Numéro 134, 2024 Figures de l’économie en littérature québécoise Sous la direction de David Bélanger et Martine-Emmanuelle Lapointe
Sommaire (9 articles)
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Liminaire
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La fin du notaire. Une figure en question (1945‑1959)
David Bélanger
p. 19–42
RésuméFR :
Cet article analyse la figure du notaire au moment de sa décadence. Pour ce faire, l’analyse s’attache d’abord à présenter la figure classique du notaire dans deux oeuvres du xixe siècle : La terre paternelle (Lacombe, 1846) et Charles Guérin (Chauveau, 1846). La démonstration travaille ensuite à présenter les écarts faits en regard de cette figure, dans les années 1940-1970. Ceux-ci prennent la forme d’une valorisation du risque (mobilier et non plus immobilier) et d’une mise de l’avant de « l’actif » contre le « passif ». Les textes d’Adrienne Choquette (1948), Pierre Gélinas (1959) et Hubert Aquin (1953 ; 1959 ; 1972) sont analysés dans cette optique. Ainsi, partant de l’opposition entre le « notaire » et « le banquier » (ou l’entrepreneur), l’article entend montrer comment les textes, dans leur représentation de la figure du notaire, l’attache à la conservation et à la peur du risque, ce qui se trouve opposé à la poésie et à la création. D’un autre côté, l’entrepreneur deviendra la figure à suivre pour la littérature (« écrivain faute d’être banquier », écrivait Hubert Aquin). Ces lectures se gardent néanmoins d’attacher ces représentations à l’ordre économique et travaillent plutôt à les lier à un imaginaire économique à l’oeuvre dans les textes.
EN :
This article analyzes the figure of the notary at the moment of his decline. It discusses first, the classical figure of the notary in two nineteenth-century works, La terre paternelle (Lacombe, 1846) and Charles Guérin (Chauveau, 1846), and second, deviations from the classical representation during the years 1940-1970, which involved risk evaluation (real estate and no longer immovable property) and the balance of “assets” against “liabilities.” The texts of Adrienne Choquette (1948), Pierre Gélinas (1959) and Hubert Aquin (1953; 1959; 1972) are analyzed from this perspective. Thus, starting with the concept of “notary” versus “banker” (or entrepreneur), the article proposes to show how the texts, in their representations of the notary, associate this figure with conservatism and fear of risk, which inhibits poetry and creation. The entrepreneur, on the other hand, becomes the figure to focus on in literature (écrivain faute d’être banquier [writer because unable to be banker], wrote Hubert Aquin). Still, these readings are careful to avoid associating these representations with the economic order and aim, rather, to link them to an economic imagination at work in the texts.
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Affaires et sentiments : la figure de l’homme d’affaires dans le roman sentimental québécois de l’après-guerre
Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren
p. 43–70
RésuméFR :
Les romans publiés en fascicules par les Éditions Police-Journal connaissent, des années 1940 au tournant des années 1960, une vogue inégalée. La collection « Roman sentimental » constitue un observatoire privilégié pour examiner l’essor d’un nouveau fantasme, qui permet à des personnages issus des classes ouvrières d’accéder en rêve à un confort matériel qui rejoint même, à l’occasion, la grande richesse. Grâce à un corpus d’une vingtaine de romans, cet article étudie les négociations entre ce désir de richesse et le danger de dissolution de l’identité canadienne-française, en considérant la figure de l’homme (et, exceptionnellement, de la femme) d’affaires, comme un pivot narratif particulièrement éclairant.
EN :
The novels published in installments by Éditions Police-Journal enjoyed unprecedented popularity from the 1940s to the turn of the 1960s. The collection Roman sentimental constitutes a privileged vantage point from which to study the development of a new fantasy allowing the working classes to dream about material comfort and even, occasionally, great wealth. Supported by some twenty novels, this article discusses the negotiations between this desire for wealth and the danger of dissolution of French-Canadian identity by examining the figure of the businessman (and, exceptionally, the businesswoman) as a particularly enlightening narrative axis.
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Femmes, littérature et imaginaire économique au Québec. Le cas des fictions sentimentales de Gabrielle Roy et de Jean Despréz parues dans La Revue moderne au tournant des années 1940
Adrien Rannaud
p. 71–97
RésuméFR :
L’article se penche sur la notion d’imaginaire économique qu’il envisage à partir des nouvelles sentimentales de Gabrielle Roy et de Jean Despréz (sous la signature de Carole Richard) publiées dans La Revue moderne au tournant des années 1940. Il approfondit deux hypothèses. D’une part, l’analyse des personnages, des espaces et des scripts dans les textes montre comment le rapport entre l’agir économique et l’agir sexuel et sentimental se manifeste sous la forme d’une interdépendance stricte. Face au bonheur économique et conjugal que guide le principe de la tempérance, les nouvelles sont portées, d’autre part, par des dynamiques de distinction qui traduisent à la fois un intérêt marqué pour les échanges et les biens attachés à une culture moyenne en émergence, et une critique de cette même culture moyenne et de ses jeux de sophistication. L’article contribue ainsi à mieux saisir les rapports qui se jouent entre fiction, culture moyenne et système médiatique au mitan du xxe siècle, et propose des pistes d’analyse en vue d’un chantier portant sur les traces d’un imaginaire économique dans les productions littéraires des femmes au Québec.
EN :
This article examines the notion of economic imagination as seen in the romantic fiction of Gabrielle Roy and of Jean Despréz (writing under the name Carole Richard) published in La Revue moderne at the turn of the 1940s. Two theories are explored. On one hand, an analysis of the characters, spaces and scripts in the texts shows how the relationship between economic action and sexual and emotional action is expressed as a strict interdependence. On the other, in the face of an economic and conjugal happiness guided by the principle of temperance, the novels are driven by dynamics of distinction that reflect both a marked interest for the exchanges and goods associated with an emerging middle class culture and a criticism of this same culture and its pretensions to sophistication. The present article thus leads to a better understanding of the relationships between fiction, middle class culture and media system in the mid-twentieth century and proposes avenues of study for a future project on the traces of an economic imagination in Quebec women’s literary productions.
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Un récit de l’absence : réflexions économiques à partir de Sans parachute de David Fennario
Rachel Nadon
p. 99–126
RésuméFR :
Dans cet article, je souhaite interroger ce que j’ai nommé ailleurs le « récit de l’absence » de la vie économique dans la littérature québécoise, à partir du cas de David Fennario et de son livre Without a Parachute (1972), traduit par Gilles Hénault et publié aux Éditions Parti pris en 1977. Journal autobiographique rédigé par David Fennario, Sans parachute critique les travers de la société dont le narrateur, à l’emploi de la compagnie Simpsons, militant et étudiant marxiste, fait l’inventaire. Je montre, d’une part, la manière dont le journal intime du « travailleur » opère une critique du temps horaire en prenant le parti d’une mémoire ouvrière plurielle. D’autre part, j’analyse comment le militantisme révolutionnaire demeure dans Sans parachute une figure de la parole, voire du lyrisme. En empruntant à l’histoire de l’édition, à l’histoire littéraire et à l’étude des représentations, je tente de penser à la fois les rapports entre Sans parachute et le catalogue de Parti pris, et l’historicité des représentations du travailleur et du militant, figure double d’un même visage.
EN :
This article discusses what we have termed a “narrative of absence” of economic life in Quebec literature based on the case of David Fennario and his autobiographical work Without a Parachute (1972), translated by Gilles Hénault and published by Éditions Parti pris in 1977. The book’s narrator, employee of the company Simpsons, student and Marxist militant, criticizes and takes stock of society’s injustices. On one hand, we show how the diary of the “worker” criticizes working hours from the perspective of a collective workers’ memory. On the other, we analyze how revolutionary militancy in Without a Parachute remains a figure of speech, even of lyricism. By borrowing from the history of publishing, literary history and the study of representations, we propose to examine the relationships between Without a Parachute and the catalogue of Parti pris as well as the historicity of representations of the worker and the militant, two sides of the same coin.
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Figures du « mauvais pauvre » dans quelques essais littéraires québécois contemporains
Martine-Emmanuelle Lapointe
p. 127–146
RésuméFR :
La figure du mauvais pauvre, complexe et ambiguë, a laissé son empreinte dans un grand nombre d’ouvrages parus au Québec depuis la Révolution tranquille. De l’aliénation culturelle à l’illégitimité d’un sujet squattant le territoire d’autrui, en passant par la critique du matérialisme et de la xénophobie, elle trahit un rapport malaisé au territoire qui se redéfinit au fil du temps en fonction des hantises des lecteurs et lectrices. Dans le cadre du présent article, je reprendrai certains des constats formulés par les critiques qui ont insisté sur les liens unissant le mauvais pauvre à la culture au sens large, laquelle repose forcément sur des jeux d’échange et de pouvoir tant économiques que sociaux. J’aborderai ensuite trois essais contemporains, Confessions d’un cassé de Pierre Lefebvre, Bande de colons d’Alain Deneault et L’oeil du maître de Dalie Giroux afin de voir comment y sont traitées la question de la propriété et plus encore celle de la place occupée par le mauvais pauvre sur l’échiquier social et politique. Rarement ramenée à sa dimension strictement pécuniaire, la question de l’économie se présente de manière diffuse dans mon corpus de textes et se confond volontiers avec celles du capital culturel, du sentiment de la dette envers le passé et de la propriété territoriale.
EN :
The figure of the bad pauper, complex and ambiguous, has marked a substantial number of published works in Quebec since the Quiet Revolution. From cultural alienation to the illegitimacy of a subject squatting on land belonging to others to criticism of materialism and xenophobia, it betrays an uneasy relationship to the land that is redefined over time concurrent with readers’ obsessions. In the present article we reexamine certain observations by critics who insist on the links connecting the bad pauper to the culture broadly speaking, one based necessarily on activities of exchange and power both economic and social. We next discuss three contemporary essays, Confessions d’un cassé by Pierre Lefebvre, Bande de colons by Alain Deneault and L’oeil du maître by Dalie Giroux, to discover how these writers deal with the issue of property and, beyond this, the bad pauper’s place in the social and political order. Rarely reduced to its strictly monetary aspect, the question of the economy is present throughout my corpus of texts and is purposely intertwined with issues regarding cultural capital, awareness of the debt to the past and land ownership.
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Récit autobiographique et pauvreté. Enjeux politiques d’une écriture transclasse
Stéphane Inkel
p. 147–171
RésuméFR :
La posture transclasse, telle que définie par Chantal Jaquet, permet de porter un regard empreint de solidarité sur une culture populaire parfois cernée par la pauvreté. Dans la mesure où la reconfiguration des luttes politiques contemporaines suppose l’établissement de nouvelles identités politiques, suivant Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, le récit autobiographique de l’écrivain ou de l’écrivaine transclasse s’avère d’autant plus précieux qu’il suppose une capacité unique à naviguer entre les discours : ceux de leur classe d’origine comme de celle d’arrivée. C’est à cette faculté de passer d’un code à l’autre, d’un quartier à l’autre et de montrer, de par leur récit, l’ampleur du fossé des inégalités, que nous convoquent les récits Burgundy de Mélanie Michaud et Mélasse de fantaisie de Francis Ouellette.
EN :
The transclass posture, as defined by Chantal Jaquet, allows for an empathetic look at a popular culture sometimes poverty-ridden. To the extent the reconfiguration of contemporary political struggles supposes the establishment of new political identities, in accordance with Ernesto Laclau and Chantal Mouffe, the autobiographical narrative of transclass writers proves all the more valuable in that it supposes a unique capacity to navigate between discourses: those of their background class and their class of arrival. This option to move from one code to another, from one neighbourhood to another, demonstrating the size of the inequality gap through narrative, is evident in the works Burgundy by Mélanie Michaud and Mélasse de fantaisie by Francis Ouellette.
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L’affaire Noir Canada : le livre sous pression en régime de droit-économie
Aurélie Lanctôt et Julien Lefort-Favreau
p. 173–197
RésuméFR :
Cet article étudie deux essais publiés à l’occasion du dixième anniversaire de l’affaire Noir Canada. Il s’agit d’identifier dans Le droit du plus fort d’Anne-Marie Voisard et Procès verbal de Valérie Lefebvre-Faucher les effets de l’intrication du droit et de l’économie sur le monde du livre et sur la liberté d’expression. Nous explorerons l’hypothèse qu’en analysant ces deux essais, qui examinent la poursuite bâillon qui a censuré la maison d’édition Écosociété, nous pouvons voir à l’oeuvre une modalité spécifique de l’économie, soit sa manifestation dans l’appareil juridique. Le jeu des intérêts, des transactions et des négociations mis au jour dans ces deux essais trace un imaginaire économique du droit qui est aussi une réflexion sur le pouvoir et ses méthodes de répression. Cet article se propose de rendre compte de l’émergence de l’analyse économique du droit et de la subordination de l’ordre juridique à la sphère économique. Nous soumettons l’hypothèse que le « droit-économie » – c’est-à-dire le droit en ce qu’il se fait la voix et la force de mise en oeuvre des principes économiques – se définit précisément contre la littérature. Nous cherchons également à comprendre ce que le droit-économie fait aux notions de fiction et de langage. Nous tentons finalement de comprendre comment la figuration du métier d’éditrice dans ces livres constitue à la fois une répétition et une actualisation d’une longue histoire de procès littéraires et de censure.
EN :
This article studies two essays published on the occasion of the tenth anniversary of the Noir Canada affair. Through a discussion of Le droit du plus fort by Anne-Marie Voisared and Procès verbal by Valérie Lefebre-Faucher, it aims to highlight the effects of the law-economics relationship on the book industry and freedom of expression. An analysis of these two essays examining the SLAPP lawsuit to censure the publishing house Écosociété points to a specific feature of the economy, that is, its manifestation in the legal system. The game of interests, transactions and negotiations highlighted in these essays traces an economic imagination of the law which is, simultaneously, a reflection on power and its methods of repression. This article proposes to report on the emergence of the economic analysis of law and the subordination of the legal system to the economic sphere. We argue that “law-economics”—that is, the law as the voice of, and the power to implement, economic principles—is defined precisely against literature. We also seek to understand how law-economics impacts notions of fiction and language. Finally, we attempt to understand how the characterization of the profession of editor in these books is at once a repetition and an updating of a long history of literary and censorship trials.
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Erratum