Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 22, numéro 1-2, printemps 2021 La musique et le genre Sous la direction de Vanessa Blais-Tremblay
Sommaire (14 articles)
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Introduction : DIG ! Différences et inégalités de genre dans la musique au Québec
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Chronologie de plus de cent ans de présence féminine dans la création d’oeuvres musicales au Québec : un premier survol
Marie-Thérèse Lefebvre
p. 11–21
RésuméFR :
Cet article propose un survol de la littérature consacrée aux compositrices du Québec au cours du vingtième siècle. Le coup d’envoi des recherches sur leurs réalisations en musique de concert a eu lieu en grande partie dans la foulée de l’Année internationale des femmes en 1975, moment charnière où elles ont pris la parole pour revendiquer leur présence légitime dans le milieu de la création artistique, littéraire et musicale. Se dessine ainsi un avant et un après 1975 que met en évidence l’inventaire non exhaustif des concerts, critiques et travaux de recherche présenté en annexe.
EN :
This article provides an overview of the literature devoted to women composers in Quebec during the twentieth century. Research on women’s accomplishments in concert music began largely in the wake of International Women’s Year in 1975, a pivotal moment when women asserted their rightful presence in the world of artistic, literary, and musical creation. Highlighted by a non-exhaustive inventory of concerts, reviews, and research works presented in the appendix, 1975 appears as a turning point within the Quebec creative and critical milieus.
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Les femmes et la chanson au Québec : quels cadrages ? pour quelles histoires ?
Chantal Savoie
p. 23–32
RésuméFR :
Depuis la réflexion amorcée dans l’article « Les femmes et la chanson au Québec », paru dans le collectif Écouter la chanson (Savoie 2009), j’ai entrepris de m’intéresser autrement à l’histoire de la place de femmes dans l’histoire de la chanson au Québec. L’objectif était alors de recadrer mes objets d’étude afin d’en arriver à cerner le(s) rôle(s) joué(s) par les femmes dans l’évolution des pratiques chansonnières au fil du temps, et les stratégies à mettre en oeuvre pour produire une histoire de leurs pratiques et apports plutôt qu’une histoire de leur invisibilisation progressive. En effet, malgré l’accès à des ressources de plus en plus vastes et diversifiées, notre façon même de concevoir les corpus et les approches que nous adoptons continuent, consciemment ou non, à prioriser deux dimensions de l’histoire de la chanson : celle de la production (évolution de la technologie en général et des médias en particulier, maisons de disques, catalogues, partitions, étiquettes, etc.) et celle du « texte » (contenu textuel et musical, interprétation). Or, l’ébranlement disciplinaire provoqué par l’effet conjugué de l’École des Annales, des études culturelles et des gender studies, entre autres, a contribué à favoriser les approches systémiques, voir poly-systémiques, pour analyser la culture (comme production, forme, médiation, appropriation, etc.). S’il faut certes de nouvelles sources pour écrire une nouvelle histoire, le regard que nous posons sur ces données doit lui aussi se renouveler, s’assumer et s’expliciter. C’est dans cette perspective que j’ai réalisé un vaste chantier d’étude sur la chanson des années 1940 en abordant la chanson d’un double point de vue féminin qui s’écarte volontairement de la stricte production musicale, en priorisant les goûts du public féminin et les représentations de comportements liés au genre féminin dans les chansons.
EN :
After initiating the reflection in “Les femmes et la chanson au Québec” published in the collection Écouter la chanson (Savoie 2009), I set out to find a new way of looking at women’s place in the history of Quebec chanson. The goal was to reframe my previous topics of study to understand the role(s) played by women in the evolution of chanson practices over the years as well as the strategies to be implemented to produce a history of their practices and contributions rather than a history of their invisibilization. Despite access to increasingly vast and diversified resources, our very method of thinking about the corpus and the approaches that we adopt continue, intentionally or not, to prioritize two dimensions of the chanson history in Quebec: production (evolution of technology in general, and specifically, the mediums used, record labels, catalogues, scores, labels, etc.) and “text” (textual and musical content, performance). Yet the disciplinary upheaval brought on by the combined effect of the Annales School, cultural studies, and gender studies, among others, has contributed to favouring systemic, even poly-systemic, approaches to analyzing culture (as production, form, mediation, appropriation, etc.). While new sources are certainly needed to write a new history, we also need to renew, clarify, and take responsibility for the way we look at data. This is the perspective from which I have carried out a vast study of chansons in the 1940s. I have analyzed the music from a two-pronged, female standpoint that deliberately deviates from strict musical production by focussing on the tastes of female audiences as well as representations in the songs of behaviours linked to the female gender.
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Mary Travers Bolduc ou Madame Édouard Bolduc, pionnière de la chanson populaire au Québec
Johanne Melançon
p. 33–47
RésuméFR :
Longtemps dénigrée par une certaine élite et plus ou moins ignorée des ouvrages sur la chanson, Mary Travers Bolduc (1894-1941) est aujourd’hui considérée comme étant la première autrice-compositrice-interprète, ainsi que la toute première vedette de la chanson populaire québécoise. À une époque où les femmes bénéficient de peu ou pas d’autonomie, sa carrière semble à la fois une anomalie et un exploit. Cependant, l’image de la femme indépendante qui gère sa carrière et organise ses tournées apparaît en contradiction avec les chansons où elle reste fidèle aux valeurs traditionnelles de sa génération et de son public quant au rôle de la femme dans la société. Réécouter les chansons de Mme Bolduc et parcourir les archives permettent de mieux comprendre qui était celle que l’on surnommait « La Bolduc », — à la fois femme, épouse et mère, ainsi qu’artiste autodidacte et « reine de la chanson comique », à mi-chemin entre le folklore et la chanson populaire —, et aident à la compréhension de ce pourquoi sa réception critique a été aussi longtemps mitigée. On peut également mieux mesurer la valeur de son oeuvre en lien avec la société dans laquelle elle a évolué, ainsi qu’émettre le constat que la condescendance de certains à son égard au cours de sa carrière, tout comme le silence qui a suivi son décès, relèvent de préjugés ; non pas parce qu’elle était une femme, mais à cause de la classe sociale à laquelle elle appartenait et dont elle a été le miroir. Ce n’était pas tant le propos de ses chansons qui dérangeait mais bien son niveau langue, le ton parfois grivois et le style de sa musique, ce qui a pourtant garanti son succès auprès des spectateurs. Sa réhabilitation au cours des années 1960, dans le contexte d’une revalorisation du folklore et de l’âge d’or de la chanson joualisante, s’explique par l’évolution de l’horizon d’attente et du goût du public.
EN :
Although long denigrated by a certain elite and relatively ignored in studies of popular music, Mary Travers Bolduc (1894-1941) is today considered to be both Quebec’s first singer-songwriter and its first popular music star. At a time when women enjoyed little to no autonomy, her career seems both an anomaly and an achievement. However, the image of the independent woman who manages her career and organizes her tours appears contradictory with her songs, in which she remains faithful to the traditional values of her generation regarding the role of women in society. Listening to Madame Bolduc’s songs in the context of her personal archives allows us to better understand the one nicknamed “La Bolduc,” who was at the same time a woman, wife and mother, as well as a self-taught artist and “queen of comic song”, halfway between folklore and popular music. This examination can give further context for why critics have been lukewarm for so long. We can also better measure the value of her work in relation to the society in which she evolved. In this article, I argue that the condescending attitude towards her during her career and the silence that followed her death are based on prejudice—prejudice not because she was a woman, but because of the social class to which she belonged and mirrored. It was not so much the meaning of the words in her songs that concerned some critics but her level of language, her sometimes ribald tone, and the style of her music—qualities that also made her a success. In the context of the revalorization of folklore and the golden age of joual popular music in Québec, Bolduc’s rehabilitation in the 1960s can be explained by the evolution of public taste and of critics’ horizon of expectation.
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L’opéra, un monde professionnel hanté par les violences de genre
Marie Buscatto, Soline Helbert et Ionela Roharik
p. 49–67
RésuméFR :
Le 19 août 2020, la soprano Chloé Briot dénonce dans La Lettre du Musicien des agressions sexuelles répétées portées par un collègue chanteur lors de la production de l’opéra L’inondation. Faute d’avoir été entendue et défendue par sa direction, elle annonce encore avoir porté plainte devant la justice française dès le mois de mars de la même année et vouloir ainsi « en finir avec la loi du silence ». Pourquoi l’artiste lyrique n’a-t-elle pas été entendue à plusieurs reprises malgré ses plaintes auprès de ses collègues et de la production ? Dans quelle mesure cette agression sexuelle est-elle symptomatique d’un mode de fonctionnement sexiste plus large du monde de l’opéra français ? Peut-on parler effectivement d’une « loi du silence » dénoncée par la chanteuse ? Si oui, que risquent ceux et celles qui dénonceraient des faits sexistes et des violences sexuelles ?
Ces questions ont été au coeur de l’enquête menée en 2020 par questionnaires et par entretiens qualitatifs sur les violences de genre dans le monde de l’opéra français. L’article saisit les conditions sociales de production des violences de genre observées dans ses différentes dimensions sociologiques. Ont ainsi été identifiés les fondements structurels de l’omniprésence des agissements sexistes et sexuels et de leur faible niveau de dénonciation en lien avec un environnement professionnel propice aux violences de genre que constitue le monde de l’opéra français.
EN :
On August 19, 2020 in La Lettre du Musicien, French soprano Chloé Briot denounced repeated instances of sexual assault by a fellow singer during the production of the opera L’Inondation (The Flood). After her management declined to defend her interests, she filed a complaint in March of the same year. With this disclosure, Briot wanted to “end the law of silence” in opera. This incident raises several questions. Why was Briot not heard on several occasions despite her complaints to colleagues and production management? To what extent is this case of sexual assault indicative of broader sexism in the French opera world? Can we really speak of a “law of silence” as denounced by the singer? If so, what are the risks for those who denounce gender-based violence and discrimination?
These questions were at the heart of the present study on gender-based violence in the French opera world, carried out in 2020 by means of questionnaires and qualitative interviews. The article examines the social conditions that produced the different forms of gender-based violence reported by research participants. The structural foundations underpinning both the ubiquitous nature of gender-based violence and the underreporting of these acts in the French operatic world are identified.
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« Changer le monde un hit à la fois » ? Programmation et diversité à CKOI-FM
Jada Watson
p. 69–81
RésuméFR :
En mars 2019, Stéphanie Vallet a publié un article dans La Presse portant sur la sous-représentativité des artistes féminines dans le palmarès Billboard « Canadian Hot 100 ». Les résultats de son étude démontrent une forte décroissance de la présence des femmes dans l’industrie musicale canadienne — un écosystème dans lequel les ondes radio continuent de jouer un rôle important quant à la découvrabilité et à la professionalisation des artistes. Cependant, au-delà des questions de genre abordées par Vallet, les enjeux liés à la représentativité des artistes issu·es de la diversité ethnoculturelle et linguistique à la radio doivent également être soulevés.
Les théories de « social remembering » (Misztal 2003 ; Strong 2011) offrent un cadre critique pour se pencher sur les « Big Data » compilées par des industries où les femmes et les artistes racisé·es semblent systématiquement désavantagé·es. Dans le but d’entamer le portrait de la représentativité sur les ondes de la radio commerciale au Québec, cet article aborde la représentativité des artistes minorisé·es sur les ondes de CKOI-FM (96.9) de Montréal. CKOI-FM a été choisie non seulement parce qu’il s’agit d’une station francophone « top 40 » (diffusant tous les genres musicaux), mais aussi parce qu’entre 2015 et 2017 elle utilisait le slogan « Changeons le monde un hit à la fois » (Girard 2017) — un message à fortes résonances avec les slogans militants visant la justice sociale. Ce projet offre donc l’occasion d’investiguer la validité des déclarations faites par une radio qui se vante de « changer le monde ». En adoptant une approche féministe intersectionnelle à l’analyse des données appelée « data feminism » (d’après D’Ignazio et Klein 2020), cette étude évaluera les différents taux de représentativité à CKOI-FM parmi les 100 chansons les plus jouées chaque année entre 2010 et 2020 afin de considérer le rôle que jouent les ondes radio dans la formation de la culture musicale populaire au Québec et, par extension, de la mémoire sociale.
EN :
In March 2019, Stephanie Vallet published an article in La Presse questioning the lack of female artists on the Billboard Canadian Hot 100 chart. The results of Vallet’s study demonstrate the sharp decline of women in the Canadian music ecosystem—an ecosystem in which commercial radio plays an important role in artist discovery. Beyond the feminist issues addressed by Vallet, issues related to racial and linguistic diversity on radio must also be raised.
Theories of social remembering (Misztal 2003; Strong 2011) offer a critical framework for considering the effectiveness of “Big Data” in demonstrating systemic issues within the industry. To work towards a preliminary understanding of radio programming in Quebec, this study evaluates the representation of minority artists on Montreal’s CKOI-FM (96.9). CKOI-FM was chosen not only because it is a French-language “Top 40” station (i.e., all musical genres), but also because it has been using the slogan “changing the world one hit at a time” since 2015. This project therefore offers the opportunity to investigate the validity of statements made by a radio station that boasts about diversity on their airwaves. Taking an intersectional approach to data analysis—what we call “data feminism” (D’Ignazio and Klein 2020)—this study will evaluate the representation on CKOI-FM among the 100 most played songs each year between 2010 and 2020 in order to consider the role that radio plays in the formation of popular musical culture in Quebec and, by extension, on social memory.
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Altérité et création : comment peut-on s’épanouir artistiquement dans la différence, au-delà des discours sur la diversité ?
Symon Henry
p. 83–99
RésuméFR :
Comment le fait d’être métis égypto-québécois·e influe-t-il sur ma manière de composer, d’écrire, de dessiner ? Et le fait d’être queer, neurodivergent·e, pauvre, ou encore d’avoir souffert de troubles de santé mentale ? Autrement formulé : comment, à partir d’une posture intersectionnelle, peut-on s’inscrire dans un cadre artistique donné et communiquer nos codes à un public qui ne les possède majoritairement pas ? Comment parler de ma voix propre, particulièrement minoritaire, afin d’éviter que d’autres s’approprient ma réalité ?
Voilà les questions principales qui sont abordés dans cet article où je présente mon travail où partitions graphiques, poésie et arts visuels ont constitué le socle de ma démarche artistique au fil de plus d’une décennie de création. Pour y répondre, j’aborderai certains concepts-clés (intersectionnalité, tiers-espace, etc.) centraux dans ma réflexion, deux projets qui adressent de front ces questions et réalités, et, surtout, de nombreuses digressions proposant des bribes d’imaginaires les sous-tendant.
Les projets abordés sont d’abord mon premier opéra, Le Désert mauve, d’après un texte éponyme de Nicole Brossard — chef-d’oeuvre des littératures lesbiennes, queers et québécoises. Puis le spectacle L’Outre-rêve et plus spécifiquement ma pièce L’amour des oiseaux moches, commande de l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+), où mes mots, ma musique et mes visuels donnent vie à quatre personnages imbus de réalisme magique (Djinn, Louve, Vieux Clown et Eunuque que j’aime) par l’entremise de pièces pour voix, scie musicale, accordéon et orchestre.
EN :
How does my mixed Egyptian and Quebecois heritage impact my method of composing, writing, and drawing? What about being queer, neurodivergent, poor, or having suffered from mental health problems? In other words, how, from an intersectional perspective, can someone fit into a given artistic framework and communicate meaning to an audience that, for the most part, does not share my “codes”? And how can I speak in my own voice, an especially small minority voice, to prevent others from appropriating my reality?
These are the main questions broached in this article. I introduce my compositional work, for which graphic scores, poetry, and visual arts have been the bedrock of my artistic approach for more than a decade. I address some key concepts (intersectionality, Third Space theory, etc.) that are central to my thinking ; two artistic projects that tackle these questions and realities head-on, and, above all, many digressions that feature snippets of my imaginary.
The projects discussed are my first opera, Le Désert mauve, based on the eponymous text by Nicole Brossard—a masterpiece of lesbian and queer Quebecois literature. Then, I discuss my show L’Outre-Rêve and more specifically my piece L’amour des oiseaux moches for voice, musical saw, accordion, and orchestra, commissioned by the Ensemble contemporain de Montréal (ECM+), in which my words, music, and visuals bring to life four characters imbued with magical realism (Djinn, Louve, Vieux Clown, and Eunuque que j’aime).
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Interroger l’expérience d’un choeur féministe : le cas du Choeur Maha
Catherine Harrison-Boisvert
p. 101–110
RésuméFR :
Cet article témoigne d’une démarche autoethnographique (Haraway 1988, Russell 1999, Chang 2008, Rondeau 2011, Rouleau 2016) relatant l’expérience individuelle et collective du Choeur Maha, une chorale montréalaise se présentant comme féministe. À travers un partage d’expériences inspiré de l’Object-Elicitation Interview Method (Pink 2015), sont exposées dans ce texte les multiples significations qu’accordent les membres à leur expérience au sein du choeur, tant comme lieu d’appartenance et d’épanouissement que comme espace féministe. S’appuyant sur les précédents travaux ayant problématisé la dimension genrée des loisirs culturels, notamment celle de la pratique amatrice du chant (Octobre 2014, Buscatto 2003, 2007, 2013), la démarche consiste à dégager de l’expérience chorale de Maha les articulations concrètes et multiples des concepts de soin (care ; Mestiri 2016), d’empuissancement (empowerment ; Guétat-Bernard et Lapeyre 2017) et d’espace sécuritaire (safe space ; Lewis, Sharp, Remnant et Redpath 2015, Deller 2019), à la fois sur une échelle individuelle et collective, ainsi que dans une optique de résilience et de résistance féministes (Britt 2019).
EN :
This article recounts an autoethnographic process (Haraway 1988, Russell 1999, Chang 2008, Rondeau 2011, Rouleau 2016) that conveys the individual and collective experience of Choeur Maha, a Montreal-based, self-identified feminist choir. Through experience-sharing inspired by the Object-Elicitation Interview Method (Pink 2015), the process reveals the multiple meanings that members attribute to their experience within the choir, both as a place of belonging and fulfilment and as a feminist space. Building on previous work that has problematized the gendered dimension of cultural pastimes, and especially amateur singing practice (Octobre 2014, Buscatto 2003, 2007, 2013), this article draws forth, from Maha’s choral experience, the tangible and multiple expressions of concepts of care (Mestiri 2016), empowerment (Guétat-Bernard and Lapeyre 2017), and safe(r) space (Lewis, Sharp, Remnant and Redpath 2015, Deller 2019), on both an individual and collective scale, with a view to feminist resilience and resistance (Britt 2019).
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Énonciation, sexualités et genre en musique chez Philémon Cimon, Pierre Lapointe et Ariane Moffatt
Khady Konaté
p. 111–122
RésuméFR :
Dans ce texte est proposée une « lecture du genre » (Boisclair 2002) des oeuvres de Philémon Cimon (L’été, Les femmes comme des montagnes), Pierre Lapointe (Pierre Lapointe, Sentiments humains) et Ariane Moffatt (Aquanaute, Le coeur dans la tête, Tous les sens). L’étude des chansons contenues sur ces albums prend pour point de départ une interrogation des subjectivités genrées de ces trois artistes, entre personne réelle et persona, et montre que ces dernières façonnent leurs compositions. La sollicitation du concept de sexe/genre ouvre dès lors la porte à l’exploration des représentations des identités sexuelles et de genre dans ces chansons, où les identités des artistes se trouvent mises en abîme. En s’intéressant à l’énonciation et au discours (en particulier, au discours amoureux) contenu dans le texte des chansons sélectionnées, il est possible de rendre compte de la reproduction des injonctions à l’hétérosexualité et des poncifs qui cloisonnent le genre, ainsi que des glissements et brouillages qui autorisent des resignifications du genre. Ainsi, chez Cimon, on observe la reconduite du point de vue masculin où la valeur du féminin réside dans sa capacité à émerveiller le sujet et à susciter son désir. À l’opposé, les textes de Lapointe et Moffatt dépeignent des personnages et des récits queer, bien que leur identité queer n’ait pas été revendiquée à l’heure de la parution de leurs oeuvres.
FR :
This article proposes a “lecture du genre” (gendered reading) (Boisclair 2002) of the works of Philémon Cimon (L’été, Les femmes comme des montagnes), Pierre Lapointe (Pierre Lapointe, Sentiments humains) and Ariane Moffatt (Aquanaute, Le coeur dans la tête, Tous les sens). The study of songs that appear on albums by these three artists branches from an interrogation of their gendered subjectivities between real person and persona, showing how subjectivities shaped their compositions. Using the concept of sex and gender as separate categories, the representation of sexual and gender identities can be explored within the songs in which the artists’ identities are embedded. By observing the articulation of identity and gendered rhetoric (especially the romantic rhetoric) of the selected songs, it is possible to account for the reproduction of compulsory heterosexuality and the clichés that prescribe gender roles, as well as the shifts in meaning, permutations, and blurred boundaries that allow for resignifications of gender. In Cimon’s work, the masculine perspective is replicated, whereas the value of the feminine lies in its ability to enchant the subject and arouse desire. In contrast, Lapointe’s and Moffatt’s songs depict queer characters and narratives, despite the fact that they did not claim publicly their queer identities when they launched these albums.
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Quadruple défi pour les artistes femmes, immigrantes et allophones : le cas du premier Sarau das MinasMontréal
Dalila Vasconcellos de Carvalho
p. 123–135
RésuméFR :
Cet article porte sur le processus de création du premier Sarau das Minas Montréal : une soirée de sororité artistique qui s’est déroulée le 8 mars 2020. Il s’agit d’un événement artistique conçu, dirigé et réalisé par une équipe de femmes, immigrantes et allophones. Cet événement est ancré, d’une part, dans une démarche féministe empirique inductive visant la construction d’une scène sûre pour des artistes femmes immigrantes et allophones. D’autre part, il s’inspire de l’analyse préliminaire des données de ma recherche de doctorat sur les musicien·nes immigrant·es oeuvrant sur le marché de la « musique du monde » à Montréal. La construction d’une scène sûre pour ces femmes implique l’aménagement d’un espace dans lequel elles sont avant tout reconnues et appréciées en tant qu’artistes. En outre, l’analyse des données recueillies montre que le fait d’être à la fois artiste, femme, immigrante et allophone s’impose comme un quadruple défi. En s’inspirant de la notion d’« espace sûr », ce projet événementiel cherchait des réponses pragmatiques à deux problèmes vécus par les artistes femmes immigrantes allophones : leur sous-représentation dans le milieu artistique professionnel québécois et la langue en tant qu’obstacle à leur l’inclusion. Le Sarau résulte ainsi du travail collectif et de la volonté d’un groupe de femmes artistes, immigrantes et allophones entreprenant une démarche d’émancipation vis-à-vis leur propre invisibilité.
EN :
This article focuses on the process of creating the first “Sarau das Minas Montreal: An Evening of Artistic Sisterhood” which took place on March 8, 2020. It is an artistic event conceived, directed and realized by a team of immigrant allophone women. The process of creating this event is rooted, on the one hand, in the empirical feminist approach of building a safe stage for allophone immigrant women artists, and on the other hand, in the preliminary analysis of data from my doctoral research on immigrant musicians working in “world music” in Montreal. First, the construction of a safe stage for these women involves the creation of a space in which they are first recognized and appreciated not as women, but as artists. Secondly, the analysis of the data shows that being an artist, a woman, an immigrant and an allophone at the same time imposes itself as a quadruple challenge. Inspired by the notion of safe space, this event project sought pragmatic responses to two problems experienced by immigrant, allophone women artists: the under-representation of these artists in the professional Quebec artistic milieu and language as a barrier to their inclusion. Le Sarau is the result of the collective work and will of a group of immigrant allophone women artists undertaking a process of emancipation from their own invisibility.
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Genre, rap et enjeux de visibilité dans l’espace public des rappeuses à Montréal
Claire Lesacher
p. 137–147
RésuméFR :
Cet article, basé sur une enquête de terrain menée en 2011, à Montréal, porte sur les enjeux qui traversent la question de la présentation physique des rappeuses dans l’espace public. Au cours des entretiens, les rappeuses soulignent que les activités de médiatisation et de représentation sur scène impliquent de devoir composer avec des représentations situées de la féminité dans un contexte où les industries musicales et médiatiques favorisent leur visibilité d’abord en tant que femmes, ce qui a des effets sur leur reconnaissance/légitimité en tant qu’artiste. Cette étude jette un regard sur les processus qui s’organisent dans une activité rap majoritairement masculine, elle-même durablement évincée des espaces dominants de production et de médiatisation de la musique au Québec.
FR :
This article examines the issues around the public visibility and representation of female rappers in Montreal at the end of the 2000s and at the beginning of the 2010s. Based on fieldwork carried out in 2011 with rap artists of the city, the proposed analysis builds on a perspective on gender that considers the power relations as coproduced. During the interviews, the rappers accentuate how much their performances on stage and media coverage of their activities involved dealing with situated representations of femininity, in a context where the music and media industries promote female artists primarily as women — which also implies the question of artistic legitimacy. These processes are also organized within the context of a predominantly male rap activity and a musical genre which, at the time when this study was conducted, was excluded from the spaces of production and media coverage of music in Quebec.
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Naviguer à travers les attentes genrées de la communauté de danse swing de Montréal
Megan Batty
p. 149–162
RésuméFR :
La danse swing a connu un renouveau mondial dans les années 1990. Depuis, des communautés dynamiques ont vu le jour à travers le Canada, dont l’une des plus grandes et des plus établies se situe à Montréal. Lors du renouveau du swing, une proportion importante des danseur·euses était blanche, ce qui a incité les chercheur·euses à se concentrer principalement sur les questions de race et d’appropriation culturelle (Usner 2001 ; Wade 2011 ; Hancock 2013 ; Sékiné 2017). Conséquemment, les attentes genrées qui ont cours dans la communauté demeurent sous-étudiées.
Les rôles dans la scène de swing (rôles de danse de lead ou follow, chanteur·euse instrumentiste, band leader, DJ) se voient attribuer des connotations genrées. Dans quelle mesure ces attentes genrées et binaires sont-elles maintenues et quels impacts ont-elles sur les musicien·nes, les DJs et les danseur·euses ? De quelle agentivité les participant·es disposent-iels indivuellement pour naviguer à travers ces rôles genrés ? Pour répondre à ces interrogations, j’utilise l’adaptation de Tracey McMullen (2016) du cadre des « scènes de contrainte » élaboré par Judith Butler (2016, 21). J’établis les scènes de contraintes au sein de la communauté de la danse swing de Montréal pour enquêter sur la façon dont les danseur·euses, les musicien·nes et les DJs réifient, remettent en question ou subvertissent ces attentes genrées. J’approfondis aussi des aspects parallèles aux enjeux de genre, tels que les cadres de construction de « l’authenticité », et les espaces de danse queer. Je réponds à ces questions en documentant les expériences de six répondant·es et en situant leur travail en dialogue avec les recherches existantes sur le genre de même que sur la danse et la musique swing, pour finalement mettre en lumière les manières nuancées dont les danseur·euses, musicien·nes et DJs à Montréal réclament de l’espace pour iels-mêmes et ré-imaginent leur communauté.
EN :
Swing dancing, a form of improvised partner dance to jazz music, experienced a global revival in the 1990s. Vibrant swing dance scenes have since sprung up across Canada, with one of the largest and most established communities situated in Montreal. Scholarship on contemporary communities has mostly focused on issues of race and cultural appropriation (Usner 2001 ; Wade 2011 ; Hancock 2011 ; Sékiné 2017), and thus gendered expectations within the community are under-researched.
Roles within the jazz scene (dance roles of lead/follow, instrumentalists, vocalists, and DJs) have long held strong gendered associations. This article investigates to what extent these gendered expectations overtly and covertly organize the participation of DJs, musicians, and dancers within the current Montreal swing dance community. By adopting Judith Butler and Tracey McMullen’s framework of “improvisation within a scene of constraint,” I uncover the ways in which dancers, musicians, and DJs reify, challenge, or altogether subvert these expectations. This article explores several scenes of constraint including the DJ booth, the bandstand, and the social dance floor to map out the experiences of participants, delving into related topics such as contemporary constructs of “authenticity” and queer dance exchanges. To this end, I draw on interviews with six informants from within the community who are dancers, musicians, and DJs. In addition, I employ autoethnographic methods to supplement their responses with my own experience. Placing these experiences in dialogue with existing scholarship, I illuminate the nuanced ways in which dancers, musicians, and DJs in the Montreal swing dance scene negotiate space for themselves and reimagine an ever-changing dance community.
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Situer les femmes dans l’Electronic Dance Music Culture (EDMC) à Montréal entre 1950 et 1995 : premier survol
Kiersten Beszterda van Vliet
p. 163–175
RésuméFR :
Des études récentes consacrées à la culture de la musique de danse électronique (EDMC) du xxie siècle soulignent l’importance de l’agentivité créative des femmes en tant que productrices et DJs, ainsi que la place de l’EDM dans la formation de l’identité des femmes (Farrugia 2012 ; Hutton 2006 ; Rodgers 2010). Avant le xxie siècle cependant, les possibilités pour les femmes dans les club cultures et les économies nocturnes étaient plus circonscrites ; les femmes assumaient plus fréquemment des rôles en dehors des domaines les plus rentables et créatifs de ces économies culturelles. Malgré leur exclusion, les femmes ont été des participantes actives dans les club cultures de Montréal depuis les années 1950. Sans prétendre à l’exhaustivité, cet article propose une étude historique de diverses manières dont les femmes ont participé à la vie nocturne de Montréal des années 1950 aux années 1990 dans le cadre des scènes de musique EDM et de danse sociale, des discothèques et des raves.
S’inspirant d’un projet ethnographique et archivistique plus général sur les club cultures LGBTQ de Montréal, cet article porte sur les expériences historiques des femmes dans les club cultures entre les années 1950 et 1990. Des thèmes tels que le militantisme pour le droit à la nuit, les stratégies de territorialisation et d’autodétermination, le rôle de l’État, la participation musicale, la création et la technologie sont explorés en relation avec divers espaces de loisirs de la ville. Ces espaces comprennent le quartier Red Light, les premières discothèques gérées par des lesbiennes, « l’âge d’or » des établissements féministes et lesbiens dans les années 1980, et leur déclin avec l’émergence de la culture queer dans les années 1990.
EN :
Recent studies of twenty-first century electronic dance music culture (EDMC) highlight the importance of women’s creative agency as producers and DJs, and the role EDM plays in women’s formation of identity (Farrugia 2012; Hutton 2006; Rodgers 2010). Prior to the 21st century, however, women’s roles in club cultures and nightlife economies were more circumscribed, and women frequently took on roles outside the profitable and creative domains of these cultural economies. Despite being relegated to these less prestigious or profitable roles within the EDMC, as well as historically having been neglected and trivialized as participants in subculture dance music scenes, women have been active participants in Montreal’s club cultures since the 1950s. Without claiming to be exhaustive, this article offers a historical survey of the various ways in which women participated in Montreal’s nightlife from the 1950s to the 1990s, as well as in the EDM and social dance music scenes, from discos to raves.
In this paper, that draws on a broader ethnographic and archival project on LGBTQ club cultures in Montreal, are explored the historical experiences of women in club cultures between the 1950s and 1990s. Themes such as nightlife activism, strategies of territorialization and self-determination, the role of the state, musical participation, creation, and technology will be explored in relation to various recreational “spaces” of the city. These spaces include the Red-Light district, the first lesbian-run nightclubs, the “golden age” of feminist and lesbian establishments in the 1980s, and their decline with the emergence of queer culture in the 1990s.
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