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Dans un contexte de déclin de l’activité physique chez les jeunes et de promotion de l’éducation physique et sportive comme moyen de lutter contre la sédentarité des jeunes, il est important de comprendre les facteurs qui peuvent contribuer à accroitre l’engagement des élèves dans cette discipline scolaire (Chorney et Stecyk, 2015). Dans le cadre scolaire, l’engagement a longtemps été considéré comme le facilitateur principal de la réussite scolaire et de l’apprentissage des élèves (Bevans, Fitzpatrick, Sanchez et Forrest, 2010). Plus largement, des jeunes témoignant d’un engagement soutenu à l’école seraient moins touché⋅e⋅s par la dépression et se révèleraient moins susceptibles d’être impliqué⋅e⋅s dans la délinquance et la toxicomanie (Li et Lerner, 2011).

Une diversité de notions connexes à l’engagement a été analysée dans les écrits, comme la « participation » ou l’« implication », sans qu’il soit toujours aisé de cibler leurs distinctions. En particulier, l’engagement est souvent lié à la notion de motivation. À ce titre, la théorie motivationnelle de Deci et Ryan (2002) postule que les individus sont enclins à intégrer les expériences qui leur permettent d’exprimer leurs besoins psychologiques fondamentaux (besoins de compétence, de relation sociale et d’autodétermination). Cette théorie est le fruit de recherches ayant révélé qu’un individu était d’autant plus engagé dans une activité que celle-ci lui procurait une satisfaction en elle-même. À l’opposé du continuum, l’individu est extrinsèquement motivé dans la mesure où il s’engage en vue d’atteindre un but externe à l’activité elle-même.

Selon Appleton, Christenson et Furlong (2008), il existe dans les écrits scientifiques plus de 15 définitions de l’engagement scolaire des élèves. Les auteur⋅e⋅s s’accordent toutefois sur la nature multidimensionnelle de l’engagement scolaire, qui peut revêtir une dimension académique, cognitive, intellectuelle, institutionnelle, émotionnelle, comportementale, sociale, psychologique (Taylor et Parsons, 2011). Une majorité d’auteur⋅e⋅s cible leur analyse sur trois de ces composantes : (a) l’engagement comportemental traduit les comportements de conformité des élèves à des attentes scolaires identifiées. Il renvoie notamment en éducation physique et sportive au temps d’engagement moteur des élèves ; (b) l’engagement cognitif est associé à un investissement de l’élève se traduisant par un haut niveau d’effort, d’attention et par la mobilisation de stratégies métacognitives lors des activités scolaires ; (c) l’engagement émotionnel renvoie à l’investissement des élèves et témoigne d’émotions positives ressenties (Fredricks, Blumenfeld et Paris, 2004).

Outre ces composantes, l’engagement scolaire peut être entendu à différents niveaux. Selon Skinner et Pitzer (2012), quatre niveaux peuvent être distingués. À un premier niveau figure l’engagement dans les institutions sociales comme la famille, les organisations communautaires ou encore l’école. Au deuxième niveau, l’engagement scolaire fait référence à la participation des élèves aux activités scolaires, comprenant les études, les activités sportives ou sociales, scolaires ou parascolaires. Un troisième niveau d’engagement scolaire concerne l’activité des élèves au sein de la classe en lien avec l’enseignant⋅e, les pairs et les contenus d’enseignement qui leur sont proposés. Enfin, le quatrième niveau cible l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage en situation de classe. Ce quatrième niveau constitue l’objet de la présente recherche, et est influencé notamment par les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e.

Les chercheur⋅se⋅s se sont questionné⋅e⋅s depuis de nombreuses années sur les facteurs susceptibles de favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage (Taylor et Parsons, 2011). La famille, la culture de l’élève et une diversité d’éléments liés au contexte d’enseignement (relations aux pairs, structure de la classe, etc.) sont susceptibles d’avoir des effets sur cet engagement (Fredricks et coll., 2004). Parmi tous ces facteurs, les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e jouent un rôle crucial (Pianta, Hamre et Allen, 2012). L’intervention relève d’une pratique complexe où le sujet et l’objet sont entremêlés, entrelacés et dialectisés tout au long de l’interaction qui les lie (Alaoui, Pelletier et Lenoir, 2018). Dans cet article, les modalités d’intervention sont considérées comme des manières de faire au sens large, réunissant indissociablement des dimensions liées au relationnel (pédagogique) et à l’organisation du travail des élèves (didactique). L’examen de la littérature a révélé deux principales orientations des recherches centrées sur l’analyse des modalités d’intervention des enseignante⋅s pour favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage.

La première renvoie aux travaux menés dans une perspective psychosociale. Ceux-ci mettent l’accent sur l’importance de construire une relation alliant soutien et contrôle pour favoriser une relation enseignant⋅e-élève favorable à l’engagement de ces dernier⋅ère⋅s. Le soutien désigne le degré de proximité entre l’enseignant⋅e et ses élèves au sein d’une classe (Wubbels et Brekelmans, 2005). Il peut revêtir des comportements positifs d’aide, d’amitié et s’oppose à des comportements négatifs d’adversité, d’irritation, voire d’agressivité envers les élèves (Wei, Den Brok et Zhou, 2009). Ces comportements interpersonnels sont directement perçus par les élèves, et pèsent sur leur engagement par l’intermédiaire des émotions positives qu’ils génèrent (Petiot, Desbiens et Visioli, 2014). Mais le contrôle de l’enseignant⋅e est aussi primordial pour favoriser l’engagement des élèves. Il sous-tend notamment une certaine dominance, nécessaire pour que l’enseignant⋅e affirme ses exigences et son leadeurship face aux élèves (Passini, Molinari et Speltini, 2015).

La deuxième orientation de recherche regroupe les travaux menés dans une perspective située. Ces derniers mettent l’accent sur l’activité d’enquête et l’attitude compréhensive de l’enseignant⋅e pour instaurer une relation de qualité avec les élèves, et sur la dynamique intersubjective de cette relation, qui nécessite de se pencher sur le point de vue des acteurrice⋅s impliqué⋅e⋅s (Saury, Adé, Gal-Petitfaux, Huet, Sève et Trohel, 2013). En éducation physique et sportive, plus particulièrement, les recherches ont montré que ces comportements de l’enseignant⋅e gagnaient à s’inscrire dans le cadre d’une démarche signifiante pour les élèves, et qui s’inscrit sur la durée. Les travaux relatifs au modèle d’enseignement alternatif Sport Éducation insistent sur ces points, et en particulier sur le rôle de l’enseignant⋅e pour accompagner l’engagement des élèves au sein d’expériences collectives et authentiques (Vidoni et Ward, 2009).

Les modalités d’intervention des enseignant⋅e⋅s sont liées à des dimensions plus larges et sous-jacentes. À ce titre, certain⋅e⋅s chercheur⋅ses ont analysé les dispositions qui sous-tendaient l’activité quotidienne des enseignant⋅e⋅s, et qui étaient susceptibles d’influencer la manière de définir et de favoriser l’engagement des élèves dans le travail scolaire. Selon Muller et Plazaola-Giger (2014), une disposition à agir constitue une tendance à agir d’une certaine façon dans une situation, ce qui traduit l’émergence de régularités liées à des circonstances particulières. Elles engloberaient la conscience, l’inclinaison et la capacité de réflexion de l’enseignant⋅e, en s’organisant autour des domaines intellectuel, culturel et moral (Stooksberry, Schussler et Bercaw, 2009). De rares études ont analysé les dispositions des enseignant⋅e⋅s émergeant en situation d’enseignement face à des élèves. C’est le cas de l’étude de Plazaola-Giger et Rouve-Llorca (2014), qui a pris appui sur les outils de l’analyse des discours pour étudier les propos d’une enseignante novice confrontée rétrospectivement aux images d’une leçon d’éducation physique et sportive qu’elle avait animée. Lorsqu’elle a évoqué ses choix réalisés en situation de classe, elle s’est appuyée sur l’attribution de dispositions à agir relatives aux élèves et à elle-même, relevant de la typification d’expériences.

Selon Ria (2012), les enseignant⋅e⋅s d’éducation physique et sportive novices mobilisent des connaissances délimitant des dispositions à agir susceptibles d’orienter leurs actions. En focalisant sur les préoccupations et les connaissances d’une cinquantaine d’enseignant⋅e⋅s, l’auteur a mis au jour cinq dispositions à agir typiques pour engager des élèves de collèges d’éducation prioritaire dans les activités d’apprentissage : (a) « Disposition à (ne pas) agir » : attendre les élèves en montrant ostensiblement une « disponibilité de prof » ; (b) « Disposition à (ré)agir » : maintenir des exigences scolaires dans une relation sous haute tension avec les élèves ; (c) « Disposition à (ne plus) agir » : instaurer en classe un mode de fonctionnement entrainant une réduction des exigences scolaires ; (d) « Disposition à (faire) agir » : obtenir le contrôle des élèves en les mettant au travail le plus tôt possible ; (e) « Disposition à (inter)agir » : impliquer fortement les élèves par des projets d’apprentissage. Si les enseignant⋅e⋅s « expert⋅e⋅s » sont potentiellement aussi guidé⋅e⋅s par leurs connaissances acquises par l’expérience quand elles⋅ils interviennent en classe, leur activité n’a, à notre connaissance, fait l’objet d’aucune étude cherchant à mettre au jour les dispositions à agir qui s’actualisent alors qu’elles⋅ils cherchent à favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage scolaire.

2. Cadrage théorique

Le cadrage théorique est structuré en trois parties : (a) une conception « enactive » de l’activité humaine ; (b) mettre en évidence les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e visant l’engagement des élèves à partir du cours d’expérience de l’enseignant⋅e ; (c) comprendre les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e en reconstruisant ses « dispositions à agir ».

2.1 Une conception « enactive » de l’activité humaine

Cette étude a été menée en référence au programme de recherche du « cours d’action » (Theureau, 2006), qui s’inscrit dans une conception « enactive » (Varela, 1989) de l’activité humaine. L’activité d’un⋅e acteur⋅rice (par exemple, d’un⋅e enseignant⋅e) est considérée comme couplée structurellement avec la situation dans laquelle elle prend forme. Favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage résulterait ainsi de cette interaction dynamique de l’enseignant⋅e avec un environnement de classe lui offrant des ressources pour agir (Varela, 1989). Ce couplage individu-environnement est fondamentalement asymétrique, c’est-à-dire orienté par le point de vue de l’acteur⋅rice et les significations qui accompagnent son activité. Dans la perspective enactive, tout acteur⋅rice construit le monde qui l’entoure, qui génère en retour des sources de perturbation et des exigences d’adaptation pour cet⋅te acteur⋅rice dans le cours de son activité.

Adoptant le présupposé d’une activité « enactive », le programme de recherche du « cours d’action » (Theureau, 2006) est convoqué depuis une vingtaine d’années au sein des recherches sur l’enseignement, pour investiguer l’activité des élèves (par exemple, Saury et Rossard, 2009) et des enseignant⋅e⋅s (par exemple, Vors et Gal-Petitfaux, 2015). Il s’agit d’analyser l’expérience des acteur⋅rice⋅s à partir des significations qu’elles⋅ils donnent à leur activité, en accord avec l’hypothèse de la « conscience pré-réflexive », selon laquelle toute activité humaine s’accompagne d’un « cours d’expérience », vécu par l’acteur⋅rice et verbalisable, moyennant des conditions favorables. Dans cette perspective, l’analyse est réalisée à partir d’entretiens d’autoconfrontation, consistant à replacer l’acteur⋅rice devant l’enregistrement audiovidéo d’une situation qu’elle⋅il vient de vivre.

2.2 Mettre en évidence les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e visant l’engagement des élèves à partir du cours d’expérience de l’enseignant⋅e

Le cours d’expérience est constitué d’un ensemble de composantes faisant émerger pour l’acteur⋅rice le sens de son activité à chaque instant (signe hexadique) : il est notamment constitué de l’engagement de l’acteur⋅rice et de son référentiel.

L’engagement (E) traduit l’hypothèse d’une « direction » sous-jacente à l’activité humaine. Selon Saury et coll. (2013), il « comprend l’ouverture (et la fermeture) de possibles pour l’activité qui mobilisent de manière prioritaire l’acteur à cet instant considéré, qui se délimitent et qui s’actualisent en fonction de ce qu’il prend en compte dans sa situation » (p. 43). Autrement dit, l’engagement correspond à un faisceau de préoccupations, à ce que l’acteur⋅rice cherche à faire et ce par quoi elle⋅il est orienté⋅e à cet instant.

À partir de cet engagement, il est possible de mettre en évidence les macropréoccupations qui animent l’acteur⋅rice à l’instant t. Une macropréoccupation comporte un caractère plus global. Dans notre cas, il s’agit donc de faire émerger les macropréoccupations de l’enseignante, liées à ses modalités d’intervention visant la promotion de l’engagement des élèves.

Le référentiel regroupe quant à lui les éléments de connaissance s’apparentant à des « types », c’est-à-dire des éléments de généralités que l’acteur⋅rice a construits sur le mode de la typicité (Rosch, 1978). Selon l’auteur, le référentiel d’un⋅e acteur⋅rice se construit sur la base de similitudes de formes dans son monde perçu. Ainsi, les macropréoccupations de l’enseignant⋅e liées à la promotion de l’engagement des élèves sont indissociables de connaissances concernant les modalités d’intervention à mettre en oeuvre en classe.

2.3 Comprendre les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e en reconstruisant ses « dispositions à agir »

En dépit de sa singularité, le comportement d’un⋅e acteur⋅rice comporte des propriétés typiques. Cette part de typicalité dans toute pratique humaine est construite sur la base de significations et d’émotions récurrentes, au sein desquelles nous mobilisons des savoir-faire devenus transparents. Ces situations typiques correspondent à des « micro-mondes », si présents que nous ne réfléchissons plus à ce qu’ils sont ni à la manière dont nous les habitons (Varela, 1996). C’est ainsi que la leçon d’éducation physique et sportive est devenue un micromonde familier pour des enseignant⋅e⋅s expert⋅e⋅s, en dépit de la complexité permanente de l’enseignement au quotidien (Tardif et Lessard, 1999).

Selon Varela (1996), ces micromondes sont indissociables de « micro-identités », qui se concrétisent sous la forme de dispositions à agir spécifiques, constituant un « déjà-là » qui s’actualise au sein de situations typiques vécues par l’acteur⋅rice. En d’autres termes, l’histoire des couplages enseignant⋅e-classe fait émerger des dispositions à agir qui traduisent une identité particulière des enseignant⋅e⋅s, construite par un processus de typicalisation d’actions et d’expériences passées au sein du micromonde « classe ». Leur analyse permet donc de révéler la « face stable de l’action » (Muller et Plazaola-Giger, 2014), afin d’accéder à la propension ou la tendance d’un⋅e acteur⋅rice à agir d’une certaine manière dans des circonstances déterminées (Lahire, 1998).

Ainsi, en accord avec une approche « enactive », nous considérons que l’enseignant⋅e ne survient pas en classe porteur⋅se d’un « répertoire » de modalités d’intervention censées favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage. Ces modalités émergent dans l’action située, et sont couplées aux situations de classe. Toutefois, le recours à la notion de dispositions à agir nous permet de considérer que ces modalités d’intervention sont nécessairement influencées par les expériences passées des enseignant⋅e⋅s. La figure 1 présente l’articulation des notions abordées dans la présente recherche, au service de la reconstruction des dispositions à agir de l’enseignant⋅e cherchant à promouvoir l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage.

Figure 1

Mise en évidence des dispositions à agir à partir de l’engagement et du référentiel de l’enseignant⋅e

Mise en évidence des dispositions à agir à partir de l’engagement et du référentiel de l’enseignant⋅e

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2.4 Objet de recherche

L’objectif de cette recherche était d’analyser l’activité d’enseignant⋅e⋅s d’éducation physique et sportive expert⋅e⋅s de leur première rencontre avec leurs élèves à la fin de la première séquence d’enseignement de l’année. Plus précisément, il s’est agi : (a) d’identifier des modalités d’intervention récurrentes chez ces enseignant⋅e⋅s, associées à la promotion de l’engagement de leurs élèves dans les activités d’apprentissage ; (b) de reconstruire les dispositions à agir des enseignant⋅e⋅s, sous-tendant ces modalités d’intervention, afin d’apporter une piste explicative à leur manière d’être en classe et de restaurer l’influence des expériences passées dans l’action située.

En somme, à l’instar de Leblanc (2014), nous nous inscrivons dans une voie intermédiaire entre deux grandes tendances théoriques, la première consistant à comprendre les agissements d’un individu exclusivement par son passé, et la seconde s’intéressant à l’émergence de l’activité sans accorder de poids particulier à ce qui s’est joué en amont. Nous cherchons à prendre en compte à la fois les caractéristiques de la situation au sein de laquelle ont émergé les modalités d’intervention de l’enseignant⋅e visant l’engagement des élèves, mais aussi les expériences vécues par ces enseignant⋅e⋅s dans le cadre de situations passées, qui s’actualisent dans l’action sous la forme de dispositions à agir.

3. Méthode

3.1 Participant⋅es et situations analysées

Deux enseignant⋅e⋅s d’éducation physique et sportive se sont porté⋅e⋅s volontaires pour participer à cette recherche. La première, Sophie, était âgée de 44 ans et enseignait l’éducation physique et sportive depuis 20 ans, dont huit dans l’établissement concerné. Le deuxième, Pierre, était âgé de 55 ans, et exerçait en tant qu’enseignant d’éducation physique et sportive depuis 30 ans. Il enseignait depuis cinq ans dans l’établissement où a été effectuée la recherche. Au regard de leur expérience professionnelle, de leur formation initiale et continue, de leurs engagements actifs dans la profession et de la reconnaissance dont ils bénéficiaient de la part de leurs pairs, ces deux enseignant⋅e⋅s peuvent être considéré⋅e⋅s comme expert⋅e⋅s dans l’enseignement de l’éducation physique et sportive au regard des critères de Tochon (1993).

Sophie a été observée alors qu’elle enseignait auprès d’une classe de douze élèves de 6e d’une section d’enseignement général et professionnel adapté du collège d’une petite ville rurale française. Cet établissement était composé de 650 élèves, dont la majorité était issue de catégories socioprofessionnelles défavorisées (42,4 % des élèves sont filles⋅fils d’ouvrier⋅ère⋅s ou d’inactif⋅ives, soit un pourcentage supérieur à la moyenne académique et nationale). La classe était composée de 12 élèves (cinq garçons et sept filles de onze à douze ans) présentant des difficultés majeures de comportement et/ou d’apprentissage. Les élèves étaient tous débutants en natation. L’analyse de l’activité de Sophie a porté sur les quatorze premières leçons d’éducation physique et sportive de l’année (natation). Les leçons avaient lieu le lundi de 10 h à 12 h et le jeudi de 8 h 15 à 10 h 15.

Pierre a quant à lui été observé auprès d’une classe de 34 élèves de seconde générale. L’établissement concerné était un lycée général et technologique de la banlieue d’une grande ville française. Les élèves scolarisé⋅e⋅s dans cet établissement étaient issu⋅e⋅s de catégories socioprofessionnelles moyennes. De niveau scolaire hétérogène, les élèves présentaient des comportements décrits comme relativement dociles et scolaires. L’activité de Pierre a été analysée lors des sept premières leçons de l’année (volleyball). Les leçons d’éducation physique et sportive avaient lieu le mercredi de 11 h à 13 h.

3.2 Recueil de données

Deux types de données ont été recueillies : (a) des données d’enregistrement in situ des modalités d’intervention des enseignant⋅e⋅s en classe ; (b) des données de verbalisation rétrospectives lors d’entretiens d’autoconfrontation avec les enseignant⋅e⋅s, réalisés aussitôt après la leçon filmée.

3.2.1 Données d’enregistrement in situ des modalités d’intervention des enseignant⋅e⋅s en classe

Les modalités d’intervention des enseignant⋅e⋅s ont été filmées durant l’intégralité des leçons, à l’aide d’une caméra mobile manipulée par le chercheur, et reliée à un micro Bluetooth porté par les enseignant⋅e⋅s. Ce micro permettait d’enregistrer sur la vidéo l’ensemble de leurs communications verbales durant les leçons. Une deuxième caméra fixe filmait en plan large l’ensemble de la situation de classe, de l’arrivée des élèves à leur retour dans les vestiaires.

3.2.2 Données de verbalisation rétrospectives lors d’entretiens d’autoconfrontation avec les enseignant⋅e⋅s

Nous avons recueilli des verbalisations rétrospectives des enseignant⋅e⋅s lors d’entretiens d’autoconfrontation réalisés directement après chaque leçon filmée. Ces entretiens ont consisté, sur la base de la visualisation de la vidéo, à inviter les enseignant⋅e⋅s à expliciter, montrer et commenter leurs modalités intervention émergeant en classe, afin de comprendre les éléments significatifs pour elleseux lors de la leçon (Theureau, 2006).

L’origine de cet outil se situe dans les travaux de psychologues comme Bloom dans le domaine de l’éducation, au début des années 1950, qui le nomme le « rappel stimulé » (stimulated recall) et Nielsen, qui a forgé l’expression d’autoconfrontation (self-confrontation) dans les années 1960 (Guérin, Riff et Testevuide, 2004). L’entretien d’autoconfrontation est aujourd’hui largement utilisé au sein des recherches en sciences de l’éducation s’inscrivant dans une perspective située, qui s’intéressent à la manière dont les acteur⋅rice⋅s vivent les situations de classe (par exemple, Vors et Gal-Petitfaux, 2015).

Plus précisément, il leur était demandé de « revivre » la leçon sans chercher à l’analyser, à la rationaliser ou à la justifier par la suite (Sève et Saury, 2010). Les questions posées traitaient notamment des préoccupations des enseignant⋅e⋅s (par exemple, « qu’est-ce que tu cherches à faire dans cette situation ? »), et de leurs connaissances mobilisées dans la situation (par exemple, « comment comprends-tu la situation à ce moment-là ? »).

Concernant Sophie, les entretiens se sont déroulés le jeudi après-midi de chaque semaine. Chaque entretien portait sur la leçon du lundi précédent et sur celle du matin même. Au total, pour les quatorze leçons, 980 minutes d’entretien d’autoconfrontation ont été enregistrées avec l’enseignante. Les entretiens réalisés avec Pierre se sont déroulés chaque mercredi après-midi après la leçon filmée. 561 minutes d’entretien ont été enregistrées avec lui.

3.3 Traitement de données

Le traitement de données s’est déroulé en deux étapes : (a) reconstruction du cours d’expérience des enseignant⋅e⋅s et identification de modalités d’intervention visant la promotion de l’engagement des élèves ; (b) mise en évidence et catégorisation des dispositions à agir sous-jacentes à ces modalités d’intervention.

3.3.1 Reconstruction du cours d’expérience des enseignante⋅s et identification de modalités d’intervention visant la promotion de l’engagement des élèves

Nous avons retranscrit et synchronisé les communications des enseignant⋅e⋅s dans leur environnement et leurs verbalisations obtenues lors des entretiens d’autoconfrontation. En accord avec le programme de recherche du « cours d’action » (Theureau, 2006), nous avons reconstruit le cours d’expérience des enseignant⋅e⋅s, en renseignant systématiquement deux composantes du signe hexadique, rendant compte des phénomènes suivants : (a) l’engagement (E) de l’enseignant⋅e dans la situation, traduisant ses intentions à chaque instant; (b) le référentiel (S), regroupant les connaissances mobilisées par l’enseignant⋅e au regard de son engagement (Theureau, 2006). Le choix de nous centrer sur ces deux éléments du signe hexadique prend appui sur les travaux de Ria (2012). Par exemple, le tableau 1 présente la reconstruction du cours d’expérience de Pierre lors d’un moment issu de la quatrième leçon de volleyball. En fin de leçon, alors qu’il donnait le départ des matchs, il a pressé les élèves de se mettre en place sur les terrains, démarrant le chronomètre avant même que toutes les équipes ne soient placées. Certaines d’entre elles ont perdu des points parce qu’elles n’étaient pas prêtes au moment de la mise en jeu du ballon.

Tableau 1

Extrait de la reconstruction du cours d’expérience de Pierre

Extrait de la reconstruction du cours d’expérience de Pierre

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La mise en évidence de l’engagement des enseignant⋅e⋅s nous a conduits à identifier les moments durant lesquels elles⋅ils cherchaient à promouvoir l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage. Nous avons alors focalisé sur ces moments et ciblé leurs modalités d’intervention associées. Pour chaque enseignant⋅e, des modalités d’intervention répétées tout au long de la séquence d’enseignement ont été identifiées. Les macropréoccupations des enseignant⋅e⋅s, lorsqu’ils manifestaient ces modalités d’intervention, ont été regroupées de manière inductive, selon leur degré de similarité. Par exemple, l’extrait présenté dans le tableau 1 correspond à la macropréoccupation « Démarrer l’exercice le plus rapidement possible », et plus largement à la catégorie « Limiter les pertes de temps pour favoriser l’engagement des élèves en volleyball ». Au total, l’analyse a révélé 34 macropréoccupations chez Sophie et 41 chez Pierre. Dans les deux cas, elles ont été regroupées dans quatre catégories.

3.3.2 Mise en évidence et catégorisation des dispositions à agir sous-jacentes à ces modalités d’intervention

Nous avons ensuite reconstruit les dispositions à agir des enseignant⋅e⋅s sous-tendant ces macropréoccupations, en nous basant sur les éléments constitutifs de l’engagement et du référentiel de l’enseignant⋅e. Dans l’exemple proposé dans le tableau 1, se rapportant à la macropréoccupation intitulée « Démarrer l’exercice le plus rapidement possible » qui a émergé 52 fois dans l’activité de Pierre, quatre dispositions se sont actualisées en lien avec cette macropréoccupation : (a) écourter les tâches non motrices pour maximiser le temps d’engagement moteur ; (b) presser les élèves pour éviter l’inertie ; (c) créer une dynamique de classe ; (d) favoriser l’inculcation d’un mode de fonctionnement permettant d’aller vite. Si sur les 34 macropréoccupations identifiées chez Sophie et les 41 documentées chez Pierre, certaines sont ponctuelles, se rapportant ainsi à un seul moment de la séquence d’enseignement, et d’autres ont émergé de façon répétée.

Les dispositions à agir mises en évidence ont ensuite été catégorisées de manière inductive. Dans l’exemple exposé (tableau 1), la disposition à agir intitulée « Écourter les tâches non motrices pour maximiser le temps d’engagement moteur » a été regroupée dans la catégorie « Favoriser l’engagement moteur des élèves en éducation physique et sportive » et les dispositions à agir « Presser les élèves pour éviter l’inertie », « Créer une dynamique de classe » et « Favoriser l’inculcation d’un mode de fonctionnement permettant d’aller vite » ont été regroupées dans la catégorie « Favoriser un engagement des élèves au service d’une dynamique collective où chacun⋅e a inculqué l’idée d’aller vite ». Au total, cinq catégories de dispositions à agir ont été identifiées chez Sophie, et six ont été mises en évidence concernant Pierre.

Figure 2

Méthode de reconstruction des dispositions à agir des enseignant·e·s (exemple de Pierre)

Méthode de reconstruction des dispositions à agir des enseignant·e·s (exemple de Pierre)

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3.4 Considérations éthiques

Les deux enseignant⋅e⋅s ont participé à cette étude sur la base du volontariat. Nous avons commencé à leur présenter l’objectif de cette recherche, puis les avons rencontré·e·s dans leur établissement avant la rentrée scolaire. Nous avons rencontré le chef d’établissement, le personnel administratif et l’équipe pédagogique d’éducation physique et sportive. Cette étape a permis notre intégration authentique en tant que chercheur au sein de l’établissement scolaire. En début d’année scolaire, nous avons rencontré les élèves des deux classes et répondu à leurs questions. Nous leur avons assuré que les données recueillies étaient confidentielles, réservées à un cadre scientifique et pédagogique, et leur avons remis un document de présentation destiné à leurs parents. Nous nous sommes assurés que leurs parents avaient signé une autorisation de droit à l’image pour permettre les enregistrements vidéos des leçons. Au cours de la recherche, nous nous sommes constamment assuré·e·s de la participation volontaire des élèves et des deux enseignant·e·s.

4. Résultats

L’analyse de l’activité des deux enseignant⋅e⋅s d’éducation physique et sportive a permis d’identifier des modalités d’intervention répétées pour favoriser l’engagement de leurs élèves dans les activités d’apprentissage. Ces modalités d’intervention traduisent des dispositions à agir contrastées entre Sophie et Pierre. Les résultats sont présentés en deux parties : (a) modalités d’intervention et dispositions à agir de Sophie ; (b) modalités d’intervention et dispositions à agir de Pierre.

4.1 Modalités d’intervention et dispositions à agir de Sophie

4.1.1 Le recours de Sophie aux métaphores pour favoriser l’engagement des élèves en natation

Lors de la séquence d’enseignement, Sophie a eu recours aux métaphores de façon récurrente, comme une véritable habitude construite en classe, au service de l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage. La métaphore utilisée au départ était celle d’un « couteau qui glisserait sur la crème fraiche », puis elle s’est transformée au gré de l’imagination de l’enseignante et des élèves (par exemple, « le couteau à beurre », « la fusée »). Au total, 34 macropréoccupations ont été identifiées chez Sophie lorsqu’elle avait recours aux métaphores. Elles ont été regroupées dans quatre catégories : (a) « Favoriser l’horizontalité du corps des élèves en nage ventrale » ; (b) « Favoriser l’horizontalité du corps des élèves en nage dorsale » ; (c) « Favoriser la respiration aquatique des élèves » ; (d) « Favoriser la visualisation de son corps ou du corps d’un autre élève ». Le tableau 2 propose un exemple de macropréoccupation regroupée dans chaque catégorie.

Tableau 2

Catégories de macropréoccupations de Sophie pour promouvoir l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage

Catégories de macropréoccupations de Sophie pour promouvoir l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage

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La catégorie intitulée « Favoriser l’horizontalité du corps des élèves en nage ventrale » a regroupé 25 macropréoccupations, durant lesquelles l’enseignante a incité les élèves à nager sur le ventre comme un « couteau » glissant sur de la « crème fraiche ». Dès la deuxième leçon de natation, elle a exprimé aux élèves :

« Imaginez que vous êtes un couteau, imaginez que l’eau, c’est de la crème fraiche, et qu’avec votre couteau, vous allez glisser sur la crème fraiche (se penche et mime l’action de glisse avec la main). Donc on essaie de se mettre en position du couteau (les bras en position de glisse), ou comme une planche, ou comme un requin, et on va essayer de glisser le plus possible sur la crème fraiche ».

Cours d’expérience de l’enseignante : dans cette situation, Sophie a demandé aux élèves de nager comme s’ils étaient un « couteau » qui glissait sur de la « crème fraiche », avec pour intention de susciter la « recherche de sensations agréables dans l’eau » pour changer le rapport des élèves à la nage (E). Cette modalité d’intervention était basée sur le vécu de l’enseignante et sur ses connaissances des élèves scolarisée⋅s en section d’enseignement général et professionnel adapté, pour qui les jeux de type concurrence pouvaient créer des frustrations (S). Sophie a constaté que ces images amusaient les élèves, ce qui a validé la connaissance selon laquelle donner des images aux élèves générait des « moments un peu clown » qui instauraient un moment plaisant à la fois pour elles⋅eux et pour l’enseignante.

4.1.2 Les dispositions à agir sous-jacentes à l’usage des métaphores

Le recours de Sophie aux métaphores pour favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage est lié à différentes dispositions à agir. Au total, nous en avons identifié 17, réparties dans cinq catégories (figure 3).

Figure 3

Nombre d’actualisations des catégories de dispositions à agir (Sophie)

Nombre d’actualisations des catégories de dispositions à agir (Sophie)

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La catégorie la plus souvent actualisée dans l’activité de Sophie s’intitule « Favoriser l’engagement des élèves dans des apprentissages moteurs accessibles à tou⋅te⋅s ». Elle regroupe cinq dispositions à agir.

L’une d’elles, intitulée « reconcentrer les élèves en abordant des notions liées à la motricité », s’est actualisée deux fois. Par exemple, lors de la troisième leçon, Sophie a demandé à deux élèves de mettre les bras devant « comme la pointe du couteau ». Elle cherchait à ce que ces deux élèves turbulents s’engagent dans les apprentissages moteurs au lieu de s’amuser (E) : « je donne à Timéo et à Clément des indications pour qu’ils rentrent dans les apprentissages moteurs, parce qu’ils montrent des signes d’impatience, ils jouent, ils s’amusent ». Selon les connaissances de l’enseignante, focaliser les élèves sur des contenus d’apprentissage moteurs permettrait d’éviter des débordements de la part des élèves (S) : « ils sont prêts à ça, il faut que je leur donne des ‘bonbec’, il faut que je leur donne à ‘bouffer’ parce qu’ils ont besoin d’être confrontés à la difficulté pour avancer ». Une autre disposition à agir contenue dans la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves dans des apprentissages moteurs accessibles à tou⋅te⋅s » est « Utiliser le tableau pour marquer l’importance des notions abordées et s’assurer de leur compréhension par les élèves ». Elle s’est actualisée sept fois lors du cycle. Par exemple, lors de la septième leçon, Sophie a écrit « faire le couteau pour étaler la crème fraiche » au tableau afin de partager avec quatre nouvelles élèves la signification de la métaphore. Son engagement était de montrer l’importance du « couteau » pour adopter la position adéquate sur l’eau (E) : « je la marque au tableau pour qu’elle soit visible. […] C’est inscrit ». Elle s’appuie sur la connaissance (S) que « ce qui est important est écrit sur le tableau ».

D’après la figure 3, quatre autres catégories de dispositions à agir ont été mises en évidence ; (a) « Favoriser l’engagement des élèves par une intervention plaisante sans cesse renouvelée » sous-tend les macropréoccupations de Sophie lorsqu’elle fait évoluer les métaphores communiquées aux élèves pour amener de la nouveauté, de la surprise et du rire au sein de la classe ; (b) la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves dans les apprentissages méthodologiques » a émergé lorsque l’enseignante était préoccupée par le fait d’utiliser les métaphores au service des apprentissages d’ordre méthodologique, consistant à ce que les élèves acquièrent des méthodes de travail ; (c) la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves par une intervention personnalisée et bienveillante » s’est actualisée alors que l’enseignante utilisait les métaphores pour intervenir en s’adaptant à un élève en particulier ; (d) « Favoriser l’engagement des élèves dans la construction d’une culture commune en classe » a émergé lorsque l’enseignante encourageait les élèves à employer les métaphores avec leurs propres mots, reprenait leurs mots, et les incitait à les exprimer devant les autres élèves de la classe.

4.2 Modalités d’intervention et dispositions à agir de Pierre

4.2.1. Les usages du temps au service de l’engagement des élèves de seconde générale

Concernant le cours d’expérience de Pierre, l’analyse a révélé qu’il faisait différents usages du temps en classe – en donnant des repères de temps aux élèves, en les incitant à se dépêcher, en applaudissant, en scandant des paroles, en courant – pour dynamiser l’engagement de tou⋅tes en volleyball. 41 macropréoccupations récurrentes ont été identifiées lorsque l’enseignant manifestait de tels comportements. Elles ont été réparties dans quatre catégories : (a) « Limiter les pertes de temps pour favoriser l’engagement des élèves en volleyball » ; (b) « Favoriser l’engagement dynamique des élèves en volleyball » ; (c) « Donner aux élèves des repères de temps en volleyball » ; (d) « Accepter de laisser du temps aux élèves ou de consacrer du temps à une activité non motrice ». Le tableau 3 propose un exemple de macropréoccupation regroupée dans chaque catégorie.

Tableau 3

Catégories de macropréoccupations de Pierre pour promouvoir l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage

Catégories de macropréoccupations de Pierre pour promouvoir l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage

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La première catégorie, intitulée « Limiter les pertes de temps pour favoriser l’engagement des élèves en volleyball », a regroupé 17 macropréoccupations. L’une d’elles est « Démarrer l’exercice le plus rapidement possible ». Par exemple, lors de la troisième leçon, il a exprimé :

Prêts ? Allez, on repart ! 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1. Bien, allez, on continue, on continue. Oui encore, voilà super encore ! Voilà ! Encore ! Encore ! Encore ! Dommage c’était super là. Oui, encore, encore. Voilà, allez, il reste deux minutes.

Cours d’expérience de l’enseignant : dans cette situation, Pierre avait pour intention d’accélérer la mise en place des élèves sur les terrains pour démarrer l’exercice le plus vite possible en agençant les groupes de trois le mieux possible (E). À ce moment il percevait « trop d’inertie » chez les élèves : « ça ne démarre pas, les plots ne sont pas mis, certains élèves restent en retrait et ne sont pas intégrés à un groupe, un élève se roule par terre ». Il savait qu’un manque de compréhension des consignes pouvait expliquer le fait que des élèves ne démarrent pas rapidement (S) et a construit la connaissance qu’il n’avait peut-être pas été suffisamment clair dans ses explications.

4.2.2 Les dispositions à agir sous-jacentes aux usages du temps par Pierre

Les usages du temps par Pierre, visant à favoriser l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage en volleyball, sont sous-tendus par 24 dispositions à agir, que nous avons réparties dans cinq catégories (figure 4).

Figure 4

Nombre d’actualisations des catégories de dispositions à agir (Pierre)

Nombre d’actualisations des catégories de dispositions à agir (Pierre)

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La catégorie « Favoriser un engagement des élèves dans les activités d’apprentissage sur un tempo rapide et sans perte de temps » s’est actualisée le plus souvent dans l’activité de Pierre. Elle regroupe trois dispositions à agir.

L’une d’elles est « Favoriser l’inculcation d’un mode de fonctionnement permettant d’aller vite ». Elle s’est actualisée 137 fois au cours du cycle. Lors de la troisième leçon, Pierre a cherché à regrouper les élèves en les pressant pour ne pas perdre de temps. Il souhaitait qu’elles·ils incorporent, comme lui-même, l’idée d’« aller vite » (E) :

C’est essayer de les rendre aussi dans le même état d’esprit que moi, c’est-à-dire il faut qu’on gagne du temps, ou il faut pas qu’on en perde… Donc là aussi, l’idée c’est de… en fait on installe, je sais pas si c’est consciemment ou inconsciemment, cette idée de faut faire vite.

Il a mobilisé la connaissance que les élèves s’appropriaient peu à peu ce fonctionnement (S) : « y’a quelque chose qui commence à bien murir, cette idée de temps ils se l’approprient progressivement eux aussi ».

Dans la catégorie « Favoriser un engagement des élèves dans les activités d’apprentissage sur un tempo rapide et sans perte de temps » figure une autre disposition à agir, intitulée « Presser les élèves pour éviter l’inertie ». Par exemple, lors de la quatrième leçon, il a exprimé la volonté de « persécuter » les élèves pour éviter qu’elles⋅ils mettent trop de temps à se mettre en place (E). Pierre sait que les élèves ont tendance à se conformer progressivement à ses attentes au fil des leçons (S) :

Ils sont pas loin de la zone géographique dans laquelle ils doivent être. Donc ça va marcher, ça va marcher, puis bon, ils finissent par me connaitre, j’ai donné une réputation du prof qui est sans arrêt avec son temps en train de… Je les persécute là-dessus et je sais que ça va finir par devenir un mode de fonctionnement pour eux.

Lors de ce moment, la troisième disposition à agir contenue dans cette catégorie, « Créer une dynamique de classe », s’est aussi actualisée. En effet, Pierre cherchait à engendrer un engagement dynamique en volleyball, chez l’ensemble des élèves de la classe (E) :

Il faut créer de la dynamique… C’est vraiment créer une pâte et faut que la mayonnaise, ou la pâte à crêpes, elle prenne bien. Donc ça nécessite d’être toujours derrière. Je suis avec le fouet, sans arrêt en train de remuer et ça crée un climat dans la classe.

Pierre a ainsi mobilisé des connaissances selon lesquelles le manque d’engagement des élèves constitue un risque au sein d’une classe, que l’enseignant a pour rôle de contrer en redoublant d’efforts pour dynamiser les élèves (S).

D’après la figure 4, cinq autres catégories de dispositions à agir ont été mises en évidence ; (a) « Favoriser un engagement dynamique des élèves en éducation physique et sportive qui leur apporte plaisir et réussite » a émergé lorsque Pierre cherchait à dynamiser les élèves pour faire durer les échanges et procurer aux élèves un plaisir de jouer au volleyball ; (b) « Favoriser l’engagement moteur des élèves » a sous-tendu l’activité de Pierre lorsqu’il cherchait à placer les élèves en situation de jeu, plutôt qu’assis⋅e⋅s à écouter les consignes notamment ; (c) la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves dans les apprentissages méthodologiques » a émergé lorsque Pierre cherchait à enseigner aux élèves des méthodes de travail, notamment en les amenant à s’engager dans du travail d’équipe en volleyball ; (d) la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves en se montrant à leur écoute » a sous-tendu les macropréoccupations de Pierre lorsqu’il acceptait de donner du temps aux élèves, plutôt que de les presser à agir rapidement ; (e) « Favoriser l’engagement des élèves en soignant la qualité des transmissions d’informations limitant la pratique physique des élèves » regroupe les dispositions à agir ayant émergé lorsque l’enseignant acceptait de passer du temps à fournir des explications aux élèves, même si ces moments avaient pour conséquence de réduire le temps d’engagement moteur.

5. Discussion

Les résultats obtenus au cours de cette étude sont discutés en deux parties : (a) similitudes concernant les modalités d’intervention et les dispositions à agir de Sophie et de Pierre ; (b) différences concernant les modalités d’intervention et les dispositions à agir de Sophie et de Pierre.

5.1 Modalités d’intervention et dispositions à agir des enseignant⋅e⋅s : quelles similitudes ?

Les modalités d’intervention et les dispositions à agir de Sophie et de Pierre pour favoriser l’engagement de leurs élèves dans les activités d’apprentissage comportent trois similitudes majeures.

Premièrement, les apprentissages moteurs transparaissaient dans les modalités d’intervention des enseignant⋅es, et étaient visibles à travers les catégories de dispositions à agir intitulées « Favoriser l’engagement des élèves dans des apprentissages moteurs rendus accessibles à tou⋅te⋅s » (Sophie) et « Favoriser l’engagement moteur des élèves » (Pierre). Par exemple, pour Sophie, c’est justement une centration sur ces apprentissages qui a permis de reconcentrer Timéo et Clément sur « ce qu’il y a à apprendre ». Dans son activité, les métaphores ne sont pas seulement des figures poétiques du langage. Elles visent à faciliter la compréhension des élèves en aidant à structurer leurs processus cognitifs et leurs concepts (Lakoff et Johnson, 1980/1985). Le recours aux métaphores constitue pour elle un véritable outil de régulation en classe (Clauzard, 2018), favorable au maintien d’un fonctionnement positif de classe même si les élèves sont susceptibles de se désengager à tout moment, à l’image de Timéo et de Clément. La capacité de l’enseignante à adopter des modalités d’intervention favorisant l’engagement moteur des élèves n’est toutefois pas l’apanage d’enseignant⋅e⋅s exerçant dans des milieux reconnus comme difficiles (Vors et Gal-Petitfaux, 2015). Dans un contexte sans difficulté notoire, Pierre n’a eu de cesse de s’employer pour favoriser l’engagement moteur d’élèves plutôt dociles, mais sujet⋅te⋅s à des comportements de passivité et d’errance attentiste.

Deuxièmement, les modalités d’intervention et les dispositions à agir de Sophie et de Pierre ont été orientées vers la promotion du plaisir des élèves en classe. Pour Sophie, ce plaisir est passé par les sensations procurées par la natation grâce à un renouvèlement des métaphores, censé accompagner le développement de ces sensations. Ce registre des sensations a témoigné d’une « disposition à (ass)agir » les corps des élèves, en écho à son propre vécu dans le domaine de l’activité physique, sportive et artistique. En volleyball, Pierre a promu un plaisir des élèves davantage conçu comme extériorisé, lié à une réussite permise par un engagement dynamique que l’enseignant devait stimuler. Son recours aux usages du temps témoigne de l’importance donnée à un corps qui s’émeut, bouge et se dépense. Il a témoigné d’une « disposition à (sur)agir » en exprimant ses intentions en scandant, en interpelant, en courant, tel un « jeu émotionnel » caractéristique de l’activité des enseignante⋅s expert⋅e⋅s qui cherchent à obtenir des effets sur l’engagement des élèves (Visioli, Petiot et Ria, 2015). Si l’engagement peut être considéré comme un véritable processus relationnel (Pianta, Hamre et Allen, 2012), notre étude montre ainsi que cette relation peut refléter une micro-identité des enseignant⋅e⋅s dépassant les frontières du micromonde « classe » en impliquant leurs expériences passées, notamment dans le cadre de micromondes rencontrés en tant que sportif⋅ive⋅s.

Troisièmement, Sophie et Pierre ont adopté des modalités d’intervention et des dispositions à agir adaptées aux différents niveaux collectifs de la classe. Chez Sophie, la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves dans la construction d’une culture commune » a regroupé deux dispositions à agir traduisant sa préoccupation de faire des métaphores un fil rouge permettant d’unir la classe. Or, elle a aussi mobilisé des dispositions à agir, en l’occurrence « Favoriser l’engagement des élèves par une intervention personnalisée et bienveillante », ce qui sous-tend une individualisation de ces modalités d’intervention, comme lorsqu’elle adapte les métaphores aux besoins constatés chez Timéo et Clément. Concernant Pierre, « Favoriser un engagement des élèves dans les activités d’apprentissage sur un tempo rapide et sans perte de temps » a regroupé trois dispositions à agir sous-tendant la volonté de générer au sein de la classe un mode de fonctionnement collectif intégré par tous les élèves. Dans une moindre mesure, ses usages du temps étaient liés à la disposition à agir « Favoriser l’engagement des élèves en se montrant à leur écoute », lorsque l’enseignant acceptait de consacrer du temps à un élève en particulier, même s’il souhaitait que le collectif aille plus vite. Le point commun de ces deux enseignant·e·s était donc de chercher à construire un engagement collectif de classe (Gallego et Cole, 2001) à travers la mise en place d’habitudes au fil des leçons (Jelen et Necker, 2013), tout en favorisant l’engagement d’élèves en particulier (Petiot et Visioli, 2017).

5.2 Les différences concernant les modalités d’intervention et les dispositions à agir des enseignant⋅es

La reconstruction des dispositions à agir de Sophie et de Pierre, associées à leurs modalités d’intervention orientées vers l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage, nous ont permis d’identifier trois différences majeures entre les deux enseignant⋅e⋅s.

En premier lieu, l’activité de Sophie et de Pierre différait en ce qui concerne les formes d’engagement prioritairement favorisées. En témoignent leurs dispositions à agir relatives à l’engagement des élèves dans les apprentissages méthodologiques. Chez Sophie, sur 177 actualisations de dispositions à agir durant les macropréoccupations identifiées, 29 ont concerné la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves dans les apprentissages méthodologiques », soit un rapport d’environ 1/6. L’usage des métaphores visait pour elle à favoriser l’engagement moteur, mais aussi l’engagement cognitif et émotionnel des élèves (Fredricks et coll., 2004), en les incitant à réfléchir aux significations des termes et en cultivant des « sensations agréables dans l’eau » lors de moments « clown ». Par contre, chez Pierre, les 52 actualisations des dispositions à agir appartenant à la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves dans des apprentissages méthodologiques », ramenées au nombre total d’actualisations, ont été plus de deux fois inférieures (1/13). Pour lui, il s’agissait avant tout de favoriser l’engagement comportemental (Fredricks et coll., 2004) des élèves. Même lorsque des apprentissages méthodologiques étaient recherchés, c’était pour amener les élèves à respecter un plan d’échauffement en un temps donné, c’est-à-dire à « faire » le maximum, en un minimum de temps.

En deuxième lieu, les modalités d’intervention et les dispositions à agir de Sophie et de Pierre ont présenté une divergence concernant leur rôle d’enseignant⋅e pour construire le collectif classe. Parmi les dispositions à agir de Sophie figurait la catégorie « Favoriser l’engagement des élèves par une intervention bienveillante et personnalisée ». Les dispositions à agir liées à la construction d’une culture commune en classe ont eu un poids moindre dans son activité, comme si l’émancipation de chaque élève constituait un prérequis nécessaire pour créer le collectif, à la manière de propositions alternatives envisageant une autre conception du groupe-classe (Cornet et De Smet, 2013). Chez Pierre, la catégorie de dispositions à agir s’actualisant le plus fréquemment a été « Favoriser un engagement des élèves dans les activités d’apprentissage sur un tempo rapide et sans perte de temps ». Elle a regroupé à elle seule près de la moitié du nombre d’actualisations des dispositions à agir en lien avec l’engagement des élèves dans les activités d’apprentissage. Pierre s’est placé dans le rôle d’un gestionnaire d’équipe, chargé de faire lever une « pâte à crêpe » en agitant le fouet pour que chacun intègre « cette idée de temps » comme une règle commune. Ses dispositions à agir ont ainsi fait écho à celles révélées dans l’étude de Ria (2012), en particulier la « disposition à (faire) agir » consistant à obtenir le contrôle des élèves en les mettant au travail le plus tôt possible, dans l’objectif de créer des habitudes de fonctionnement (Jelen et Necker, 2013) consistant à « aller vite ».

En troisième lieu, durant les leçons analysées, les deux enseignant⋅e⋅s ont témoigné de la construction de micro-identités singulières, indissociables des micromondes contrastés dans lesquels elles se sont fondées. Roux-Perez (2004) a étudié l’identité professionnelle d’enseignant⋅e⋅s en montrant que les valeurs qui les guidaient dans leur métier témoignaient d’une recherche simultanée d’intégration et de différenciation se retrouvant à l’intérieur même de la profession, de sorte à faire apparaitre tout le paradoxe de la notion d’identité. Les huit années passées par Sophie auprès d’élèves en grande difficulté scolaire ont participé à façonner ses dispositions à agir valorisant une intervention personnalisée, émancipatrice et sollicitant l’imaginaire, et donc ses modalités d’intervention par métaphores. Pierre s’est quant à lui confronté depuis plusieurs années à des classes nombreuses d’adolescents relativement passifs, expliquant des usages du temps au service de dispositions à agir tournées vers le dynamisme et la lutte contre l’inertie. Le concept de dispositions à agir permet de dépasser un écueil de certains travaux menés dans une perspective située, qui tendant à éluder l’influence des expériences passées dans ce que révèle l’activité des enseignant⋅e⋅s en classe (Saury et coll., 2013).

6. Conclusion

La présente étude visait à analyser les modalités d’intervention contrastées de deux enseignant⋅e⋅s pour favoriser l’engagement de leurs élèves dans les activités d’apprentissage en éducation physique et sportive, en les reliant avec les dispositions à agir qui ont été intériorisées par ces enseignant⋅e⋅s durant leurs expériences passées. Au-delà des éléments déjà discutés, les résultats obtenus au cours de cette étude nous permettent d’avancer des pistes à destination des formations d’enseignant⋅e⋅s. En tant qu’enseignant⋅e⋅s d’éducation physique et sportive expert⋅e⋅s (Tochon, 1993), ils ont acquis des connaissances multiples, qui gagnent à être diffusées au sein des formations d’enseignant⋅e⋅s. Les enseignant⋅es débutant⋅e⋅s pourraient en effet puiser dans l’activité experte de nouvelles façons de faire, qu’elles⋅eux et leurs pairs n’ont pas toujours l’idée de mobiliser dans leur « micro-monde » de novices. Bien que l’expertise soit située, et ne puisse être considérée comme un « état » atteint à un moment donné de la carrière, il n’en reste pas moins qu’il « existe des différences entre enseignants ou enseignements telles que les uns sont plus efficaces que les autres » (Visioli et Ria, 2010, p. 1). Plusieurs pistes peuvent être formulées.

Premièrement, il importe d’amener les enseignant⋅e⋅s novices ou plus expérimenté⋅e⋅s à identifier les dispositions à agir qui s’actualisent dans leur activité en classe, et qui peuvent expliquer l’émergence de certaines façons d’agir face aux élèves. Selon Muller et Plazaola-Giger (2014), au quotidien, les individus ne cessent d’attribuer des dispositions aux autres : tel collègue est dit·e réactif·ve, ou anticipateur·trice, ou confus·e, ou motivé·e. Il est devenu difficile de se passer d’un « vocabulaire dispositionnel » au sein des formations, où sont désormais volontiers manipulés les concepts de compétences, de facultés, de savoir-faire. Mais paradoxalement, la notion de dispositions à agir est encore peu convoquée pour expliquer de ce que la⋅le formé⋅e donne à voir à travers ses modalités d’intervention en classe.

Deuxièmement, il est essentiel de penser la formation des enseignant⋅e⋅s comme un lieu d’infléchissement des dispositions à agir développées précédemment. Muller et Plazaola-Giger (2014) postulent que former équivaut autant à construire des dispositions à agir qu’à transformer celles qui ont été acquises auparavant. Comme celles de Sophie et Pierre, les modalités d’intervention des enseignant⋅e⋅s gagnent à être remises en question à travers le prisme des dispositions à agir, pour dépasser la simple description des manières de faire, vers une compréhension des phénomènes plus profonds qu’elles suggèrent. C’est à cette condition que des transformations pérennes sont susceptibles de se produire. L’entretien d’autoconfrontation constitue un outil potentiellement intéressant pour parvenir à ces transformations. Au-delà de ses atouts pour la recherche, il présente de nombreux bénéfices comme le soutien mémoriel, la restitution de la dynamique de l’activité, une réflexivité accrue ou encore une coanalyse entre enseignante et chercheur⋅se (Boubée, 2010).