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Mallarmé publie en 1887, dans le neuvième cahier de la Revue indépendante, un poème en alexandrins[1]. Il ne donne pas de titre; on le désigne par le début du premier vers : Ses purs ongles très haut... Bien que le nombre des vers et leur disposition soient ceux d’un sonnet, le poète ne le tient pas pour tel. C’est qu’il a adopté les règles restrictives que Théodore de Banville avait posées en 1872, dans son Petit traité de poésie française. Le poème de 1887 ne les respecte pas (voir Roubaud 2004).

Mallarmé avait écrit, en 1868, un poème qu’il intitule Sonnet allégorique de lui-même et qualifie de “sonnet nul”. Il repose sur le même système de rimes que le poème de 1887, ore/yx dans les quatrains et or/ixe dans les tercets; Mallarmé peut le tenir pour un sonnet, les règles banvilliennes n’ayant pas encore été définies. Simple affaire de chronologie. Le vocabulaire est largement identique; quoique aucun vers ne se retrouve inchangé d’une oeuvre à l’autre, la plupart se font directement écho; le mouvement général, au premier abord, suit la même courbe. En particulier, le même mot ptyx apparaît à la rime, au premier vers du second quatrain. Dans l’oeuvre de Mallarmé, en-dehors des deux poèmes de 1868 et 1887, aucune autre occurrence n’a été relevée. Voici les quatrains, dans le texte de 1887 :

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,

L’Angoisse ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix

Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,

Aboli bibelot d’inanité sonore,

(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx

Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

Après bien d’autres, je souhaite analyser le mot ptyx. Il se révèlera que les travaux de Saussure sont à cet égard d’un grand secours, aussi bien dans leur part strictement linguistique que par leurs réflexions touchant l’art poétique[2].

La ressemblance extérieure des deux poèmes de 1868 et de 1887 est telle que la majorité des commentateurs les présentent comme les versions successives d’une même oeuvre; ils vont jusqu’à éclairer la seconde par la première, censée plus aisée à déchiffrer. J’adopte une position contraire. Selon moi, les deux poèmes doivent être séparés, en sorte que l’oeuvre publiée en 1887 soit tenue pour première et originelle. Quand on entre dans le détail, les différences l’emportent en effet sur les ressemblances et cela, de tout point de vue. Tant de mots importants du sonnet de 1868 ont été supprimés qu’il faut plutôt s’interroger sur ceux qui ont été “conservés”. Ces derniers sont issus d’une décision nouvelle, prise en 1887. Ils doivent être traités comme s’ils apparaissaient pour la première fois sous la plume du poète, à l’issue d’un processus entièrement nouveau. Mallarmé les a en quelque sorte recréés, c’est-à-dire créés. Ils sont matériellement identiques à ce qu’ils étaient en 1868, mais cette apparence est trompeuse. Ne serait-ce que d’un point de vue strictement poétique, ils n’existent que par le poème où ils s’insèrent et comme les poèmes sont différents, ils sont différents. Le mot ptyx en particulier semble avoir été “conservé”, mais on est en droit et en devoir de l’analyser dans le poème de 1887, comme s’il était né dans la courte période d’écriture qui précède la publication.

Le sonnet de 1868 peut se révéler utile, mais de manière marginale. En revanche, les commentaires de Mallarmé importent, à quelque date qu’ils aient été émis. Or, il s’est exprimé sur le mot ptyx. Au printemps 1868, il confie à Lefébure qu’il a besoin d’une rime en –ix pour un sonnet qu’il projette; en juillet de la même année, il sollicite Lefébure et Cazalis : “Concertez-vous pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx ou m’assurer qu’il n’existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup afin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime”. On ne connaît pas la conclusion de cet échange.[3]

Les chercheurs ont depuis établi que le mot ptyx apparaît dans le Satyre de Victor Hugo, comme nom propre d’une colline de Rome, le Janicule. Il apparaît d’autre part dans le dictionnaire grec de Planche, que Mallarmé pouvait utiliser, avec les traductions ‘pli’, ‘coquillage’, ‘feuillet’. Sur ces bases, les commentaires se sont multipliés. Pour des raisons qui apparaîtront, je n’en tiendrai pas compte.

Du côté de Mallarmé, on dispose donc d’une déclaration nette. Véridique ou pas? Difficile de trancher, inutile de trancher. Seul importe ce qu’il souhaite qu’on croie : qu’en un premier temps, le mot ait été trouvé par lui, par un acte de volonté poétique. La posture est directement issue de la Philosophie de la composition d’Edgar Poe; il fallait une rime, elle devait obéir à un certain nombre de conditions strictes. Voilà pourquoi il serait préférable que le mot n’existe pas; la pureté quasi-alchimique du processus de composition serait assurée. Alchimie, l’emploi des mots charme et magie porte à y songer. Beaucoup de commentateurs, il est vrai, doutent que Mallarmé ait pu véritablement croire que le mot n’existait pas. D’autres invoquent un mécanisme involontaire; Mallarmé aurait rencontré le mot au cours de ses lectures, puis l’aurait retrouvé de lui-même, sans avoir conscience qu’il s’agissait d’un souvenir. Déterminer si le processus a été déclenché à partir de Hugo ou de Planche ou des deux, ou d’une autre source encore, cela est à la fois impossible et inutile.

Ne pas croire Mallarmé sur parole, pourquoi pas? Mais aussi, pourquoi? En toute hypothèse, son affirmation explicite demeure : il préférerait que ptyx n’existe dans aucune langue. Il me paraît de mauvaise méthode d’interpréter cette phrase comme une dénégation : il m’importe au premier chef que ce mot existe. À ce forçage pseudo-freudien, mieux vaut ne pas céder.

Si l’on s’en tient à ce que Mallarmé laisse entendre, on obtient ceci : de son point de vue, l’inexistence du mot serait la meilleure des situations; cela posé, cette inexistence ne constitue pas pour lui une condition absolue. En fait, ni l’existence ni l’inexistence n’affectent son projet de manière décisive. Préférant la seconde, il peut s’adapter à la première. En fin de compte et malgré une légère préférence, il est, en tant que poète, indifférent à leur différence. Mais qu’implique, matériellement, cette différence? Quelle que soit la réponse de ses correspondants, Mallarmé dispose de la forme phonique et entend la maintenir. La seule variation concerne donc la présence ou l’absence d’une définition de dictionnaire. Si le mot “existe”, alors il a une définition. Mallarmé souhaite savoir quelle elle est, non pas pour l’adopter, mais pour vérifier si, d’aventure, elle pourrait gêner la réalisation de son projet. Autrement dit, l’éventuelle définition de dictionnaire n’a qu’une importance négative; elle pourrait constituer un obstacle, mais en aucun cas, elle ne déterminera positivement le poème. On peut donc affirmer que les diverses définitions données par Planche ne l’ont pas retenu, quand bien même il en aurait eu connaissance. Sur ce point, les diverses explorations des chercheurs et des curieux, pour méritoires qu’elles soient, sont hors sujet.

Car les discussions ont fait rage. Ptyx a-t-il une signification? Certains répondent non; d’autres répondent oui; parmi eux, beaucoup accordent une grande importance aux dictionnaires grecs. Au vrai, s’ils avaient raison et si l’on s’en tenait à Planche ou au Bailly, il faudrait faire de même pour le vers “Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx”. Le grec intervient sans doute dans le jeu ongles/onyx, mais de manière détournée et disparaissante. Le français a privilégié, parmi les choses signifiées par le grec onyx, le minéral, au détriment de toutes les autres références possibles. Le grec a fait un choix bien différent; il est très rare que la chose signifiée y soit autre chose qu’un ongle. Si les définitions des dictionnaires grec-français faisaient autorité en dernière instance, le vers tournerait à la plus banale des tautologies. Il est sans doute bon de savoir que ptyx existe en grec, comme il est bon de savoir qu’onyx existe en grec, mais ce que Mallarmé appelle leur “sens réel” n’est pas un élément actif du vers. On objectera qu’onyx, pour sa part, reçoit une définition dans les dictionnaires français, à l’inverse de ptyx. Certes, mais la conséquence est celle-ci : de même que la définition française d’onyx détermine le jeu du vers – et non pas la définition grecque, de même l’absence de définition française de ptyx joue le rôle principal – et non pas la définition grecque.

En tout état de cause, une confusion de principe pèse sur la querelle. Dans la question de la signification, je crois en effet souhaitable de distinguer deux interrogations : Ptyx a-t-il une signification? Si oui, cette signification est-elle déterminable? On peut répondre oui à la première et non à la seconde. Telle serait de fait ma position; en première approche, je répondrais ainsi : on ne peut pas dire que le mot ptyx soit sans signification; simplement, cette signification est impossible à déterminer en-dehors du poème. Je renverrais dans la foulée à ce que Claude Lévi-Strauss (1950 : 92) écrivait à propos du mana : “s’opposer à l’absence de signification sans comporter par soi-même aucune signification particulière”. Le ptyx jouerait dans l’univers du poème le même rôle que le mana, dans une société sans écriture.

J’ai cependant écrit je répondrais. Parce qu’en vérité, je ne m’exprimerais pas en ces termes. Je constate un emploi désordonné des mots signification, sens, signifié, etc. Il faut y remédier. Sur ce point, la doctrine de Saussure est incontournable. Elle distingue avec précision signifié et chosesignifiée; en s’appuyant sur cette terminologie, on peut poser que ptyx a un signifié, qu’on notera ‘ptyx’. On recourt ainsi à une procédure qu’Alfred Tarski (1972 : 1, 163) appelle l’opération guillemets : pour noter la portée sémantique d’un mot ou d’une phrase, on reprend à l’identique le signifiant phonique, en l’isolant par des guillemets. Sans thématiser la méthode, Saussure (1972 : 162) l’illustre directement : “en français, un concept ‘juger’ est uni à l’image acoustique juger”.[4] Dans le cas de ptyx, le signifié ‘ptyx’ est uni à l’image acoustique ptyx.

En termes généraux, le signe Y dispose d’un signifiant y et d’un signifié ‘y’. Le signifié ‘y’ a deux fonctions distinctes. Premièrement, il pose qu’un objet peut exister, dans l’univers extralinguistique, qui soit désigné par Y. Secondement, il énonce les conditions auxquelles un objet (réel ou imaginaire, abstrait ou concret) doit répondre pour être la chose signifiée par Y. La première fonction affirme l’existence possible d’une chose signifiée; on peut l’appeler la fonction thétique. La seconde concerne les conditions pour qu’un objet existant dans l’univers extralinguistique puisse être la chose signifiée par Y; ces conditions énumèrent une ou plusieurs propriétés qualitatives, qui amorcent la description virtuelle d’un objet encore virtuel. On peut parler de fonction descriptive.

Dans cette fonction, le signifié se rapporte à une référence virtuelle, alors que la chose signifiée institue une référence actuelle. Dans les travaux de sémantique, il ne faut pas confondre deux mouvements. Soit l’on part du signifié, en tant qu’il est virtuel, et l’on cherche à déterminer les conditions qu’il impose aux objets extralinguistiques pour qu’ils se posent en référence actuelle; soit l’on part des objets extralinguistiques en actualité et l’on cherche à déterminer par quels signes linguistiques ils peuvent être désignés. Le premier mouvement part de la langue et de la linguistique; le second y arrive. En revanche, il part d’une enquête socio-logique ou ethnologique. Claude Lévi-Strauss (1958 : 103-104) constate une donnée; dans la société française, on désigne du même signe pomme un fruit qui pousse sur un arbre, au-dessus du sol (“pomme en l’air”), et un tubercule qui pousse dans le sol (pomme de terre). De ce constat, il tire une question : quelles propriétés communes aux deux objets distincts, leur permettent une désignation identique? Il isole la rotondité, on pourrait y ajouter la massivité, la maniabilité etc. Selon moi, il a ainsi proposé un début d’analyse du signifié ‘pomme’. En apparence, on a affaire à une analyse d’un seul tenant, mais elle comporte deux questionnements distincts; d’une part, il est question d’une donnée sociale, touchant l’emploi du signe pomme; d’autre part, on étudie les conditions qui pèsent sur la relation chose signifiée-signe. Emile Benveniste, dans plusieurs de ses textes, a procédé, de manière plus systématique, à de semblables démarches; de là le caractère volontairement abstrait de ses analyses sémantiques. Elles portent sur les signifiés, non sur les choses signifiées.[5] Les définitions de dictionnaire, au contraire, privilégient les données extralinguistiques; elles n’analysent pas le signifié, mais tentent de mettre en ordre, le plus commodément possible, les divers ordres de choses signifiées par le mot considéré.

Qu’en est-il de la chose signifiée? Seul le monde extralinguistique peut nous informer. Qu’en est-il du signifié? Seuls les emplois différenciés dans la langue peuvent nous informer. Il est vrai que ces emplois de langue déclenchent le plus souvent la désignation de la chose signifiée. Aussi la confusion est-elle non seulement possible, mais presque inévitable. La vigilance n’en est que plus nécessaire.

En créant le mot ptyx, Mallarmé se livre à deux expériences dignes de Claude Bernard. L’une porte sur le signifié, l’autre porte sur le signifiant. Je les considérerai dans cet ordre.

Soit admis que le signifié a deux fonctions, ptyx remplit parfaitement la fonction thétique, mais resserre la fonction descriptive au point de la faire tendre vers zéro. Pour que l’expérience soit concluante, Mallarmé a, de plus, strictement clos le milieu où elle se déroule. Au lieu de considérer la langue entière, il considère uniquement le poème. En forçant le trait, on pourrait reconnaitre dans les quatorze vers du poème, la réduction en laboratoire de la langue saussurienne. En ce sens, l’extralinguistique de Saussure devient chez Mallarmé l’intégralité de ce qui est extérieur au poème, langue comprise; le linguistique, pour sa part, se réduit aux quatorze vers. Le signifié du mot ptyx ne peut être établi que dans ces strictes limites. Des éventuels autres emplois dans la langue française, on ne peut rien obtenir de décisif, non seulement parce qu’il n’en existe pas au moment où Mallarmé écrit, mais aussi parce que le protocole expérimental, en tout état de cause, l’interdit.

À strictement parler, on pourrait dire de tous les mots du poème – selon, onyx, nixe, nue, mais aussi ongles, dédiant, croisée – que leur signifié dépend du seul poème. Mais dans tous ces cas, à la différence de ptyx, la fonction descriptive est assurée. Quoique la langue française demeure extérieure au poème, elle reprend quelque pertinence : elle fixe des limites au-delà desquelles la détermination de la chose à partir du seul poème deviendrait difficile, voire impossible. Mallarmé semble avoir volontiers recouru au Littré, pour explorer ces limites. L’absence de ptyx dans le Littré change la donne et rend possible l’expérimentation, en abolissant les limites.

En résumé, (a) on constate qu’aucune chose signifiée déterminable n’existe qui soit associable à ptyx, à moins d’aller s’égarer dans la Grèce antique; (b) cela ne veut pas dire que ce mot n’ait pas de signifié, bien au contraire. Ce signifié joue un rôle crucial. Si le mot ptyx n’est pas un borborygme, un pur bruit, un éternuement, c’est qu’il ouvre la possibilité qu’existe un objet appelé ptyx. Cette possibilité répond à la fonction thétique. (c) Quant à la fonction descriptive, elle est réduite à son degré minimal.

La seule condition que le poème impose à une chose signifiée par ptyx, si elle devait exister dans la réalité extérieure au poème, ce serait tout au plus d’être désignée ptyx. À l’évidence, cette condition ne détermine rien. Le signifié de ptyx ne dit pas que la chose signifiée existe hors du poème. Il ne permet pas que cette chose, si elle existe, soit déterminable. Il exige seulement qu’on puisse se demander si quelque chose signifiée existe dans la réalité extrapoétique. Que la réponse soit négative, aucune importance; la question, même demeurée à l’état de question, a pu être posée.

Mais, objectera-t-on, si l’on prend au sérieux l’enfermement dans les quatorze vers du poème, ne peut-on pas y trouver des indices qui permettraient, au moins dans ce milieu clos, de formuler des conditions qui déterminent, par une description virtuelle, la présentabilité d’une chose signifiée, quelle qu’elle soit? L’apposition “Aboli bibelot d’inanité sonore” ne propose-t-elle pas une description du fragment de matière appelé ptyx? Au dernier vers du quatrain, la reprise “ce seul objet dont le Néant s’honore” ne permet-elle pas un début de caractérisation?

Il n’en est rien. Considérons l’apposition; elle ne propose pas une description, mais une qualification et, en l’occurrence, une qualification péjorative. Au tome premier du Littré, paru en 1873, on lit l’article suivant : “Bibelots (bi-be-lo) s. m. plur. Nom générique sous lequel on désigne un ensemble d’objets de parade qui se mettent sur les étagères, dans un salon, dans un boudoir, tels que chinoiseries, petits paniers, laques et même bronzes et pierres précieuses. Fig. Objets de peu de valeur”.

Littré ne mentionne que le pluriel; il semble de fait que l’emploi au singulier se soit répandu plus tard. Le dictionnaire de l’Académie ne l’enregistre pas avant 1932. En 1885, Paul Bourget tient pour récente et éphémère la mode du bibelot – au singulier – dans les intérieurs bourgeois. Croire en tout cas que bibelot désigne ici un élément spécifique et identifiable du mobilier, c’est, me semble-t-il, céder à une illusion. Il est vrai que Mallarmé y encourage. Une fois encore, il se souvient de Poe, mais avec ironie; crédences, croisée, salon, décor, il donne à croire que son poème doit se lire en appendice de la Philosophie de l’ameublement. Moi-même, je me souviens d’avoir trouvé chez un antiquaire une lampe à pétrole en métal jaune – cuivre ou laiton, je ne sais; dressées à la verticale et fort allongées, des pattes de lion supportaient, de leurs griffes haut levées, un réservoir orné de pierres dures. Illustration matérielle du premier quatrain? Fausse piste plutôt. Quoi qu’il en soit, le mot bibelot ne décrit pas, il juge et juge avec mépris : “peu de valeur”, dit Littré. Aboli, bibelot, inanité, autant de mots qui orientent vers un moins d’être. Ils ne concourent certes pas à déterminer les conditions de présentabilité d’une chose signifiée. Quant au signifié, ils le laissent dans le flou, se bornant à le colorer d’une nuance de mépris.

En conclusion, l’expérience de Mallarmé sur le signifié consiste bien en l’annulation d’une de ses fonctions. On comprend alors l’importance du mot nul; il n’est pas seulement l’article négatif, il est aussi l’adjectif qualificatif homophone. La phrase nominale nulptyx oscille entre proposition existentielle négative et prédication. Il n’y a pas de ptyx et le ptyx est nul. L’article nul déclenche un constat d’absence de la chose signifiée par le signe ptyx. L’adjectif nul qualifie le résultat de l’expérimentation poétique : le signe ptyx lui-même est nul, parce qu’une des fonctions de son signifié passe par la valeur zéro.

La même interprétation éclaire, dans la parenthèse, le syntagme “cet unique objet dont le Néant s’honore”. Aucune description ne peut en être tirée. Le substantif objet est le plus général possible. Le démonstratif ne reprend pas, en anaphore, la mention antérieure, mais annonce, en cataphore, la relative; le ptyx est ce seul objet qui soit désigné par un nom dont le signifié, en l’une de ses fonctions, passe par la valeur nulle. Cette valeur nulle s’appelle le Néant. Le Néant s’honore de prêter son nom au résultat d’un acte purement poétique : la création du mot ptyx. Il s’honore d’accueillir le seul objet qui soit désigné par ce mot. Il s’honore enfin d’être associé à une expérience sur le signifié en général.

Il faut à présent examiner le second volet de l’expérimentation de Mallarmé. Qu’en est-il de la face signifiante de ptyx? Je proposerai l’hypothèse suivante : quel qu’ait été le processus suivi, près de vingt ans plus tôt, en 1868, cette séquence phonique a été reconstruite méthodiquement en 1887. La magie de la rime n’est plus seule en cause, mais l’ensemble entier, de l’initiale /pt/ à la finale /yx/ naît de principes rigoureux, tirés de la linguistique, telle du moins qu’un amateur éclairé pouvait la connaître. A cette date, la linguistique s’identifie à la grammaire comparée indo-européenne; pour le public éclairé, Franz Bopp demeure la principale autorité, même si les spécialistes ont déjà abandonné son modèle. Mon hypothèse sur la formation du mot ptyx revient à lui assigner une origine tirée du premier comparatisme. Qu’on ne se méprenne pas, je ne parle pas d’une origine indo-européenne, je parle d’une création verbale, dont les mécanismes proviennent, directement ou indirectement, de la Grammaire comparée des langues européennes de Bopp. Selon cet auteur, la langue indo-européenne primitive a ceci de commun avec le sanskrit qu’elle ne comporte qu’une seule voyelle pleine et authentique, le /a/; le /e/ et le /o/ en sont dérivés de manière secondaire. Tous les autres phonèmes de la langue sont des consonnes ou des semi-voyelles, telles que /i/ et /u/, qu’on pourrait tout autant appeler des “semi-consonnes”.

Dès 1869, Mallarmé avait commencé de se familiariser avec une science qui était alors en plein essor. Il avait même envisagé de soutenir une thèse de doctorat portant sur le langage. Il a lu les ouvrages de vulgarisation de Max Müller et peut-être le grand traité de Franz Bopp (Mallarmé 1998 : 872-879; 1362). L’importance des Mots anglais pour les études mallarméennes est désormais bien établie (voir Abastado 1970 et, plus récemment, Ruppli, M. & Thorel-Cailleteau, S. 2005). Publié en 1877, ce travail de commande témoigne d’une certaine connaissance de la grammaire comparée. Dans sa Conclusion, Mallarmé (2003 : 1097-1099) y consacre quelques pages, de seconde main, certes, mais parfaitement en écho avec ce qui pouvait être retenu, à l’intention des classes secondaires. La phonétique ne lui est pas étrangère. Il sait que la lettre /x/ s’analyse comme deux phonèmes /ks/. Il sait aussi que la lettre /y/ note une semi-voyelle, plutôt qu’une voyelle ou une consonne[6]. Dès lors, la face signifiante de ptyx se déchiffre, phonétiquement, comme /ptiks/, mais le linguiste pourrait, pour des raisons scientifiques, préférer la notation /ptyx/ et souligner par là que la réalisation par /i/ est seulement un effet secondaire du contexte. Ainsi feraient certains phonologues modernes. Mallarmé, certes, n’est ni phonéticien ni phonologue, d’autant moins que la phonologie proprement dite ne s’est pas encore constituée en science autonome. Mais sa graphie n’est pas innocente. Après tout, il aurait pu écrire ptix, sans affecter ses rimes; témoin, le premier quatrain, où onyx rime avec Phénix. En choisissant y, il pointe un index trompeur vers le grec, mais surtout il use d’une lettre dont la valeur consonantique égale en français la valeur vocalique. Quand l’écolier français apprend la liste A, E, I, O, U, il apprend aussi que la lettre I se situe du côté des voyelles et que Y n’en fait pas partie.

D’un point de vue linguistique, le signifiant du mot ptyx a beau être noté en quatre lettres; il n’en contient pas moins cinq phonèmes, dont quatre consonnes et une semi-voyelle, que je qualifierai désormais, pour la clarté, de semi-consonne. Dans la diction, la voyelle /i/ se fait entendre, mais tout le reste rappelle à l’existence le souvenir de la semi-consonne /y/; la transcription ptyx monte une véritable partie de bonneteau, en usant exclusivement de “non-voyelles”. Mallarmé joue sur la lettre y et sa double valeur, comme il jouerait sur les mots et leur double sens.

Au premier regard, l’observateur est frappé par la présence de trois occlusives /p/ /t/ /k/. Or, ces occlusives, pour le spécialiste de l’anglais qu’est Mallarmé, renvoient à la loi de Grimm. Cette loi, qui constitua la première véritable découverte de la grammaire comparée, lui importe. Il la résume dans les Mots anglais (Mallarmé 2003 : 1097-1098) : “Du Latin et du Grec […] à tous les idiomes Teutons, cherchez ce qui a lieu […] Or, c’est une permutation de consonnes, lettres ayant une rare importance. Labiales, gutturales, dentales, sifflantes, l’aspirée et les liquides […] les consonnes sont tantôt douces, ex. b, g, d, tantôt dures, ex. p, k, t, etc.”[7]

Qui sait cela, peut y prendre appui pour compléter la procédure issue de Poe. Reprenant la combinaison ptyx qu’il avait créée en 1868, Mallarmé la relit à la lumière de ce qu’il a appris depuis. Dans l’analyse phonétique /ptyks/, il reconnaît la suite /ptk/; elle résume l’ensemble des occlusives originelles qu’il appelle “dures” et que les modernes appellent sourdes; /p/ représente toutes les occlusives labiales, qu’elles soient sourdes, sonores, aspirées, /p/, /b/, /bh/ etc.; /t/ représente toutes les occlusives dentales, /t/, /d/, /dh/, de même pour /k/ et les gutturales. On peut appeler cela le principe de délégation; les phonèmes se répartissent en ordres distincts : labiales, dentales, etc., mais chaque ordre délègue à un seul phonème le soin de représenter l’ordre tout entier. Généralement, on choisit l’occlusive sourde comme plénipotentiaire. Mallarmé fait de même.

On peut étendre le raisonnement : la semi-consonne /y/ représentera ses deux formes possibles, la voyelle /i/ et la consonne /y/; la sifflante /s/ représentera ses deux formes possibles, /s/ et /z/.

Dans le poème, ptyx n’existe qu’associé à l’article négatif nul. Réciproquement, nul n’existe qu’associé à ptyx. Qui plus est, nul se réfère à l’opération à laquelle il a été procédé sur le signifié ‘ptyx’. La liaison qu’entretiennent les deux mots est si étroite qu’on est en droit de raisonner sur la totalité de la séquence nulptyx et de traiter celle-ci comme une unité. Du point de vue du poème, nulptyx en forme le centre, bien plutôt que ptyx. On notera le décompte de sept caractères; il annonce le septuor final.

Du point de vue de la création verbale, les mêmes principes de lecture s’appliquent aux deux mots de la séquence. Conséquemment, /n/ représente l’ensemble des consonnes nasales, soit /n/ et /m/; /l/ représente l’ensemble des liquides /l/ et /r/; /u/ est la version vocalique de la semi-consonne dont la forme consonantique est /w/[8].

Le manuel de Sayce, publié en français en 1884, est destiné aux non-spécialistes; il résume la représentation qu’on se faisait de l’indo-européen avant la révolution qu’y ont introduites les néogrammairiens allemands et Saussure[9]. On dispose ainsi d’un témoignage sur la vulgate comparatiste, telle qu’un amateur éclairé pouvait la connaître au XIXe siècle. Mallarmé a pu consulter cet ouvrage, qui a fait autorité; il a pu le lire dès 1875 en anglais. Dans cette représentation pré-saussurienne, la seule voyelle originelle est /a/, comme en sanskrit. Le /e/ et le /o/ sont des altérations postérieures, dues au grec et au latin. En-dehors du /a/ et de ses altérations, la liste des phonèmes primitifs se décline ainsi : i, u, l, r, n, m, s, gh, dh, bh, g, d, k, t, p[10]. Par hypothèse, on n’a là que des consonnes et des semi-consonnes.

Étant admis le principe de délégation, on obtient i, u, l, r, n, s, k, t, p. Moyennant la transcription de /i/ par /y/, on constate que la séquence nulptyx rassemble les représentants de toutes les consonnes et semi-consonnes indo-européennes possibles, à l’exclusion de la voyelle /a/, seule voyelle originelle selon Bopp. Cette séquence constitue donc l’ossature consonantique de tout mot indo-européen possible, dont seront issus par combinaison tous les mots de la langue primitive et, par modifications successives, la plupart des mots des langues indo-européennes ultérieures : grec, latin, langues romanes (dont le français), langues germaniques (dont l’anglais), pour s’en tenir aux langues qui importent à Mallarmé. D’une certaine manière, la séquence nulptyx résout, de manière approchée, la difficulté que Mallarmé résumera plus tard : “les langues imparfaites, en cela que plusieurs”[11]; elle ramène à l’unité la pluralité des langues indo-européennes et, dans chaque langue, la pluralité des mots qu’elle contient. La séquence, en ses sept signes typographiques, recompose Le Mot de tous les mots possibles, à la fois unique et divers.

Excepté que cette ossature est sans voyelle, puisqu’elle ne comporte pas le /a/ décisif; en droit, elle est imprononçable, tout en étant sonore. Du point de vue du signifiant, son imprononçabilité la rend inane, comme elle est inane du point de vue de la présentabilité d’une chose signifiée. Elle est le fruit d’une combinaison de Mallarmé, comme un bibelot – une lampe, par exemple – serait le produit d’un travail; elle appartient à une langue disparue, abolie par le passage du temps. La locution “Aboli bibelot d’inanité sonore” qualifie le signifiant de nulptyx. De même qu’elle en qualifiait le signifié. L’apposition se dédouble. Loin de décrire un objet matériel, elle déprécie parallèlement le signifiant /nul ptyx/, amputé de la voyelle fondamentale, et le signifié ‘nul ptyx’, amputé de sa fonction descriptive. De même que l’inanité, le Néant marque les deux faces du signe. Néantisé quant au signifié, ptyx l’est aussi, quant au signifiant, par son imprononçabilité de droit[12]. Le Néant mérite d’être doublement honoré, parce qu’il rend possible le Mot.

En 1868, Mallarmé avait donné à son sonnet le nom de “sonnet nul”. Dans le sonnet nul, le mot nul n’apparaissait qu’une fois, dans la séquence nulptyx. On en conclut qu’entre le sonnet et le ptyx, le mot nul faisait liaison. Disons que le ptyx n’est autre que le sonnet lui-même, ou plutôt il le devient, une fois noué au mot nul. Du même coup, le titre de 1868 s’éclaire; si le sonnet est allégorique de lui-même, c’est qu’il contient la séquence nulptyx. En 1887, le sonnet a disparu, en vertu des règles de Banville. Mais pas l’allégorie. Pour différent qu’il soit du sonnet de 1868, le poème de 1887 demeure allégorique de lui-même. Le pivot de l’allégorie demeure la séquence nul ptyx. Le poème allégorise à la fois sa propre nullité et sa propre absence; le vide du salon dépend de la disparition d’un étant, qui, présent ou absent, est nul par lui-même. Cet étant n’est autre que le poème[13].

On comprend la difficulté qu’ont rencontrée les commentateurs; ils se sont attachés au mot ptyx, alors que ce mot ne prend sens qu’inséré dans la séquence nulptyx. Ils ont cherché vainement la chose signifiée par le mot, alors que cette chose, pour peu qu’elle existe, est indéterminable; manquant la distinction que Saussure plus tard établira entre chose signifiée et signifié, ils n’ont pu percevoir que le signifié était soumis à une expérimentation; ils se sont aveuglés au fait que le mot nul est à la fois article négatif et adjectif épithète, dans une phrase nominale. Le ptyx est nul en soi et il n’y a pas de ptyx. Il ne peut y en avoir, parce qu’aux mots que produit, par combinaisons indéfinies, la séquence nulptyx, manquent et un signifié propre à déterminer une chose signifiée et un signifiant pourvu de la voyelle fondamentale. Nulptyx est le Mot, mais en tant qu’il ne peut se proférer. Le Mot qui ne peut être un autre, puisqu’incluant potentiellement tous les mots possibles, il est tous les autres.

Avec ce Mot, le Maître est descendu dans l’empire des morts. Il est allé y chercher la Voyelle, qui rendra prononçable le Mot. Selon la science de Bopp, cette voyelle unique est le /a/, le /e/ et le /o/ s’en obtenant par dérivation seconde. Aux bords du Styx, le poète la rencontrera, répétée, dans le nom d’Anatole, comme en 1885, il l’avait exaltée, par trois fois, dans le nom Anastase. Car je tiens que, dans la Prose pour des Esseintes, les trois mots Hyperbole, Anastase, Pulchérie, jouent au même jeu que le mot ptyx. Les règles sont les mêmes, empruntées au premier comparatisme et peut-être directement à Sayce. La seule différence est que dans la Prose, les voyelles sont immédiatement données. Peut-être est-ce la raison qui fait qu’elle est prose; la poésie, en effet, a besoin des consonnes et des voyelles, mais elle ne tient pas pour immédiate leur coprésence. Au contraire, elle la problématise. En 1887, les deux entités sont séparées. Seul les réunit un lamento qui ne dit pas son nom et le nom d’un fils perdu, dissimulé dans le souffle vocal des pleurs. Si l’on se souvient des anagrammes de Saussure, on aurait ici un “anti-anagramme”; au lieu que les phonèmes soient repris à l’identique, ils sont systématiquement transposés en phonèmes de propriétés opposées. Nul ptyx est l’anti-anagramme d’Anatole, en ceci que les phonèmes essentiels s’inversent qualitativement, comme dans un miroir sonore : les voyelles du prénom deviennent semi-consonnes.

Au cours des “Notes pour un Tombeau d’Anatole”, les pleurs sont récurrents, mais ils sont attribués à la mère; celle-ci, prise par les manifestations extérieures de son deuil, est censée manquer le deuil véritable[14]. Le père – le poète – porte sur elle un jugement sans compassion. Ses purs ongles très haut dénoue le différend qui, sans doute, fit obstacle au projet ancien. Le Tombeau d’Anatole ne pouvait ni ne devait diviser les parents. Aujourd’hui, le Maître, qui est aussi le maître de maison, s’est absenté avec le Mot, qui inclut, en puissance dans ses consonnes et semi-consonnes, le poème virtuel. Il s’est rendu aux bords du Styx, afin de permettre le passage du poème virtuel au poème actuel. Les consonnes sont nécessaires; aussi le Maître ne peut-il partir sans le Mot, qui les rassemble – “avec ce seul objet dont le Néant s’honore”. Mais les consonnes ne sont pas suffisantes. Il leur faut la voyelle de la lamentation et du deuil. Il leur faut le nom d’Anatole.

Entre 1868 et 1887, la rupture vient de là. Même si les reprises sont indéniables du “sonnet nul” au poème ultérieur, un bouleversement les sépare irrémédiablement. La présence commune du phénix, de l’amphore cinéraire, du Styx ne comblent pas le précipice que la mort du fils a creusé; l’apparition de l’Angoisse, des pleurs, de la nue, de l’oubli, la disparition de la “Nuit approbatrice”, du Crime, des consoles (signifiant équivoque), la transformation du “noir salon” en “salon vide”, tout indique que Mallarmé a enfin édifié le tombeau d’Anatole, sauf qu’Anatole n’est pas nommé et que le tombeau n’est pas un tombeau.

Mais proche la croisée au nord vacante, un or

Agonise selon peut-être le décor

Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor

Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe

De scintillations sitôt le septuor.

Le poème s’achève sur un jour finissant, tandis que monte l’obscurité. Il n’est pas minuit. Dans le premier quatrain, “l’Angoisse, ce minuit” n’est pas une indication d’heure, mais une comparaison; le démonstratif ce n’est pas un déictique, mais il recatégorise : l’Angoisse est comme un minuit, précipitant le sujet dans la noire rêverie. Les deux tercets amorcent le mouvement contraire : le sujet s’arrache à la rêverie, à la lumière artificielle des lampes et au salon vide, pour tourner son regard vers la croisée, le miroir et le ciel extérieur (voir Bonnefoy 2006). Aussi quatrains et tercets s’articulent-ils par un mais adversatif : ils s’opposent.

Dans les tercets, chaque syntagme marque un degré dans l’assombrissement. Le spectateur ne peut voir le coucher du soleil par la croisée, située au nord. Il en contemple le reflet dans un miroir proche, situé sur un mur latéral, orienté vers l’ouest. Plus le soleil décline, plus les nuages répandent l’or. Dans leur amoncellement, le témoin croit reconnaître des scènes à grand spectacle, un décor, un combat, des licornes ruant du feu, une nixe. Mais cette dernière a déjà disparu du miroir “Elle, défunte nue”[15]. Elle, avec la majuscule, qui est-elle?

On songe à Baudelaire, “Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre…” : à celle qui parlait en première personne, s’oppose ici un simple pronom de troisième personne; au lieu de l’azur, un ciel nocturne; au sphinx incompris, s’est substituée une nixe, dont il n’y a rien à comprendre; au rêve de pierre, succède un nuage défaillant. Doit-on se rendre sourd à l’homophonie qui unit le nom de la nixe à l’argotique nix, attesté, selon les dictionnaires, depuis le milieu du XIXe siècle, pour exprimer un constat négatif? La Beauté n’a pas tenu face au deuil.

À l’opéra du vers, à ses mises en scène dignes du Crépuscule des dieux, a mis fin le réel surgissant de la Grande Ourse. Lui seul fait pièce à l’oubli. Lui seul est digne du fils perdu. Lui seul arrache le deuil aux rêves du minuit.

Alors, on comprend le mensonge de l’Angoisse. Il ramenait à Baudelaire, à ses soleils couchants, aux merveilleux nuages, à la douce nuit qui marche, au linceul. De même que Baudelaire avait prophétisé le coucher du soleil romantique, Mallarmé prophétise le coucher du soleil baudelairien. Jamais il ne s’agira plus du soleil, donne-t-il à comprendre, mais du lever des étoiles. Le grec anatolè désigne le lever de tout astre; nié par le ciel embrasé de figures et d’idoles, le nom est affirmé par la constellation, en point fixe. Le seul tombeau digne d’Anatole est un poème dont le pivot secret soit son nom propre, non pas son patronyme, mais son prénom. De là vient le mouvement narratif en deux versants, les quatrains et les tercets se disjoignant comme les deux pans d’un dièdre; de là naît le récurrent septuor : les sept lettres de nul ptyx, les sept vers d’un quatrain et d’un tercet, les sept étoiles, les sept lettres d’Anatole. Le ressort n’en est pas l’anagramme, mais plutôt l’anagramme inversé.

Un tel maniement requiert la science linguistique; par elle s’accomplissent, grâce à des expérimentations, les dichotomies originelles, sans quoi rien n’est dicible. Du signifiant, distinguer le signifié; du signifié, distinguer la chose signifiée; dans le signifiant, séparer les ossements des consonnes et les pleurs des voyelles. Moyennant un jeu sur les lettres graphiques et les unités phonétiques, on pourra lancer les consonnes, concentrées en un seul Mot, à la rencontre des voyelles, ramenées au /a/ des origines, qui est aussi l’amorce du nom aimé.