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Georges Mounin nous a quittés dans les premiers jours de l’année 1993 : déjà plus d’une décennie qu’il manque à celles et à ceux qui l’ont connu et aimé. Alors pour ces personnes, ce petit livre, qui emprunte son titre à la discrète épitaphe se trouvant sur sa tombe à la Salvetat (Hérault), sera une véritable fête du souvenir. Ce qu’a souhaité Christian Balliu, c’est de nous faire pénétrer dans l’intimité de Louis Leboucher à la rencontre de Georges Mounin : « Que le regard de l’homme éclaire la pensée du chercheur, tout simplement ».
Pour franchir, comme au bon vieux temps, le seuil du Clotet (la petite maison que les Mounin ont longtemps habitée aux limites d’Aix-en-Provence, sur la route de Vauvenargues), dix textes inédits : deux de Christian Balliu, un de Roland Meynet et les sept autres de Georges Mounin lui-même. Puis, pour donner encore plus de relief à l’émouvante évocation, sa voix sur un CD brossant un Panorama des études sur la traduction : c’était lors d’une conférence prononcée le 17 mars 1977 à l’ISTI de Bruxelles.
Un témoignage ― celui du père Roland Meynet (« Cet homme-là était intègre et droit », pp. 31-38) ― m’a paru particulièrement émouvant :
Il m’est demandé, à ma grande surprise, de mettre par écrit les souvenirs qui me restent de Georges Mounin, ce que j’ai conservé « dans mon coeur », selon les termes du langage biblique […] Je le fais bien volontiers pour perpétuer la mémoire d’un homme qui a bien voulu m’honorer de son amitié.
Tout nous séparait, sauf l’essentiel. Mounin était agnostique, membre actif du Parti communiste français, je suis chrétien, membre actif de la Compagnie de Jésus. L’essentiel? Que dirais-je, sans trahir ni sa mémoire ni travestir ce que je voudrais être? Sans doute un commun désir de service des autres, en particulier des plus pauvres. […]
Il avait fallu mai 68 pour que je rencontre Mounin. J’avais vingt-huit ans d’âge, huit de Compagnie et, en “études spéciales”, j’avais entrepris une licence d’arabe à la faculté des lettres d’Aix-en-Provence. […] Je n’ai […] jamais rencontré un homme aussi dévoué à ses étudiants. Il m’est donné aujourd’hui de l’écrire, mais je l’ai déjà raconté cent fois, tant la chose me paraissait remarquable et digne d’être transmise. Outre ses horaires de réception dans son bureau à l’Université, quiconque pouvait aller le voir chez lui, tous les jours, de 4 à 6 (ou de 6 à 8, je ne sais plus) : ces deux heures leur étaient réservées. On pouvait y aller sans rendez-vous, et il était aussitôt entièrement à vous. […] Je n’ai aucune raison de penser que [les Mounin] me réservaient un accueil particulier, même s’ils m’ont toujours donné l’impression qu’ils avaient une amitié spéciale pour moi. Chacun assurément aura eu le même sentiment. L’égalité n’était pas un vain mot pour lui, ni la fraternité.
On pourra lire aussi, p. 105, un petit texte de Georges intitulé « L’histoire de mon pseudonyme » ― histoire, comme il le dit, « à la fois très simple et peu banale ». Les lecteurs qui n’ont pas eu l’heur de le connaître autrement qu’à travers ses travaux ne bouderont pas leur plaisir, eux non plus, en découvrant de l’intérieur quelques facettes de l’homme qu’il fut.
En outre, tout un chacun trouvera également son compte au plan intellectuel. À côté de textes courts (« Notes pour un cours de stylistique », pp. 65-69 ; « Sur l’enseignement de la traduction », pp. 3-85), on pourra lire une lettre adressée à l’un de ses cousins, dans laquelle il répond à la question : « Qu’est-ce qu’un travailleur intellectuel? » (pp. 51-62). Chez lui, le pédagogue était toujours en éveil. On trouvera aussi, pp. 73-80, une réflexion intitulée « Rhétorique hébraïque et traduction fidèle ». Cet écrit, qui met en pleine lumière le délicat problème de la traduction de la forme, est un condensé éclairant de la pensée de Mounin, non seulement sur la traduction mais aussi sur la nature du texte et l’importance du style. Il y est question de traduction biblique (il s’agit d’un commentaire sur la thèse du père Roland Meynet[1] que Georges Mounin avait dirigée) ainsi que d’équivalences formelle et dynamique au sens qu’ont ces termes dans les écrits de Eugene A. Nida. Au centre du débat, un chiasme de discours : très différente du chiasme de phrase et beaucoup moins connue, cette figure de style « organise le discours sur une étendue […] beaucoup plus vaste ». Or, ne pouvant pas être le fait du hasard car très fréquente chez Luc, elle est donc à traduire. Mais comment? La réponse se trouve dans la théorisation de Mounin sur la triade structure-fonction-pertinence, expliquée dans plusieurs de ses textes. Il convient d’abord de se demander quelles sont les fonctions de la figure : une fonction mnémotechnique destinée à aider la mémoire dans des civilisations sans écriture, voire une fonction liturgique? On est alors reconduit à son usage oral, à sa mémorisation : même s’il s’agit d’une structure facilitatrice de l’utilisation orale, elle devient liturgiquement fonctionnelle. On peut encore penser que le chiasme de discours a ou peut avoir une fonction stylistique et, par conséquent, qu’il
collabor[e] au sens du texte, à la coloration émotionnelle qui est une partie ― et souvent non la moindre ― du sens du texte. Et là encore, le traducteur moderne, tout tendu vers l’équivalence dynamique en « langage courant » se trouve confronté avec la nécessité de rechercher une équivalence « d’un niveau plus relevé », puisque la valeur émotionnelle du texte fait intrinsèquement partie du sens de ce texte (c’est le vieux problème de la traduction dite poétique, mais qui se pose alors de façon beaucoup moins impressionniste).
Que conclure de tout cela?
Sûrement pas qu’il faudrait abandonner maintenant les traductions orientées vers l’équivalence dynamique pour revenir à celles qui privilégiaient l’équivalence formelle, qu’il faudrait pousser jusqu’au mot à mot […] Sans doute la conclusion la plus réaliste est-elle de penser qu’il faudra de plus en plus inclure le respect de certaines exigences d’équivalence formelle dans les traductions orientées vers l’équivalence dynamique, quand une analyse préalable du texte aura montré que des structures formelles sont fonctionnelles.
Certes le débat sur la traduction de la forme est loin d’être clos. Mais, replacé dans une perspective fonctionnaliste, du moins a-t-il le mérite d’être correctement engagé.
Mieux qu’une fête, ce petit recueil : la célébration d’une victoire sur l’oubli. Et comme toujours, il est gratifiant de trouver chez Mounin une écriture qui laisse découvrir dans toute sa clarté une pensée limpide, sans artifice. Remercions Christian Balliu pour une fort heureuse initiative.
Parties annexes
Note
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[1]
R. Meynet, Quelle est donc cette parole ? Lecture « rhétorique » de l’évangile de Luc (1-9, 22-24), Paris, Les Éditions du Cerf, 1979, 212 p. (plus un volume de planches).