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Pour le sociologue Mathieu Bock-Côté, il ne fait pas de doute que la gauche politique woke a pris en Occident, mais particulièrement au Québec et en France, le contrôle militant du politiquement correct dans les médias, ce qui est essentiellement l’objet du livre résumé et analysé ici. De là une question simple qui le taraude pendant tout le livre : « Est-ce que la gauche libérale est prête à s’allier aux conservateurs qu’hier encore elle maudissait et parviendra-t-elle à s’affranchir de l’autorité morale de la gauche radicale qui continue de l’intimider encore idéologiquement ? » (p. 17) De façon sous-jacente à cela, les médias en général « distinguent les hommes politiques fréquentables de ceux qui ne le sont pas, les philosophes éminents et les polémistes de bas étage, les intellectuels qui inspirent confiance et ceux qui ont des idées rances » (p. 25).

Analysant ce phénomène sociohistorique sur le moyen terme, l’auteur observe qu’au « marxisme scientifique d’hier répond la science diversitaire d’aujourd’hui. Une fois cela entendu, le débat public doit être moins contradictoire que pédagogique […] » (p. 37-38). Le présent est célébré comme providentiel et le passé, voire l’histoire et sa propre histoire nationale, est perçu comme profondément suspect par cette gauche diversitaire. Ainsi donc, « [l]’identité nationale elle-même n’existerait pas vraiment et le passé auquel se réfèrerait ceux qui se montrent attachés au roman collectif serait fantasmé » (p. 52-53).

Dans cet esprit, l’idéologie multiculturaliste serait célébrée peu importe ses failles et « toute proposition politique ne s’inscrivant pas d’abord et avant tout dans les paramètres de la philosophie diversitaire serait dorénavant irrecevable » (p. 67). Plus questionnable encore du point de vue des enseignants d’histoire nationale par exemple, mais malheureusement bien connue de ceux-ci, est l’observation suivante : « Le détournement de la lutte contre le racisme pour le transformer en lutte contre le sentiment national est certainement la stratégie idéologique la plus connue du multiculturalisme. » (p. 88)

Pour l’empire du politiquement correct médiatique (en particulier chez les médias sociaux) que nous illustre le sociologue, une « dérive à droite est moins une évolution politique personnelle qu’une déchéance morale […] Autant il est valorisant d’être campé à gauche, et même, loin à gauche, autant être associé à la droite représente une forme de passif […] En règle générale, on se réclame moins de droite qu’on doit s’expliquer d’en être » (p. 94, 100 et 104). Pour faire preuve de légitimité et surtout sur la question nationale, un thème doit donc passer à gauche.

La logique du progressisme serait « inquisitrice : elle ne pousse pas au conflit civilisé entre conceptions contrastées du bien commun mais à une lutte à finir entre le bien et le mal » (p. 127). Pour les wokes diversitaires, « plus la droite deviendrait elle-même, plus elle s’infréquentabiliserait […] On comprend l’idée : au fond d’elle-même, la droite ne serait qu’une extrême-droite contrariée. Une droite sans harnais serait nécessairement sauvage » (p. 116-117).

Comme cela va socialement très loin comme on le voit et devant la question identitaire qui se pose en parallèle partout en Occident, cela donne l’occasion « à la gauche et à la droite libérale […] de se réconcilier » (p. 138). « Une chose semble certaine : les catégories politiques apparues dans le cadre de la modernité providentialiste, qu’il s’agisse de la gauche sociale démocrate ou de la droite néolibérale semblent de moins en moins opérantes. » (p. 147)

Pour cette gauche diversitaire, nous serions « tous des immigrants [et] la figure sacralisée du migrant devant être normalisée, celle du citoyen attaché à son pays et à sa continuité historique doivent être disqualifiée » (p. 152-153). De plus, à l’image du cours d’éthique et culture religieuse qui s’enseigne aux enfants et adolescents québécois depuis 2001, une « population historique réfractaire à un déclassement symbolique et institutionnel devra être rééduquée pour apprendre à célébrer la beauté de la différence […] » (p. 153). Le sociologue nous amène ici au coeur du « modèle du patriotisme habermassien, qui correspond plus largement à une neutralisation de l’identité [historique] dans les paramètres de la citoyenneté […] » (p. 155-156). Lorsqu’il est question de la diversité ethnique et en particulier des Afro-américains ou des Amérindiens, la logique woke diversitaire va plus loin :

Des concepts intimement liés à la part traumatique de l’expérience historique américaine sont intégrés dans une grille de lecture qu’on plaque artificiellement sur les sociétés qui y sont étrangères, comme on le voit au Québec où l’application du concept de majorité blanche rend fondamentalement inintelligible son histoire en fondant dans une seule catégorie les francophones et les anglophones qui se sont pourtant affronté au fil des siècles sans ressentir particulièrement quelque sentiment de fraternité raciale.

p. 185

« Cette virulence en pousse plusieurs à voir dans l’antiracisme contemporain une forme de racisme antiblanc. » (p. 188) Pour Bock-Côté, il faudrait, par-delà ce dogmatisme délétère, « accorder aux groupes minoritaires en voie d’affranchissement le pouvoir de s’exprimer eux-mêmes en ne subissant plus la parole du groupe l’ayant historiquement subordonné et défini de l’extérieur » (p. 201). Cependant, « la société diversitaire pousse plutôt à la multiplication des interdictions sociales et symboliques » (p. 202).

Le sociologue féru d’histoire qu’il est propose une piste pour appréhender le social. « C’est dans la mesure où un peuple assume sa condition historique qu’il peut se projeter dans l’avenir » (p. 215). Aussi, le « questionnement sur l’identité nationale est aujourd’hui celui qui permet de méditer sur le noyau propre à chaque culture » (p. 225). Voilà qui n’est pas pour plaire en effet à l’empire du politiquement correct ! Et voici son mot de la fin, porteur et nécessaire, même si l’on n’est pas soi-même conservateur : « Il faudrait réapprendre à penser un conflit politique réel, substantiel, passionnel même, mais délivré de l’imaginaire de la guerre civile et capable d’amener les hommes à poursuivre, malgré tout, l’oeuvre commune que rend possible la cité. » (p. 272-273) En somme, cet ouvrage me semble être convainquant et devoir être lu par tous les enseignants, ceux d’histoire nationale et d’éthique religieuse en particulier, car ce sont souvent eux qui sont en première ligne de notre système d’éducation quand il est question de censure ou d’autocensure identitaire, ce qui peut avoir (et a parfois, ô danger) des répercussions jusque dans le système universitaire. Bref, la liberté d’expression n’a pas de prix et protégeons-la contre les dérives observées, nous dit en substance Mathieu Bock-Côté.