les unes que les autres. […] De manière générale, dans le siècle et demi qui suit le contact avec les Européens, la population amérindienne a décru généralement de 95 %, c’est une décroissance de l’ordre de vingt à un. Le témoignage du père Vimont nous livre des indices du terrible dépeuplement entre 1636 et 1644 : « […] là où l’on voyait il y a huit ans [en 1636] quatre vint et cent cabanes, à peine en voit-on maintenant cinq ou six, et tel capitaine qui commandait pour lors à huit cent guerriers n’en compte plus à présent que trente ou quarante ; et au lieu des flottes de trois ou quatre cent canots, nous n’en voyons plus que vingt à trente. »

Thwaites, 1896/1901 : voir Delâge, 1991, p. 64

Comme lors de la peste en Europe, les microbes étaient inconnus et les voies de transmission mystérieuses, ce qui favorisait toutes sortes de légendes et permettait, par exemple, d’accuser des communautés ostracisées (comme les Juifs) d’empoisonner les puits. En Amérique, « Hurons et Français recherchent tous deux dans l’univers surnaturel la source des maladies » (Delâge, 1985, p. 184). Si les premiers comprennent bien qu’« il y a un lien entre les maladies nouvelles et la présence missionnaire et, de façon plus générale, la présence française et européenne » (p. 100), les hypothèses faites de part et d’autre sur les causes de ces maladies divergeaient :

Les premiers y virent des sorts qu’on leur jetait, et les seconds, soit une force plus grande de leur Dieu, capable de mieux les protéger, soit une punition de leur Dieu contre les païens aux moeurs dépravées. On y vit même un geste de la Providence pour donner des terres nouvelles aux chrétiens.

Delâge, 2006, p. 121

À la différence des manuels scolaires de nos jours, comme nous le montrerons, les contemporains avaient donc conscience que les épidémies favorisaient les projets des Européens, bien que la colonisation en profitât plus que les efforts missionnaires aux résultats parfois peu durables : « [p]our le malheur de la souche chrétienne en milieu autochtone, la plupart furent baptisés et décédèrent peu après » (Delâge, 1991, p. 68). Les missionnaires n’en demeuraient pas moins convaincus que les épidémies étaient un instrument envoyé par Dieu pour punir les indigènes réfractaires. Delâge (1991) fait ce bilan :

Après 1650, la carte humaine de l’Amérique du Nord-Est est complètement bouleversée. La désolation n’a pas affecté que le nombre, elle a lézardé les structures sociales, démanché les unités familiales de production, ébranlé la confiance en soi, brisé les mécanismes de transmission du savoir entre les générations, miné les réseaux d’entraide, de partage, de troc entre groupes alliés et personnes apparentées, percé les frontières ethniques.

p. 69

Si on ignorait encore les microbes responsables de ces maladies et les raisons de l’immunité des Européens, la simple observation suffisait pour comprendre qu’elles pouvaient se transmettre par des objets. De là, il n’y avait qu’un pas pour pratiquer une guerre bactériologique avant la lettre : « [l]orsque, en 1763, le général Amherst réfléchit à la possibilité d’utiliser cette stratégie contre les troupes de Pontiac, lorsque d’autres officiers britanniques s’en servent en 1746 — fort probablement contre les Micmacs et les Abénaquis —, les épidémies font rage depuis plus de deux siècles déjà » (Delâge, 2006, p. 121).

Dans un article « que Le Devoir n’a pas jugé suffisamment intéressant pour ses pages » (Deschênes, 2017, s. p.), Vaugeois (2017) cite les paroles d’Amherst (1793) tirées d’une lettre au colonel Bouquet où il propose de « répandre la variole parmi les Indiens [et de] recourir à tous les moyens à notre disposition pour les éliminer » et lui conseille ensuite d’« infecter les Indiens par des couvertures […] pour éliminer cette race exécrable » (s. p.). Les documents Bouquet papers conservés à la British Library témoignent, par des factures pour marchandises infectées, que le plan fut exécuté (Vaugeois, 2017). Ce dernier conclut son article par des propos qui se lisent comme une prophétie de ce qui bouleversera le monde trois ans plus tard : « [l]a variole a vidé l’Amérique de ses premiers occupants. Une nouvelle menace variolique serait un triste retour du pendule. […] Cette fois, les habitants de la planète entière sont comme les Indiens de 1492 » (s. p.).

La COVID-19 permettra-t-elle de mieux saisir l’impact décisif de cette épidémie historique que ne le font, jusqu’à nos jours, les manuels d’histoire du Québec ? L’un des rares commentateurs à établir ce lien constate qu’en 1492 :

[…] la colonisation européenne du continent engendre la destruction massive des peuples autochtones. La vie est fauchée dans une mesure qui nous échappe aujourd’hui. […] Que serait-il advenu de tout ce monde foudroyé s’il avait eu les moyens d’empêcher des virus de se jeter sur lui, par exemple en interdisant l’arrivée des bateaux ou en imposant à chacun de rester chez lui ?

Nadeau, 2020, s. p.

2. Contexte de recherche et méthodologie

La présente contribution propose d’analyser la représentation de ces épidémies dans les manuels scolaires du Québec. Elle se réfère aux résultats d’une recherche sur la représentation des Autochtones par les principaux manuels du programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982-2006), tous les manuels approuvés de 3e et 4e secondaire du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (2006-2017) et ceux du récent programme d’Histoire du Québec et du Canada (depuis 2017), ainsi que deux manuels autochtones (voir Bories-Sawala et Martin, 2018, 2020).

Il est à noter que, depuis la Révolution tranquille, les programmes successifs s’efforcent de mieux tenir compte de l’histoire des nations autochtones et de surmonter l’eurocentrisme de leur représentation, parfois cependant en passant par un certain culturalisme et une représentation folklorisante. Le programme actuel leur accorde à nouveau le statut de sujets de l’histoire (et non seulement de l’ethnohistoire). L’impact public du scandale des pensionnats à la suite de la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015) ainsi que l’essor des études autochtones et postcoloniales des dernières années ont accéléré cette tendance. Dans la conception et la mise en place du programme adopté en 2017, l’effort pour mieux respecter la perspective autochtone a fini par jouer un rôle de premier plan (Bories-Sawala et Martin, 2020).

L’analyse de tous les éléments de contenu autochtones présentés par les manuels permet de comparer la façon selon laquelle ils construisent la distinction entre « EUX » et « NOUS », ainsi que la représentation d’aspects particuliers, comme le choc microbien. Notre démarche emprunte à l’analyse de contenu le but d’identifier, dans les énoncés de tous les manuels, la présence ou non de certains éléments de contenu, l’importance relative qui leur est accordée ainsi que les logiques argumentatives et symboliques. Sans appliquer une analyse linguistique systématique à l’ensemble du corpus, elle retient de l’analyse de discours l’attention portée à l’organisation narrative de ces discours, à certains aspects du langage (dénominations et concepts) ainsi qu’à l’intentionnalité explicite ou implicite des suggestions d’activités aux élèves, par exemple.

Tableau 1

Manuels analysés et sigles utilisés par la suite

Manuels analysés et sigles utilisés par la suite

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Les programmes ministériels avant 2017 ne contiennent aucune mention du choc microbien. Celui de 2006, le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté, postérieur à la publication du Rapport sur les peuples autochtones (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996), avait doublé le temps alloué à l’histoire du Québec et du Canada (en ajoutant une approche thématique d’une année au parcours chronologique de l’année précédente) et consacrait plus d’attention au rôle des Premières Nations, mais même la dimension thématique « Population et peuplement » ignorait complètement l’hécatombe des Autochtones.

La décision de remplacer ce programme par un retour à la chronologie avait été précédée par un intense débat sur l’enseignement de l’histoire. Or, celui-ci avait largement ignoré la perspective autochtone. Avec l’effervescence médiatique accompagnant la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015), l’élaboration du nouveau programme (approuvé en 2017) prit un tournant où l’effort de mieux tenir compte des perspectives autochtones l’emporta sur les autres aspects. En mai 2018, un coup de tonnerre attira l’attention publique quand le Ministère décida de mettre au pilon les manuels scolaires pour la 3e secondaire déjà imprimés et de les remplacer par de nouvelles versions (pour une comparaison des deux versions, lire Bories-Sawala et Martin, 2020). La raison retenue par la plupart des médias, à savoir le retrait du terme « Amérindien », a pu paraitre comme largement injustifiée. Or, les critiques et recommandations autochtones, exprimées dans deux mémoires du Conseil en éducation des Premières Nations (2016), concernaient des aspects du contenu plus variés et fondamentaux que les seules appellations.

Pour ce qui est des épidémies, le Conseil en éducation des Premières Nations (2016) demandait que le rôle de l’évangélisation dans leur propagation soit souligné :

Les missionnaires ont travaillé très fort à la destruction sociale chez les Premières Nations, et ils doivent être présentés comme responsables de la dislocation de plusieurs nations et confédérations de l’Amérique du Nord-Est. Ils ont également eu un rôle non négligeable dans la transmission des maladies qui ont causé les grandes épidémies du 17e siècle.

p. 12

Et il recommandait surtout que le nouveau programme reconnaisse à ce sujet toute son importance :

Le choc microbien est présent dans le document ministériel, mais nous recommandons d’accentuer le fait que ce choc fut terrible. Il est généralement accepté qu’entre 90 % et 95 % de la population des Premières Nations des Amériques ont été décimées (sic) par la maladie et des suites du contact. […] Il faut bien comprendre l’effet de ce choc microbien sur les différentes sociétés des Premières Nations. Cela a déstructuré les différentes communautés ; les ainés-sages, les chefs, les mères de clan et les enfants sont souvent les plus touchés par les épidémies, ce qui laisse les survivants sans guides et sans progéniture. Cela aura des effets dévastateurs sur les cultures des Premières Nations.

p. 12

Or, dans sa version définitive de 2017, le programme d’Histoire du Québec et du Canada ne prévoit pas les épidémies dans la table des matières et y consacre moins d’une phrase dans le commentaire : « [alors] que se développe la colonie, certaines populations autochtones se fragilisent, notamment en proie aux épidémies et aux guerres » (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017, p. 25). Ce n’est que dans l’énumération des connaissances que le « choc microbien » est mentionné en quatrième lieu, dans la partie « Populations autochtones », après « domiciliés », « acculturation » et « métissage » (p. 29).

Les manuels de notre analyse, eux, ont mentionné le choc microbien, en règle générale, avant même que les programmes ministériels ne le leur demandent, mais la façon d’aborder cet objet diffère grandement d’un manuel à l’autre, même contemporains. Les deux manuels autochtones, conçus par des organismes autochtones pour des élèves autochtones, proviennent de contextes différents : SG se limite expressément à l’histoire de la nation mohawk, tandis que HQC propose une histoire plus générale du Québec et du Canada, dans le cadre de l’autonomie de la Commission scolaire crie au sein du système scolaire du Québec. Tout en s’adressant à un public cri, elle dépasse de loin les limites de l’« autohistoire ».

Cette contribution se propose de cerner l’importance attribuée aux épidémies dans chacun de ces discours, ainsi que les contextes dans lesquels elles sont évoquées, les connaissances apportées et l’appréciation de leur impact historique.

3. La mention des épidémies dans différents contextes lors de la trame historique

Sauf exception, les manuels ne passent pas sous silence les épidémies, mais la fréquence de leur mention, à différents moments de l’histoire, varie considérablement. C’est frappant dans les manuels des années 1980 et 1990. Ainsi QHP se borne à cette remarque générale :

Malheureusement, le contact entre les Européens et les autochtones (sic) n’apporta pas uniquement à ceux-ci de nouveaux articles utiles et pratiques. Leurs rapports eurent aussi des effets désastreux. D’abord, les Européens apportèrent aux Amérindiens plusieurs maladies contre lesquelles leur organisme ne pouvait se défendre : rougeole, vérole, grippe, dysenterie.

p. 79

La version de 1994 du même manuel ajoute « typhus, choléra, etc. » et, surtout, cite un passage du Pays renversé (Delâge, 1985) qui souligne qu’il s’était agi d’une véritable hécatombe, mais sans citer les passages sur ses dimensions. JMS fait preuve d’encore plus de réserve et ne mentionne qu’une seule fois « les maladies épidémiques » comme l’une des trois désastreuses « conséquences de l’influence française », les deux autres étant « l’alcool » et « les guerres intertribales » (p. 103).

En revanche, dans DP, les épidémies sont mentionnées dans plusieurs contextes, statistiques à l’appui, en insistant cependant sur l’impact particulièrement désastreux du contact avec les Français :

Entre 1636 et 1639, des maladies européennes ont tué beaucoup de peuples autochtones alliés aux Français. Pendant cette période, la population huronne, par exemple, a diminué d’environ 25 000 à 10 000. Les populations autochtones n’avaient jamais été en contact avec des maladies comme la variole et la grippe (influenza). Elles n’étaient pas immunisées contre ces maladies qui souvent leur étaient fatales. Une fois éclatée dans un village, la maladie se répandait rapidement et tuait de nombreux habitants, surtout les enfants et les personnes âgées. Les nations alliées aux Français étaient en contact constant avec les Européens, que ce soient les missionnaires ou les interprètes qui habitaient dans leurs villages toute l’année. Les Iroquois alliés aux Néerlandais ne souffraient pas d’autant de pertes puisqu’ils avaient un contact moins direct avec les Européens.

p. 46

Le manuel revient sur le sujet à d’autres occasions. Par exemple, le passage sur l’épidémie de choléra qui a frappé Montréal en juin 1832 mentionne aussi les 70 Mohawks de la réserve de Kahnawake qui y avaient trouvé la mort en quelques jours seulement (p. 130).

Les manuels du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (2006) présentent, à leur tour, une grande disparité : REP 4 ne mentionne les épidémies en aucun moment du parcours chronologique, sinon par une remarque cachée au sein d’un passage sur « les coureurs des bois » du parcours thématique, et ce, pour regretter un impact économique négatif, sans mentionner le contexte ni les informations sur la propagation de ces maladies (p. 101).

PRE 4A, qui établit surtout un lien avec les missions, y accorde une plus grande importance et estime que « les épidémies sont […] dévastatrices dans les communautés autochtones » (p. 33). FRE 4A dénote « un impact significatif » de la traite des fourrures « sur l’évolution de la population amérindienne », car elle crée des « conditions propres à la propagation des maladies » (p. 7) et mentionne la persistance du choc microbien : « [a]u 19e siècle, les famines et les épidémies frappent les populations les plus éloignées, qui avaient été épargnées jusque-là » (p. 51).

C’est le manuel QHS/QHC qui accorde le plus d’attention à l’impact des épidémies, en évoquant « la transmission de maladies européennes inconnues qui frappent les populations amérindiennes (rougeole, vérole, grippe ou dysenterie) et qui déciment jusqu’à la moitié d’entre elles dans le nord-est de l’Amérique » (QHS A, p. 113). Il y revient ensuite à de nombreuses occasions, notamment en ce qui concerne « les migrations » (QHC A, p. 20) et les guerres menées par les Iroquois qui « seraient en partie attribuables à leur désir de contrebalancer par la capture de prisonniers de guerre les nombreuses morts causées par les épidémies » (p. 19-20, 133).

Parmi les manuels récents pour la 3e année, obligés de remplacer leurs éditions de 2016 par une refonte, en 2018, MEM 3 ajoute l’aspect de « la transmission par les Européens de maladies, comme la rougeole et la tuberculose, contre lesquelles les Inuits ne sont pas immunisés » (p. 221). PER 3 souligne, à cette occasion, leur caractère dramatique, à court et à long terme. Un autre ajout mentionne le rôle des postes de traite dans la transmission des maladies (p. 203). En revanche, une remarque sur l’action des missionnaires dans ce contexte est supprimée (p. 123). Pour sa part, MAJ 3 ajoute que « le contact entre les missionnaires et les Autochtones lors des missions d’évangélisation favorise la propagation des maladies européennes chez les Premières Nations » (p. 70).

Sinon, les différents manuels divergent quant à la fréquence des mentions et aux sujets auxquels ils les relient, comme la disparition des Iroquoiens du Saint-Laurent, l’activité missionnaire ou la destruction de la Huronie.

Parmi les manuels du programme précédent, aucun n’avait parlé de la disparition des Béothuks (Bories-Sawala et Martin, 2018). Elle ne figure pas non plus dans le programme de 2017. Parmi les manuels actuels, seul CHR 3 s’y intéresse en y consacrant une page entière et en mentionnant que « [l]a population de Béothuks est déjà très affaiblie par des conditions de vie extrêmement difficiles et par les maladies d’origine européenne, comme la tuberculose » (p. 47).

Ce sont sans contredit les manuels autochtones qui présentent la plus grande variété des contextes dans lesquels ils mentionnent les épidémies. SG fait état des nombreuses irruptions pour la seule nation mohawk : des épidémies de variole éclatées en 1675-1676 à Kentake (p. 162) et dans la vallée mohawk en 1775-1776 (p. 60, 259).

Élargissant le tableau à l’ensemble du pays, HQC consacre toute une section aux maladies et leurs effets et les cite à de nombreuses autres occasions. Parmi les « changements désastreux » dans la vie des Autochtones, provoqués par la venue des Européens, « certains groupes autochtones ont été pratiquement éliminés en raison surtout des maladies transmises par les Européens, contre lesquelles les Autochtones n’avaient aucune immunité. Les épidémies ont causé la mort d’un grand nombre d’Autochtones » (p. 116), le premier exemple cité est celui des Béothuks : « [l]a dernière Béothuk, Shawnandithit, […] décédée en 1829 » (p. 116).

En 1861, dans la guerre des Chilcotin, ce sont les armes, au même titre que les maladies, qui ont eu raison de la résistance autochtone contre les colons venus occuper leurs terres : « [u]n grand nombre d’Autochtones sont morts suite aux conflits avec les Eurocanadiens et aux maladies transmises par l’arrivée massive des colons dans la région » (p. 180).

Les maladies liées aux conditions de vie insalubres (tuberculose) et à la malnutrition (diabète) continuaient à causer la mort parmi les Autochtones aux 19e et 20e siècles (p. 145). HQC est aussi le seul manuel à souligner l’impact des effets secondaires des épidémies :

Des villages entiers et des bandes complètes tombaient malades et souvent il n’y avait personne pour soigner les malades, ni même leur donner à boire et à manger. La famine accompagnait souvent les épidémies, personne ne pouvant aller à la chasse.

p. 118

Lors de l’expansion canadienne dans les prairies, il constate le même lien entre la famine, causée par l’anéantissement des bisons, et les maladies (p. 167-168). Le manuel insiste sur le fait que l’éruption de maladies se répète à chaque fois que les contacts avec les Européens s’intensifient, par exemple quand la traite des fourrures atteint la côte ouest vers le milieu du 18e siècle (p. 177-179). Et l’histoire devait se répéter une dernière fois au 20e siècle chez les populations nordiques restées plus longtemps à l’abri, mais rapidement envahies par les conséquences néfastes du contact avec les Eurocanadiens : épidémies, famine, bouleversements sociaux et culturels (p. 186).

Enfin, le manuel crée un lien entre les premières épidémies et la surmortalité autochtone de nos jours :

La plupart des réserves éprouvent des conditions économiques difficiles qui se traduisent dans l’état des logements. Ils sont inadéquats et insalubres. […]. Là où il y a surpeuplement, les taux de tuberculose sont élevés. Plusieurs logements d’Autochtones n’ont pas l’essentiel comme l’eau courante et la plomberie. […] L’espérance de vie dans les réserves est sous la moyenne nationale. Le taux de mortalité infantile demeure très au-dessus de la moyenne nationale. […] Même si les épidémies qui ont décimé les Autochtones aux premiers contacts avec les Européens sont rares, certaines maladies sévissent toujours dans les communautés autochtones. […] De meilleurs services ont toutefois eu l’effet d’améliorer la santé et de diminuer la mortalité infantile.

p. 245

HQC est le seul manuel qui rattache les épidémies historiques à cette actualité, tandis qu’un manuel euroquébécois invite les élèves à comparer le choc microbien à des épidémies contemporaines : « De nos jours, sommes-nous à l’abri de telles épidémies ? » (QHS A, p. 113), sans considérer que de telles questions relativisent l’hécatombe autochtone. L’actualité de la question est frappante, à l’heure de la COVID-19, mais on ne voit pas bien ce que cette réflexion apporte à la compréhension du choc microbien.

Les deux manuels autochtones retiennent l’épisode des couvertures contaminées lors de la guerre d’indépendance des Nations autochtones. Voici le récit de HQC :

En signe de désespoir, les Britanniques autorisaient le général Jeffrey (sic) Amherst de prendre tous les moyens nécessaires pour nuire à la population autochtone. Amherst savait que les Autochtones n’étaient pas immunisés contre les maladies européennes et il décidait de recourir aux maladies pour éliminer les Autochtones. Il a donc demandé à ses soldats de distribuer aux Autochtones des couvertures contaminées par la variole. Amherst trouvait que c’était le meilleur moyen de se débarrasser d’un grand nombre d’Autochtones. Les Delawares, à qui on avait donné des couvertures, sont morts en grand nombre. Le général Amherst est devenu un héros britannique et des écoles et des villes portent aujourd’hui son nom.

p. 120

Selon SG, les couvertures n’arrivèrent pas à leur destination :

En guise de cadeau, Amherst envoya à Kahnawake des couvertures contaminées par la variole. Les couvertures n’y arrivèrent jamais. Les hommes qui devaient livrer la cargaison du wagon les avaient volées. Ils moururent ensuite de la maladie qui leur avait été transmise ainsi

p. 247

Il faut attendre les manuels de 2016-2018 pour que les élèves euroquébécois entendent parler de cet acte de guerre bactériologique. Deux d’entre eux l’évoquent en tant qu’« Anecdote ». Selon CHR 3, le projet est probablement resté au stade d’idée :

Anecdote (sic). Un projet d’extermination. Alors que les guerriers autochtones sous les ordres du chef Pontiac remportent plusieurs victoires, le général britannique Jeffery Amherst propose de les infecter à la variole. Il envoie le message suivant à un colonel de l’armée anglaise : « Vous feriez bien d’infecter les Indiens au moyen de couvertures ayant servi à des vérolés ou de vous servir de tout autre moyen qui pourrait contribuer à [les] exterminer. » Aucun document historique n’atteste toutefois que le colonel a bel et bien exécuté le plan du général.

p. 241

Selon PER 3, cette suggestion a pu être exécutée :

Anecdote (sic). Une guerre bactériologique au 18e siècle ? Dans une lettre au colonel Henry Bouquet, commandant du fort Pitt, le général Amherst recommande de faire parvenir des couvertures imprégnées du virus de la variole, une maladie très contagieuse et mortelle, aux Autochtones qui assiègent le fort afin qu’ils tombent malades. Des écrits de l’époque prouvent que cette stratégie est employée par des soldats britanniques, mais sans spécifier si c’est sous l’ordre de ces deux dirigeants militaires.

p. 261

Certains contextes, comme la disparition des Iroquoiens du Saint-Laurent, la mission et la destruction de la Huronie constituent des occasions privilégiées pour évoquer les épidémies, soit parce qu’ils figurent dans de nombreux manuels ou qu’ils en sont l’unique contexte.

Les manuels du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (2006) retiennent surtout les conflits entre Autochtones pour expliquer pourquoi les Iroquoiens du Saint-Laurent « sont mystérieusement disparus au cours du 16e siècle. On ne sait pas exactement pourquoi, mais les fouilles archéologiques et les traditions orales des autres tribus amérindiennes laissent supposer qu’ils ont été victimes d’une guerre dévastatrice » (QHS A, p. 19 ; QHC A, p. 14). FRE 3A (p. 17, 25) est du même avis et, l’année suivante, finit par écarter l’hypothèse microbienne :

Bien que certains tentent d’expliquer ce dépeuplement par des maladies d’origine européenne et le refroidissement climatique enregistré à partir du XVe siècle, la cause la plus vraisemblable semble être les conflits entre nations autochtones.

FRE 4A, p. 22

Les manuels actuels, parfois seulement à l’occasion de la refonte entre les versions de 2016 et 2018, retiennent désormais plusieurs hypothèses comme possibles, tout en privilégiant toujours celle de la guerre (MEM 3, p. 51). PER 3 (p. 91) rejoint cette opinion. Il y consacre l’une de ses « Anecdotes » :

Certains scientifiques avancent l’hypothèse d’un refroidissement climatique qui aurait chassé les Iroquoiens plus au sud. D’autres évoquent la possibilité de la propagation de maladies infectieuses au contact des Européens lors des voyages de Cartier. Enfin, il est aussi fort probable que des guerres entre les Premières Nations les aient dispersées ou décimées.

p. 91

Le manuel autochtone HQC cite trois hypothèses parmi lesquelles il ne tranche pas : l’extermination par d’autres tribus plus à l’ouest, l’adoption par les Hurons et l’anéantissement par les maladies européennes (p. 41).

L’évangélisation et le contact avec les missionnaires constituent le contexte le plus significatif pour évoquer les épidémies et leurs effets paradoxaux. C’est ce que souligne DP :

Quand les maladies européennes ravageaient les populations autochtones, on accusait les Jésuites. Or, en fin de compte, les épidémies servaient la cause des Jésuites, puisque les peuples autochtones croyaient que les maladies avaient des origines spirituelles. Quand les chamans échouaient à les guérir, ces peuples se tournèrent vers les Jésuites pour trouver de l’aide.

p. 53

PRE 3A relie même « Missions et épidémies » par le titre d’un passage (p. 32). CHR 3 fait état de la méfiance devant la croix chrétienne identifiée comme « morceau de bois de la mort » (p. 99) par les Atikamekws et des « tensions entre les clans convertis et les clans non convertis » qui « accusent les Jésuites de transporter avec eux de mauvais esprits qui rendent leurs frères malades » (p. 114).

Parmi les manuels contemporains, seul MEM ne relie pas les maladies à la disparition de la Huronie, tandis que PER 3 les mentionne comme une raison essentielle : « [e]n raison de leurs contacts avec les missionnaires, les Autochtones de la Huronie ont été particulièrement exposés au choc microbien. Affaiblis par les épidémies, ils sont désormais plus vulnérables aux attaques de leurs ennemis iroquois » (p. 131). De même, MAJ 3 rapporte que les « épidémies liées au choc microbien entrainent la destruction de la Huronie et la quasi-disparition de son peuple » (p. 72) ainsi que des effets chez leurs ennemis : « [a]ffaiblis par les maladies et la guerre, les Iroquois commencent à négocier la paix avec les Français » (p. 73).

Les manuels soulignent leur effet conjugué : « [l]es Iroquois anéantissent la Huronie, alliée de leurs rivaux français, en dispersant les nations déjà très affaiblies par les épidémies » (PRE 3A, p. 33 ; voir aussi p. 98), de même que FRE 4A : « [a]ffaiblis par les maladies et divisés, les Hurons sont décimés entre 1648 et 1650 » (p. 163 ; voir aussi FRE 4B, p. 23). QHS et QHC ajoutent à ces constats que les Iroquois, à leur tour, sont frappés par ces maladies, ce qui les amène à remplacer les pertes par l’adoption de prisonniers (QHS A, p. 86 ; QHC B, p. 458). Le lien entre les épidémies et la défaite des Hurons que soulignent la plupart des manuels euroquébécois est partagé par HQC :

La population huronne avait déjà beaucoup diminué en raison des maladies répandues par les pères jésuites. Il était donc facile pour les Iroquois de les attaquer et de les disperser. Les Jésuites perdaient ainsi l’ensemble de leurs missions et des âmes qu’ils pouvaient espérer convertir.

p. 86 ; voir aussi p. 55

Pour SG, il est important de réfuter, à cette occasion, la thèse selon laquelle les Iroquois seraient coupables du « massacre » des Hurons :

On a souvent reproché aux Iroquois le massacre du peuple huron. Rien ne pourrait être moins vrai. Une grande partie des Hurons mourrait de la maladie européenne de la variole. […] Paralysés par la maladie et divisés en factions, les Hurons n’étaient pas assez forts pour combattre les Cinq Nations.

p. 141

Pour ce manuel, les maladies étaient décisives également dans le revers essuyé par les Iroquois lors de la quatrième guerre iroquoise : « [l]a raison de leur défaite était encore une fois une épidémie de variole » (p. 143). Cet argument est partagé par QHC B : « [t]outefois, les Iroquois, de plus en plus affaiblis par les épidémies, les guerres et les dissensions internes, entament des négociations de paix dans les années 1690 qui conduiront, après bien des complications, à la Grande Paix de Montréal de 1701 » (p. 460), ainsi que par PER 3 : « [l]a Première Guerre intercoloniale a lourdement affaibli les Cinq Nations iroquoises. Plus de la moitié de leurs guerriers sont morts de maladie ou au combat, et les survivants sont toujours menacés à l’ouest par des Autochtones beaucoup plus nombreux » (p. 174). Des remarques sur l’affaiblissement par les maladies se trouvent dans de nombreux autres contextes. MEM 3, par exemple, remarque qu’une « série de défaites et une épidémie de variole affaiblissent la coalition autochtone », lors de la révolte de Pontiac (p. 146).

4. La dimension des connaissances : l’explication scientifique et les chiffres

Les manuels de tous les programmes, s’ils évoquent le choc microbien, en livrent, en général, des statistiques ainsi que l’explication scientifique, à savoir : le manque d’immunité des populations autochtones contre des maladies beaucoup plus répandues et moins mortelles en Europe (JMS, p. 103). Dans le programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982), seul QHP fait exception. DP, en particulier, évoque les épidémies à plusieurs reprises, y compris leur origine, de même que certains manuels du programme subséquent (QHS A, p. 113 ; voir aussi QHC A, p. 17).

FRE 4A ajoute à son explication du choc microbien des « facteurs » qui le « freinent » : « les mouvements des populations amérindiennes vers le nord-est de l’Amérique, l’immunisation à la suite des épidémies, les naissances ainsi que l’isolement et la faible densité de certains peuples, comme les Inuits » (p. 37). C’est sans considérer que les victimes de la maladie laisseront des creux dans la pyramide de la population, dont le renouvèlement est affecté par la mort des plus jeunes. À propos de l’éloignement géographique, le manque de contact avec les Européens était sans doute la meilleure protection, comme le manuel le reconnait plus loin, à côté d’une illustration montrant des « Amérindiens domiciliés. Les Amérindiens qui vivent à proximité des Européens sont plus susceptibles de contracter des maladies contre lesquelles ils n’ont aucune protection » (p. 38).

On chercherait en vain une explication scientifique dans REP ou dans PRE. Parmi les manuels actuels du secondaire, elle est partout présente. Ainsi, pour CHR 3, le choc microbien est bien :

[L]e choc le plus dramatique que subissent les Autochtones à cette époque, bien plus dommageable que l’impact des guerres qu’ils se livrent entre eux, [et] est causé par les nouveaux microbes qu’apportent avec eux les Européens. Ce choc microbien est responsable d’une chute dramatique de la population autochtone. En côtoyant les missionnaires, les explorateurs, les coureurs des bois et les colons des établissements européens, les Autochtones sont exposés à des maladies d’origine européenne qui n’existaient pas en Amérique, comme la rougeole, la variole et la grippe. Ces maladies très contagieuses sont souvent mortelles pour les Autochtones qui n’ont pas les anticorps nécessaires pour les combattre.

p. 181

Il reprend l’argument, à propos de la mission en Huronie, en ajoutant que « [l]a maladie emporte seulement les Autochtones, et aucun missionnaire » (p. 114).

PER 3, dans son passage sur « Le choc microbien », précise aussi les voies de transmission : « [l]es Européens apportent, souvent sans le savoir, des maladies infectieuses mortelles comme la grippe, la coqueluche et la petite vérole. Ces maladies contagieuses se transmettent par contact direct, par les vêtements ou des objets contaminés » (p. 123).

MEM 3 explique que « la cohabitation avec les Européens expose les Autochtones à des maladies contre lesquelles ils ne sont pas immunisés » (p. 87), mais il fait valoir les mêmes facteurs atténuants, en partie discutables, que FRE.

Du côté des manuels autochtones, SG explique succinctement la vulnérabilité des populations non immunisées (p. 141). De même, HQC en dit que :

Les Européens apportèrent des maladies telles que la varicelle, la tuberculose, la rougeole, le typhus et l’influenza. Comme les Autochtones n’y avaient jamais été exposés, ils n’étaient pas immunisés contre ces maladies et plusieurs n’ont pu survivre aux infections et aux épidémies.

p. 61 ; voir aussi p. 116

Pour ce qui est de la dimension chiffrée de l’hécatombe subie par les populations autochtones par le choc microbien, de nombreux manuels essaient de fournir des indications, malgré l’absence de nombres exacts.

Très sommairement, MAJ 3 constate que « des spécialistes de l’histoire estiment une chute démographique entre 25 % et 90 % suivant le choc microbien » (p. 70). JMS indique que les populations de la vallée du Saint-Laurent sont passées de 14 000 personnes en 1530 à 2 000 en 1650 (p. 103). FRE 4A montre que le recul au 17e siècle de « la population autochtone du Québec » n’est rattrapé qu’en 1800 (p. 37). MEM 3 fait débuter son estimation nettement plus tard : « [d]ans la vallée du Saint-Laurent, la première épidémie documentée remonte à 1634. Ainsi, de 1620 à 1650, la population autochtone de la vallée du Saint-Laurent passe approximativement de 4 500 à 2 000 » (p. 87). À l’échelle du Canada, PER 3 note :

Le bilan humain est catastrophique : en seulement trois décennies, environ la moitié des membres de ces Premières Nations meurent à cause du choc microbien. À plus long terme, les maladies auront encore plus d’impacts démographiques. Tout au long de la période coloniale, elles entrainent dans la mort plus d’Autochtones que les guerres, au point de décimer certaines nations.

p. 123

CHR 3 considère d’abord la Huronie du début du 17e siècle, où « en quelques années, une épidémie de variole emporte près des deux tiers de la population, qui passe d’environ 25 000 individus à moins de 9 000 » (p. 116), pour élargir ensuite le regard :

Partout en Amérique du Nord, elles déciment les populations autochtones. Selon les régions, on estime que la population diminue de 30 % à 90 %. Cela est énorme et traumatisant pour les populations touchées. Entre 1663 et 1754, en moins d’un siècle, les membres des Premières Nations vivant dans les territoires que fréquentent les Français passent de 300 000 à moins de 200 000.

p. 181

De même, QHC A passe des chiffres pour la Huronie à une estimation plus large :

Les spécialistes estiment que les Hurons, dont le territoire est en Ontario sur les bords de la baie Georgienne, passent d’environ 25 000 dans les années 1630 à moins de 9 000 dans les années 1640. Cette diminution représente la disparition des deux tiers de la population sur une période d’une dizaine d’années. Le taux de mortalité des autres nations autochtones du Québec et de l’Ontario était sans doute comparable à celui des Hurons. Même si l’on ignore le nombre exact des victimes.

p. 17

PRE 3A, en revanche, ne cite que l’exemple des Hurons et Pétuns, et estime à « au moins 50 % le taux de mortalité des populations indigènes contaminées de la région des Grands Lacs » (p. 33). SG constate, pour les Hurons, que « [d]e 1634 jusqu’en 1640, les villages hurons étaient ravagés par une épidémie de variole. […] La variole frappa le plus fortement les Hurons » (p. 141). Si la situation de la Huronie est la mieux connue, c’est aussi grâce au récit de Barthélemy Vimont (voir plus haut) que deux manuels citent : QHC A (p. 18) et MAJ (p. 21, 74).

Les manuels DP et HQC offrent le plus de détails à propos de la dimension quantitative du choc microbien. Le premier, après avoir constaté que la maladie a anéanti des milliers de Hurons dans les années 1630, présente un tableau intitulé : « Le déclin des populations autochtones depuis la période d’avant le contact à son point le plus bas » (DP, p. 53), qui montre les chiffres pour neuf des futures provinces et explique que « [l]a plus grande partie du déclin des populations était due aux maladies européennes. Dans l’Est du Canada, ce déclin a eu lieu au dix-septième siècle ; dans l’Ouest du Canada, il a eu lieu au dix-neuvième siècle » (p. 53). Les élèves sont invités à calculer le taux de pertes, pour chaque province : 100 % à Terre-Neuve, 45 % en Saskatchewan, 44 % dans les Maritimes et 40 % au Manitoba. On leur demande ensuite de comparer leurs résultats aux statistiques contemporaines sur la présence autochtone (p. 55).

Le manuel HQC comporte plusieurs indications quantitatives, depuis le début des contacts :

Selon certaines estimations, de 93 à 95 pour cent de la population autochtone aurait été anéantie en raison des maladies européennes. On évalue que dans les années 1500, avant l’arrivée des Européens, la population autochtone en Amérique du Nord s’élevait à quelque 18 millions, beaucoup plus que la population européenne. À la fin des années 1800, la population européenne dans l’Ouest canadien dépassait largement la population autochtone.

p. 62

Il reprend ce calcul plus loin pour évaluer « entre 50 et 80 millions le nombre d’Autochtones morts des suites de maladies européennes, soit près de 90 % de la population. Au cours du 17e siècle, des épidémies emportaient environ 10 millions d’Autochtones en Amérique du Nord » (p. 85-86). Une nouvelle fois, à propos de la démographie autochtone, il estime :

Quoique le nombre estimé d’Autochtones au Canada au moment de l’arrivée des Européens varie, on l’évalue généralement à un million, à l’exclusion des Inuits. Mais les maladies, la famine et les guerres ont décimé la population. On croit qu’en 1867, il ne restait au Canada qu’entre 100 000 et 125 000 Autochtones, environ 10 000 Autochtones issus de mariages mixtes et 2 000 Inuits. La population autochtone a continué à décliner jusqu’en 1920, mais elle augmente depuis plus rapidement que le restant de la population canadienne.

p. 118-119

5. L’évaluation des conséquences et de la portée historique des épidémies

C’est au manuel HQC que nous devons l’analyse la plus détaillée de la progression des ravages de ces épidémies :

Entre 1633 et 1635, les colonies de la Nouvelle-France, de la Nouvelle-Angleterre et des Hollandais ont été touchées par la varicelle. Plus de 10 000 Hurons sont morts. La maladie a emporté un grand nombre d’alliés des Français de 1636 à 1639. L’influenza a fait rage parmi les Hurons en 1636 et 1637 et, lorsque la varicelle a frappé la vallée du Saint-Laurent en 1639, les Hurons, qui avaient beaucoup de contacts avec les Jésuites, en ont particulièrement souffert. En quelques années, leur population est passée de 25 000 à quelque 10 000. Les Iroquois n’avaient pas autant de contacts avec leurs alliés hollandais. La population iroquoise n’a donc pas été affectée aussi durement, même si elle a été touchée par des épidémies d’influenza et de varicelle. La varicelle a causé la mort de 1 000 Iroquois en 1662. Sur la côte est, une grande épidémie de typhus a frappé les Micmacs. Lorsqu’on donna à des Autochtones des vêtements ayant appartenu à des marins français décédés, la maladie s’est propagée parmi les communautés micmaques de Nouvelle-Écosse et 75 pour cent de la population en est morte. Tandis que les populations de l’est étaient décimées dans les années 1600, cela ne s’est pas produit dans l’ouest avant les années 1800. Les habitants des Prairies ont connu des épidémies de varicelle en 1781, 1838 et 1869. Les Mandans sont disparus complètement en 1781. La moitié des Assiniboines, près de 90 pour cent des Tchippewayans et environ les deux tiers des Pieds-Noirs sont morts. En 1838, un employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson a défié les règlements de la Compagnie et a vacciné les Cris contre la varicelle, mettant fin à la propagation de la maladie vers le nord.

p. 61-62

Le manuel enchaine sur la question de la perception de cette catastrophe par les nations autochtones :

Il est difficile de savoir ce que les Autochtones pensaient des maladies que les Européens ont propagées. Selon certains historiens, les Autochtones, surtout en Amérique du Sud, croyaient qu’un pouvoir surnaturel protégeait les Européens des maladies et qu’ils étaient portés à se convertir au christianisme pour s’allier avec le Dieu chrétien contre la varicelle, la rougeole, le typhus et l’influenza. D’autres pensent que les épidémies ont conduit à une chasse excessive. En effet, les Autochtones croyaient que les esprits des animaux avaient une grande influence sur leur vie et que ces esprits étaient responsables de la maladie. Menacés par la maladie, les Autochtones se sont vengés en décimant la population animale. Certains prétendent que les Autochtones reliaient la maladie à la sorcellerie et croyaient pouvoir s’en préserver en tuant le sorcier responsable. Lorsque les Hurons ont réalisé que les Jésuites étaient immunisés contre les maladies qui se propageaient autour d’eux, ils ont cru qu’ils étaient des sorciers ou des démons. Certains villages hurons ont banni les Jésuites et quelques-uns de ceux-ci ont été tués par les Hurons en raison de cette croyance. On peut prétendre qu’en tenant les Jésuites à l’écart et en les tuant, les Hurons essayaient de se débarrasser des maladies qui ravageaient leur peuple. Au dire de certains, les missionnaires se servaient de la menace des maladies pour convertir les Autochtones. Les Jésuites disaient aux Hurons qu’il leur fallait être baptisés pour rester en santé. Ils donnaient des couvertures infestées à ceux qui ne se convertissaient pas et quand les non-chrétiens tombaient malades, les autres voyaient que la prédiction des Jésuites était vraie.

p. 62

Si la plupart des manuels euroquébécois qui s’intéressent aux épidémies et à leurs conséquences insistent sur leur dimension quantitative, quelques-uns évoquent aussi les effets paradoxaux qu’elles engendrent pour l’évangélisation. Plus rares sont ceux qui considèrent les impacts sociétaux. Parmi les manuels du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (2006), QHC A constate que :

les épidémies ont eu un effet dévastateur sur les sociétés amérindiennes au début du 17e siècle. Les nations autochtones sont déstabilisées par tant de morts en si peu de temps. Certains peuples doivent abandonner les régions qu’ils occupaient traditionnellement. Il semble que le dépeuplement joue aussi un rôle dans la recrudescence des guerres à cette époque. Selon des historiens et historiennes, les Iroquois s’engagent dans d’importantes expéditions militaires pour remplacer leurs morts par des prisonniers de guerre.

p. 17

Parmi les manuels actuels, CHR 3 considère que « ce très grand nombre de décès au sein de cette population a de graves conséquences sur l’organisation sociale et la transmission de la culture dans les communautés autochtones affectées » et qu’il « est énorme et traumatisant pour les populations touchées » (p. 181).

Comme lui, la plupart des manuels classent l’impact néfaste des maladies comme un élément négatif parmi d’autres, en tirant le bilan des conséquences de l’arrivée des Européens. Ainsi, DP rapporte que :

L’arrivée des Européens amenait des échanges de technologies. Les peuples autochtones adoptaient les fusils et outils en métal européens, tandis que les Français comprirent vite l’avantage des canots et des raquettes des Autochtones. Les maladies européennes décimaient les populations autochtones, qui n’avaient pas de défense contre elles.

p. 56

FRE qualifie les épidémies comme une des « lourdes conséquences » des contacts avec les Européens pour les Autochtones (FRE 4A, p. 157 ; voir aussi FRE 4B, p. 17, 23).

Le cas de MAJ 3 est particulier. Le manuel identifie succinctement « le choc microbien » comme l’un des trois éléments essentiels de « l’influence des colons français sur les populations autochtones », puisqu’il entraine la « chute démographique. Environ 14 000 en 1530 ; environ 2 000 en 1641 » (p. 71). Ensuite, il consacre tout un « Dossier spécial » à la question : « Quel rôle jouent les Français dans le déclin des sociétés autochtones en Nouvelle-France aux 17e et 18e siècles ? » (p. 74-75). Pour y répondre, on propose aux élèves six documents, dont le récit du père Barthélemy Vimont est pourtant le seul pertinent. Dans la partie méthodologique, ce texte avait déjà figuré pour déterminer « en quoi les relations entre les Français et les Autochtones ont pu avoir des répercussions sur les populations amérindiennes » (p. 21). Or, dans le résultat de l’opération, le choc microbien a complètement disparu. (Le remplacement obligatoire du terme « Amérindien » avait échappé à l’attention du manuel lors de la refonte, pour les parties méthodologiques).

MAJ 3 est le seul manuel actuel à opérer un rapprochement entre les épidémies et l’impuissance de la médecine traditionnelle, en illustrant le passage sur le choc microbien par la gravure : « Un chamane soigne un malade » (p. 70).

Cela revient à suggérer que la médecine française de l’époque aurait pu intervenir efficacement contre les épidémies ; or, ni le vaccin ni les antibiotiques n’existaient encore. Bien entendu, affirmer l’impuissance de la médecine autochtone est pertinent – mais évoquer les raisons pour l’omniprésence de ces maladies dans les sociétés européennes, aux conditions de vie souvent insalubres et au contact d’animaux d’élevage, le serait tout autant, ce qu’aucun manuel ne fait.

La prétendue supériorité de la médecine française s’apparente à l’idée que les Européens secouraient les Autochtones frappés par la maladie. Ainsi, à propos des Hospitalières de Québec, PER 3 note : « [à] l’hiver 1639, elles viennent en aide aux Autochtones établis à la réduction de Sillery alors qu’ils sont frappés par une épidémie de petite vérole » (p. 123).

Pour CHR 3, une volonté de secours est la raison de la « création des premières réserves » (p. 377), qu’il commente néanmoins de manière critique. La sédentarisation des Premières Nations est qualifiée comme un remède à leur situation, en même temps que comme moyen de s’approprier les terres (CHR 4, p. 110).

Pour le manuel cri, en revanche, cette situation n’avait rien d’ambigu :

Leur désir de survivre a motivé les Autochtones à signer des traités. En effet, ils ont voulu éviter le sort de leurs frères en sol américain qui s’étaient fait enlever leurs terres par la force. Ils cherchaient donc des solutions de rechange afin de préserver leurs terres des mains des colons canadiens qui tentaient de les envahir davantage. Affaiblis par la maladie et la famine, les Autochtones ne se sentaient pas aptes à engager le combat pour reprendre possession de leurs terres.

HQC, p. 188

Si la plupart des manuels mentionnent le manque d’immunité des populations autochtones, un argument qui dédouane objectivement les Européens de toute responsabilité, peu d’entre eux abordent explicitement cette question en soulignant que les Européens introduisaient ces maladies à leur insu. De même, excepté les exemples de guerre bactériologique (reconnus par deux manuels euroquébécois seulement), les manuels autochtones limitent à un minimum les remarques qui pourraient être comprises comme des accusations. Au plus, ils remarquent que les Européens en ont été porteurs : la meilleure précaution était de limiter le temps passé au contact d’Européens, qui étaient porteurs de la maladie (SG, p. 162) et qui les avaient diffusées « [e]n s’établissant sur le territoire canadien, les Européens ont donc répandu de nouvelles maladies parmi les Autochtones » (HQC, p. 118-119).

Le manuel HQC est le seul à proposer une réflexion théorique sur différents modèles de colonisation. Il en discute divers aspects, avant de leur reprocher un défaut majeur, à savoir qu’aucun « ne tient […] compte des effets de la maladie sur les rapports entre les Autochtones et les Européens et jusqu’à quel point la maladie a facilité la colonisation de l’Amérique du Nord par les Européens » (p. 103).

6. Conclusion

Les manuels des différents programmes abordent, pour la plupart, le sujet des épidémies et certains ne manquent pas de souligner, à l’occasion, leur gravité. Or, la différence entre les manuels d’un même programme peut être grande. Ils accordent souvent plus d’attention au choc microbien que le programme ministériel. Les mentions du choc microbien et de ses conséquences ont augmenté dans les manuels récents par rapport à ceux précédents. Or, aucun ne va jusqu’à leur consacrer, par exemple, le titre d’un chapitre. Aucun ne constate que la colonisation européenne de l’Amérique du Nord aurait été impossible sans les épidémies. Le manuel HQC est le seul à en apprécier clairement la portée :

Les Autochtones n’étaient plus assez nombreux et trop faibles pour empêcher les Européens de s’établir sur leurs terres. Les maladies ont fait disparaitre des familles entières, même des villages et, comme il ne restait plus personne pour perpétuer les traditions, la culture et la langue disparaissaient également.

p. 144-145

Il est également le seul à poser la question, à laquelle aucun autre manuel n’a osé réfléchir : « Que serait-il arrivé des rêves de colonisation des Européens si les Autochtones avaient été immunisés contre les maladies européennes ? » (p. 62).