Épistémologies du Sud et militantisme académiqueEntretien avec Boaventura de Sousa Santos, réalisé par Baptiste GodrieSouthern Epistemologies and Academic ActivismInterview with Boaventura de Sousa Santos, conducted by Baptiste Godrie[Notice]

Au début des années 1970, dans le cadre de mon doctorat à l’Université Yale, j’ai mené des recherches de terrain sous la forme d’observations participantes. Je vivais dans une favela de Rio de Janeiro et discutais souvent et longuement avec les autres habitants de ces quartiers, des sujets les plus divers. Même si la plupart d’entre eux ne savaient ni lire ni écrire, ils possédaient un bon sens extraordinaire et un discernement remarquable. Entre cette sagesse, à la fois humble et subtile, et les connaissances scientifiques extrêmement pointues, restreintes et présomptueuses de mes professeurs de Yale, quel contraste ! Par ailleurs, différents mouvements de protestation secouaient alors les États-Unis : manifestations contre la guerre au Vietnam, Black Panther… Toutes ces turbulences politiques remettaient en cause la science sociale structuro-fonctionnaliste parsonienne, axée exclusivement sur l’ordre et le consensus, et, d’une manière plus générale, la science positiviste. Ces circonstances ont induit chez moi deux réorientations épistémologiques et théoriques. Constituant deux facettes d’une même expérience existentielle, elles ont émergé presque simultanément ; elles se sont toutefois développées à des époques différentes et selon des rythmes distincts. S’inscrivant dans le cadre de l’épistémologie eurocentriste, la première consistait à repenser son caractère hégémonique (positiviste) pour affirmer la pluralité interne de la science moderne du point de vue méthodologique, théorique et épistémologique. Mon ouvrage intitulé Cognitive Justice in a Global World (Lexington Books, 2007) rend compte de cette réflexion que j’ai menée sur une vingtaine d’années. En ce qui concerne ma deuxième réorientation, le dernier chapitre de mon livre Toward a New Common Sense (Routledge, 1995 ; version française : Vers un nouveau sens commun juridique, LGDJ, 2004) l’annonçait déjà en préconisant trois nouveaux types d’apprentissages : apprendre que le Sud existe ; apprendre à aller au Sud ; apprendre du Sud. Cette nouvelle approche commandait de dépasser complètement le cadre de référence eurocentriste pour prendre acte de la validité épistémologique intrinsèque de modes d’acquisition des connaissances ne s’inscrivant pas dans la démarche scientifique. En d’autres termes, il s’agissait de reconnaître la pluralité externe des modes d’acquisition des connaissances. Sur les plans sociologique et existentiel, cette deuxième réorientation doit autant à mes recherches universitaires qu’à mon militantisme politique international. D’une part, j’ai mené des recherches dans plusieurs pays hors Europe (parmi mes ouvrages publiés en anglais, voir par exemple : Democratizing Democracy, 2005 ; Another Production is Possible, 2006 ; Another Knowledge is Possible, 2007 ; et Voices of the World, 2010 ; tous aux éditions Verso). D’autre part, j’ai commencé à participer très activement au Forum social mondial en 2001 et je suis devenu un militant engagé de l’action politique intermouvement (The Rise of Global Left : the World Social Forum and beyond, Zed Books, 2006). C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur les épistémologies du Sud. Les épistémologies du Sud s’intéressent à la production et à la validation des connaissances qui émergent au fil des actes de résistance des groupes sociaux soumis à une injustice, une oppression ou une destruction systématique du fait du capitalisme, du colonialisme ou du patriarcat. L’ensemble, vaste et diversifié, de ces expériences constitue ce que j’appelle le Sud anti-impérialiste. Il n’est pas défini par la géographie : c’est un Sud épistémologique formé d’une multitude de sous-ensembles. Chacun d’eux est un Sud épistémologique en soi et se compose de connaissances produites dans le contexte des luttes contre le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. Ces connaissances se forgent dans tous les lieux où de telles luttes existent, dans le Sud comme dans le Nord géographiques. Le but des épistémologies du Sud est de permettre aux …