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Si Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy désignent le projet romantique comme un « absolu littéraire » (1978), j’aimerais qualifier, à mon tour, celui d’Antoine Berman d’« absolu critique ». L’idéal de l’absolu prend toute son actualité dès qu’il est associé à l’écriture d’Antoine Berman. Chez Berman la pensée est ambitieuse; elle se donne sans réserve. Berman se retrouvait non seulement dans la passion que les Romantiques vouaient à la littérature, mais dans leur respect pour la critique. Il voulait donner à l’activité critique l’importance la plus grande, la vocation la plus sérieuse, celle « d'écrire sur d'autres oeuvres, avec passion et rigueur », suivant en cela les traces de Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Roland Barthes et Jorge Luis Borges (Berman, 1995, p. 13). La tâche principale de Berman aura été de rendre à la traduction toute la dignité et la profondeur de la critique littéraire.

« La critique n’est pas modeste », écrit Blanchot. « Toute activité “littéraire”, fût-ce sous des dehors de modestie, est sans mesure; elle met dans son jeu l’absolu; elle dit, toujours et à tout moment, ce qui est ultime, disant aussi qu’il faut détruire toutes les illusions critiques » (1980, p. 478). Les avancées de Berman ne sont pas modestes en effet, dans le sens où, comme le dit la citation de Blanchot, elles s’associent aux enjeux décisifs de la culture et de la littérature, tels que la définit la double tradition, spéculative et historique, des Romantiques allemands. Chez Berman, la tension vers l’absolu s’entend, de prime abord, dans le ton manifestaire de certaines parties des textes, les moments où Berman délaisse le mode analytique pour se tourner vers ses lecteurs et l’actualité culturelle française. Dans L’Épreuve de l'étranger, « La traduction au manifeste » est un plaidoyer incisif pour les pouvoirs de la traduction comme champ d’intervention culturelle et comme champ de pensée. Cette première partie du livre est un véritable appel, une sommation, l’énoncé d’un programme.

Pour combien de lectrices et de lecteurs ce livre aura-t-il eu la puissance d’une véritable révélation? On y découvrait l’immensité et la richesse du territoire auquel ouvraient les études de la traduction, et toute sa pertinence pour comprendre et agir sur la vie de la culture. Le livre marie analyses patientes et formulations percutantes, passages qui ont été cités et re-cités : « Toute culture résiste à la traduction, même si elle a besoin essentiellement de celle-ci [...]. Toute culture voudrait être suffisante en elle-même pour, à partir de cette suffisance imaginaire, à la fois rayonner sur les autres et s'approprier leur patrimoine » (p. 16); « Traduire, c’est bien sûr écrire et transmettre. Mais cette écriture et cette transmission ne prennent leur vrai sens qu’à partir de la visée éthique qui les régit » (p. 17); « J'appelle mauvaise traduction la traduction qui, généralement sous couvert de transmissibilité, opère une négation systématique de l’étrangeté de l’oeuvre étrangère » (p. 17); « Car la traduction n’est pas une simple médiation : c’est un processus où se joue tout notre rapport avec l'Autre » (p. 287). La puissance de ce livre, la source de son impact, viennent de ce mélange de gravité et d’enthousiasme, d’érudition et de passion. Elle vient aussi de la capacité à faire jouer dans le champ du présent l’héritage d’un passé et d’un ailleurs. L’Épreuve de l'étranger est une étude sur l’Allemagne romantique; c'est aussi une intervention dans la plus vive actualité de la France des années 1980.

Intervention dans les milieux littéraires et philosophiques autant que dans les milieux de la traduction. Intervention également dans un débat politique et éthique qui commence à s’intensifier sur le rapport à l'Autre, le propre et l’étranger, dans la culture française. On pense à la série de publications qui mettra l’accent sur la problématique de l’étrangeté, notamment les livres de Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes (1988), et de Tzvetan Todorov, Nous et les autres (1989). Ce débat est important durant l’année 1989, le bicentenaire de la Révolution, et interroge, entre autres, les pouvoirs ambigus de « l’hospitalité française ». Il sera question de l’ouverture paradoxale de la France à l’altérité, de la distance entre le discours républicain et le sort réservé aux réfugiés et aux immigrants, ainsi que de l’accueil difficile fait aux expressions culturelles étrangères. Comment concilier le discours républicain des droits universels avec la marginalisation de l’étranger? Comment expliquer et défaire l’intense ethnocentrisme français? Le livre de Berman se découvre une réelle actualité, puisque la traduction est une activité symptomatique des enjeux identitaires de la société. Avec Berman, la traduction est libérée de la chasse gardée des linguistes et des belles lettres. Elle se trouve au centre d’une nouvelle prise de conscience des relations culturelles en tant qu’activités fondatrices de l’identité collective. La traduction devient un symptôme, un révélateur de la citoyenneté culturelle.

Entre la France et l’Allemagne

Le fait que Berman mène ce débat sur la frontière tant mise à l’épreuve entre la France et l’Allemagne n'est pas sans importance. Berman est sans doute très conscient du fait qu’il marche sur les traces de Mme de Staël en effectuant une mission de médiation entre l’Allemagne et la France, une mission qui a pour fonction de démontrer la richesse de la pensée allemande et sa pertinence pour le renouveau des traditions françaises. Comme Mme de Staël, il veut aider la France à devenir plus pleinement elle-même au moyen d’un dialogue avec l’Allemagne. Toutefois, il est peu question de Mme de Staël dans les travaux de Berman. Une note dans le livre sur John Donne reconnaît que la « première vague » de la réflexion traductive allemande en France est due à « Mme de Staël, qui a introduit en France les “idées” des Romantiques allemands et surtout d'A.W. Schlegel » (1995, p. 250). Toutefois, il n’en est pas question ailleurs. Curieuse absence, et qui demande une explication. Est-ce que Berman voulait éviter d’être associé à cette intellectuelle cosmopolite, dont l’enthousiasme pour la pensée allemande a été fondé sur des notions aujourd’hui récusées, tel le « génie des peuples »? (Isbell, 1994). Est-ce qu’il veut prendre ses distances avec le rationalisme des Lumières?

Il reste que la frontière entre la France et l’Allemagne est hantée par le passage de Mme de Staël, et par l’influence qu'elle a exercé sur le développement des études littéraires. Avec Goethe, elle a mis en mouvement l’idée de la Weltliteratur et de la littérature comparée. Pour Mme de Staël et les comparatistes qui vont suivre, la traduction est un révélateur de l’esprit national : c'est une pratique de médiation qui a pour but de permettre à une nation de devenir plus pleinement elle-même. Dans De l'Allemagne, par exemple, elle écrit :

Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à un autre : le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces diversités [... ].

III, p. 31

Frayer avec l’étrangeté, c’est aller à la recherche de ressources qui serviront à alimenter la littérature nationale, à maintenir et renouveler la diversité des peuples. Mme de Stael, avec Goethe, introduit dans la conscience européenne la notion d’un marché littéraire mondial, un vaste espace de dialogue et d’échange qui donne à chaque littérature nationale le moyen de se renouveler. « Chaque littérature finit par s’ennuyer en elle-même, si elle n’est pas régénérée par une participation étrangère », dit Goethe (cité par Berman, 1984, p. 107). Tout en faisant sienne cette perspective, Berman tient à mettre l’accent sur la complexité du dialogue instauré par la traduction. La traduction n’est pas un simple miroir où l’oeuvre littéraire admire son reflet. La traduction met en branle une action « de retour » qui modifie le rapport de l’oeuvre à elle-même (p. 108). Le texte traduit jette un « regard neuf » sur le texte de départ. Ainsi la traduction intervient-elle non seulement dans le rapport entre le soi et l’autre, mais dans la relation entre soi et soi. Voilà l’idée-clé que Berman ne cessera de développer — en fragilisant la notion de « langue maternelle », en questionnant l’identité de la « culture nationale », en reconduisant toujours la critique des traductions vers l’impossible origine.

La critique : le rapport moderne aux œuvres

Dans L’Épreuve de l'étranger, Berman avait exposé toute l’ampleur de la notion de critique chez les Romantiques et révélé les liens qui s’établissent entre critique et traduction dans cette pensée. La critique est acte de compréhension. « Comprendre une oeuvre, c’est donc la situer dans le Tout de l’art et de la littérature, montrer son essence symbolique, qui est de signifier, bedeuten, ce Tout et l’Idée même de l'art. C'est dégager le “sens infini” de l’oeuvre » (p. 195). L’opération critique est cette compréhension par laquelle, dit Walter Benjamin, « la limitation de l’oeuvre individuelle est méthodiquement rapportée à l’infinité de l'art » (p. 197). Et Berman de souligner les affinités entre critique et traduction, discutées dans la pensée spéculative, par exemple chez des penseurs comme Goethe, Herder, Humboldt et Schleiermacher, rapprochant la culture et l’histoire. Berman montre que, pour Novalis et Schlegel, « la traduction signifie [...] un double structurel de la critique, dans le sens très particulier que revêt pour l’Athenaum cette notion [...]. Traduire est l’opération “romantisante”, l'essence de la vie de l’esprit, que Novalis a pu appeler la “versabilité infinie” » (Berman, 1984, p. 31). Elle est liée de très près à la réalisation de l’oeuvre elle-même, puisque le projet romantique veut unir la réflexion et la forme poétique (p. 194).

Dans un article paru dans la revue Po&sie, Berman (1986) examine les trois modes de discours métatextuels que sont la critique, le commentaire et la traduction, pour souligner la proximité du commentaire et de la traduction et pour regretter la distance entre critique et traduction. Son article établit la communauté intime du traduire avec le commenter, tout en marquant les bornes du discours critique. Énonçant dans cet article une idée qui primera dans tous ses écrits, Berman exige que la traduction devienne critique et commentaire d’elle-même, sortant de son destin de « pratique » pour assumer le rôle de la « théorie ».

Il n’est donc pas étonnant dès lors que Berman donne pleine priorité, dans son deuxième livre, à la notion de critique. Le titre, Pour une critique des traductions : John Donne, le dit, ainsi que d’importants passages de l’introduction. Berman insiste sur le double projet que renferme cette notion : juger, évaluer, mais aussi analyser rigoureusement les traits fondamentaux d’une traduction, du projet qui lui a donné naissance, de l’horizon dans lequel elle a surgi, de la position du traducteur. Dans le John Donne, l’érudition est mise au service de la micro-analyse du texte traduit, travail qui était déjà considérablement amorcé dans un texte comme « La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain » (1985) où Berman avait proposé une première analyse très étoffée de la « distortion » translationnelle. Mais Berman ne dissocie jamais analyse fine et visée globale. Il insiste sur la nécessité de joindre la microanalyse à une vue d’ensemble. Encore souligne-t-il le fait que sa critique ne se veut pas négative, comme peut l’être le travail d’Henri Meschonnic, mais plutôt productive. Son rôle est de préparer la voie à la translation de l’oeuvre et de préparer l'espace épistémologique et esthétique d’une retraduction.

La critique place l’étude de la traduction sous le double signe de l’histoire et de la philosophie. Car, dit Friedrich Schlegel dans « l’Essence de la critique », « [i]l faut se représenter la critique comme un intermédiaire entre l’histoire et la philosophie, reliant les deux, et dans lequel les deux doivent être réunis pour former une troisième et nouvelle instance » (Lacoue-Labarthe et Nancy, 1978, p. 415). C’est dans cette optique que Berman s’élève contre le fonctionnalisme, ou ce qu’il appelle les « analyses descriptives à orientation sociocritique » chez Gideon Toury et Annie Brisset. La discussion de Berman est riche, puisqu’elle ne met pas en doute le caractère heuristique des travaux de Toury et de son école. Mais il devient vite évident que les prémisses des fonctionnalistes viennent annuler le potentiel d’autonomie, de nouveauté, et, pour emprunter la formulation bermanienne, de « vérité » des traductions. La traduction n’est pas un simple reflet de la norme littéraire, selon Berman, mais une « façonneuse primaire des langues, de littératures, de cultures » (1995, p. 59). La « translation » n’est pas « intégration » au sens où Toury l’invoque, puisque pour Toury la littérature traduite fait partie du système littéraire d’accueil. Pour Berman, par contre, c’est la notion de « translation » qui rend compte de l’interaction entre la traduction et le milieu littéraire. La translation se veut une théorie générale du passage d’une oeuvre d’une « langue-culture » à une autre, la manière dont elle est révélée, signalée, intégrée dans un corpus d’enseignement, et le processus des traductions et retraductions, ainsi que la séquence des commentaires critiques qui l’entoure.

Contre l’idée d’un abandon aux « normes » imposées par des forces situées à l’extérieur de la traduction elle-même, et en dehors des volontés du sujet-traducteur, Berman évoque l’Histoire :

Loin d’apporter la preuve que le traduire est chose changeante, relative, sans identité ni frontières, l’Histoire, d’époque en époque, expose à nos yeux la richesse déroutante de la traduction et de son Idée. Les prétendues variations de la notion même de traduction aux différentes époques peuvent ainsi être lues comme des manifestations préférentielles d’un des contenus de cette Idée, ou de plusieurs. La traduction n’apparaît pas au Moyen Âge comme à la Renaissance. La translatio n’est pas la traductio. Mais toutes deux sont des actualisations des manifestations de “la traduction”.

p. 61

Ainsi souligne-t-il l’importance des « mots » qui ont nommé la traduction dans les différents espaces langagiers et culturels, où chacun « possède sa signifiance propre, même s’il équivaut aux autres dans l’échange courant ou le dictionnaire. Chacun est « intraduisible », dit Berman : translation, traduction, Übersetzung, mais aussi le vocabulaire latin (vertere, reddere) et grec, et le foisonnant vocabulaire du Moyen Âge, volgarrizarre, enromanchier, qui chacun met en relief un type particulier de médiation (Berman, 1988). La notion de translation est essentielle à cette conscience historique, puisque Berman veut montrer que chaque acte de traduction est pris dans une enveloppe de niveaux interprétatifs, dans un faisceau de contraintes et de libertés, une médiation comprenant à la fois des déterminants conceptuels, esthétiques et politiques.

Berman, essayiste

Il y a un ton fortement personnalisé dans l’écriture de Berman. Essayiste, philosophe, critique, Berman se veut également un méthodologue. Ce mélange de visées produit des heurts, et fait que Berman revient parfois sur les jugements du passé, indiquant dans des notes de bas de page, dans des incises, qu’il a changé d’idée sur l’importance relative de certains éléments de sa pensée. Tout en reconnaissant l’importance de donner des assises institutionnelles et épistémologiques à la nouvelle discipline traductologique, Berman a résisté aux facilités d’une pensée scientiste, préférant continuellement ouvrir sa réflexion sur des mondes nouveaux, se tenant à l’écart des écoles, prenant ça et là l’inspiration dont il avait besoin, se permettant aussi des jugements, parfois cassants, tranchants —sur lesquels il a l’occasion de revenir. C’est ainsi qu’au début de son John Donne (p. 18, n° 5), il reconnaît avoir « péché par ignorance et préjugé » contre Rome, en adoptant la vision de Nietzsche sur l’équivalence entre traduction et conquête à Rome. Et vers la fin du livre, il met en question la distinction entre « traduction » et « recréation », ligne de partage sur laquelle il avoue s’interroger. « J'y ai moi-même tenu si longtemps, maintenant je m'interroge » (p. 177). Cette remarque nous dirige vers le changement théorique majeur qu’effectue Berman dans le John Donne par rapport à L'Épreuve de l'étranger.

Sans l’annoncer en toutes lettres, Berman semble abandonner son attachement à la « traduction de la lettre » en faveur de ce qu’il nommera le « projet de traduction ». « Toute traduction conséquente est portée par un projet, ou visée articulée » (p. 76). En posant les repères d’une éthique et d’une poétique de la traduction, Berman déclare : « Le traducteur a tous les droits dès lors qu’il joue franc jeu » (p. 93). Le jugement de la traduction se fait entre le double pôle de l’éthique et de la poétique, c’est-à-dire entre la « correspondance » à l’original et à sa langue, et la nécessité de « faire oeuvre » dans le texte d’arrivée. « Faire oeuvre-en-correspondance » est donc le but de la traduction. « Les discussions sur le littéralisme ou la liberté » ne sont « tempêtes qu’au bassin des enfants », conclut-il en citant Foucault (p. 94). Dans ce changement, Berman, nous semble-t-il, donne preuve de sa confiance dans la subjectivité créatrice du traducteur, subjectivité qui s’appuie, cependant, sur un questionnement continuel et une conscience historique.

Berman n’abandonne jamais sa vocation de méthodologue, d’instaurateur de discours. Il se propose de construire un modèle d’analyse à l’intérieur de la discipline naissante de la traductologie. Il y a lieu, toutefois, de s’interroger sur certains jugements de Berman, à propos de l'appartenance de la littérature traduite, par exemple. « Les littératures étrangères traduites ne s’intègrent généralement pas à la littérature autochtone, sauf dans le cas de très grandes traductions, dit Berman. [...] Elles restent des « littératures étrangères » même si elles marquent la littérature autochtone. [...] La littérature traduite ne s’intègre donc pas à la littérature autochtone, comme le montrent les rayons des librairies » (p. 58). Ce jugement me semble marqué d’un très fort coefficient français, la notion d’étranger et d’étrangeté n’ayant pas le même statut épistémologique ou ontologique dans des pays multiculturels, bilingues et culturellement marginaux, comme le Canada. La frontière entre le propre et l’étranger est sans doute plus grise au Canada, où l’identité « propre » est difficile à définir. Les identités littéraires sont-elles réellement divisées entre « le national » et « l’étranger », comme le suggère Berman, ou s’agit-il plutôt d’une gradation qui rend compte de la diversité des identités à l’intérieur du pays (littérature immigrante, littérature des premières nations, littérature des femmes, et ainsi de suite). Cette remarque souligne le fait que Berman parle, plus qu’il ne le souligne lui-même, à partir d’un contexte spécifiquement français.

Les outils théoriques qu’il choisit sont clairement marqués par ce contexte, en particulier la notion d’étrangeté, associée à la fois au débat culturel français des années 80 et au dialogue traditionnel avec l’Allemagne et l’Angleterre.

Une autre pointe de polémique soulevée par Berman concerne l’historiographie de la traduction, la construction de la tradition. En bon pédagogue, Berman est attentif à l’importance des « débuts ». L’envolée de la réflexion sur la traduction en France repose non pas sur le livre de Georges Mounin, insiste-t-il, mais sur l’ouvrage de Valéry Larbaud, Sous l'invocation de saint Jérôme, qui est le « grand livre nourricier, séminal » de la réflexion sur la traduction en France. Dans une perspective de plus longue durée, Berman établit le « début » de la traduction moderne à Rome. La traduction moderne est « chose romaine », insiste-t-il, annulant du même coup le statut fondateur de la traduction biblique :

Lorsque Leonardo Bruni, au XVe siècle, crée la forme renaissance de la traduction, qui est sa première forme moderne avant celle du romantisme allemand, en créant simultanément le mot même de traduction, il le fait à partir de la totalité rhétorico-grammaticale de la forme romaine de la traduction, alors que le Moyen Âge n’avait retenu de cette forme que le transfert de la “sentence” (du sens), la translatio.

1995, pp. 20-21

On peut questionner cette insistance, cette volonté à décentrer la tradition de la traduction biblique, tradition à laquelle s’affilient de nombreux traducteurs et penseurs actuels. La traduction biblique ne peut-elle pas trouver sa place centrale dans la tradition traduisante sans pour autant être fondée dans une théologie?

Berman a donné à la traductologie naissante un idéal : la fidélité à l’esprit critique. « Si critique veut dire, fondamentalement, dégagement de la vérité d’une traduction, alors il faut dire que la critique des traductions commence à peine à exister » (1995, p. 14). L’influence de Berman se jugera à l’aune de l’ouverture de la nouvelle discipline à l’esprit critique tel qu’il le définit. On reconnaîtra son influence dans les écrits où l’on trouve à la fois gravité et enthousiasme, et où la conscience historique soutient les enjeux du présent.