Tanya Voinova et Miriam Shlesinger †
p. 29–57
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Résumé
Dans sa réflexion sur l’habitus des traducteurs à travers l’histoire, Simeoni met en relief la soumission et l’invisibilité découlant de la position d’infériorité de ces derniers et de leur tendance à assimiler et à intérioriser cette perception de leur activité. Dans la lignée de récentes remises en question de cette position, le présent article examine la façon dont les traducteurs de la littérature russe en hébreu, de 1970 à nos jours, représentent leur travail, eux-mêmes et leur profession, ainsi que la façon dont ils réfléchissent à leur propre habitus, à leur rôle dans le système de la traduction de la littérature russe et à leur pratique. À partir des théories de Bourdieu et d’Even Zohar, cet article explore l’image que projettent ces traducteurs et conclut que, loin de se présenter comme invisibles, passifs ou dénués de signe distinctif professionnel, ils affirment leur présence et valorisent leur travail. Si les modèles qu'ils adoptent sont variés, ces traducteurs partagent néanmoins un même répertoire et un même habitus, tant général que professionnel. Cet habitus constitue une condition d’entrée dans le champ de la traduction littéraire (et plus particulièrement dans le système de la traduction de la littérature russe) ainsi que pour s’y tailler une place. C’est ainsi que ces traducteurs acquièrent une position au sein de la culture, qu’ils accumulent différents types de capital et se façonnent une identité collective distincte. En outre, leur discours révèle la nature dynamique de leur système et contribue à déplacer ce dernier vers le centre du polysystème de la littérature traduite en hébreu.
Gisèle Sapiro
p. 59–82
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Résumé
Cet article traite de la relation entre traduction et identité à travers le cas des traducteurs et traductrices de la littérature hébraïque moderne en français. Sur la base d’une étude de leurs caractéristiques sociales et de leurs trajectoires, qui indiquent un double processus historique de spécialisation et de féminisation de cette population, il analyse les conditions d’acquisition des compétences linguistiques et sur les voies qui conduisent à la traduction. Les représentations qu’ils ou elles se font de leur activité de traduction, telle qu’elles ressortent d’une série d’entretiens approfondis réalisés avec les personnes concernées, sont mises en relation avec la trajectoire et l’habitus des traducteurs, suivant la proposition de Daniel Simeoni. Ceci permet de s’interroger sur le rôle que joue la traduction dans la construction de l’identité individuelle et collective.
Lyse Hébert
p. 83–102
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Résumé
Dans une volonté de contextualiser la position des recherches et chercheurs en traductologie, Daniel Simeoni a soulevé l’importance de conduire des études transculturelles sur l’habitus des traducteurs (Simeoni, 1998, p. 4). Cet article présente tout d’abord un survol des recherches ayant répondu à cet appel puis les résultats d’une enquête menée auprès d’un échantillon transculturel de traducteurs professionnels. Il se fonde sur les travaux du sociologue français Bernard Lahire qui a revisité le concept d’habitus développé par Pierre Bourdieu afin que cette notion tienne compte du fait que « toute personne porte en elle une pluralité de dispositions et traverse une pluralité de contextes sociaux » (Lahire, 2003, p. 342, ma traduction). Partant de la position de Meylaerts (2008, p. 94), pour qui les dispositions intériorisées des traducteurs sont essentiellement « plurielles et dynamiques », l’enquête explore plus particulièrement l’habitus de traducteurs résidant dans les provinces de l’Ontario (Canada) et La Havane (Cuba).
Reine Meylaerts
p. 103–128
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Résumé
L’appel de Daniel Simeoni à compléter le concept traductologique de ‘normes’ par un complément d’acteur et son introduction subséquente de la notion d’habitus s’est révélé pionnier. La Traductologie a notamment bénéficié du concept d’habitus pour comprendre le traducteur/interprète comme un professionnel. Toutefois, comme cela avait déjà été signalé par Simeoni (1998), l’habitus du traducteur ne peut être réduit à son expertise professionnelle en tant que traducteur. Le présent article développe cette observation en soutenant que l’habitus pluriel et dynamique du traducteur (Lahire, 2004) réfère également à un individu socialisé avec diverses positions et perceptions dans d’autres champs (p. ex., le champ littéraire pour un traducteur littéraire, surtout lorsqu’il est romancier ou critique lui-même) dont il serait artificiel d’isoler l’habitus traductionnel. Une compréhension nuancée des auto-perceptions et rôles des traducteurs littéraires dans l’histoire culturelle demande des analyses détaillées de leur habitus interculturel dynamique et pluriel dans toutes ses complexités. Celles-ci révéleront la multi-positionalité des traducteurs à travers les frontières nationales et linguistiques, et à travers les divers champs artistiques ainsi que les objectifs, les formes et les fonctions de leurs multiples activités de transfert, par exemple, pour construire une culture nationale ou internationale. Ces analyses peuvent aussi contribuer à un modèle renouvelé pour des historiographies culturelles interdisciplinaires et interculturelles, incorporant la traduction au sein d’une multitude d’activités de transfert (traduction, auto-traduction, etc.). À titre d’exemple, cet article analyse l’habitus d’un traducteur littéraire du début du XXe siècle en Belgique.
Paul St-Pierre
p. 129–170
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Résumé
Dans ses travaux, Daniel Simeoni accordait une grande importance à la pratique du traducteur. Adoptant ce point de départ, j'analyserai ici les pratiques de Louis-Mathieu Langlès, conservateur des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale de Paris de 1792 à 1824, et fondateur de l’École spéciale des langues orientales vivantes où il a travaillé à titre d’administrateur et de professeur de persan jusqu’à sa mort en 1824. Langlès occupe une position centrale dans l’orientalisme français tel qu’il s’est développé à Paris à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle. Dans ses multiples publications, qui comptent de nombreuses recensions, des notes biographiques, des éditions et des traductions, Langlès engage systématiquement un dialogue avec les auteurs qu’il traduit ou présente, réagissant à leurs textes et augmentant ceux-ci de copieuses notes et notices, de mémoires, de discours et autres matériaux paratextuels. Loin d’adopter une attitude de servitude, Langlès se pose en égal. Les vives réactions, tant positives que négatives, qu’ont suscitées ses écrits sont un indicateur des changements qui s’opéraient alors au sein de la discipline et des tensions personnelles qu’ils entraînaient parfois, à mesure que l’orientalisme allait se rapprocher de la science et, finalement, de la philologie.
María Constanza Guzmán
p. 171–191
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Résumé
L’une des plus importantes contributions de Daniel Simeoni à la traductologie réside dans son exploration des traducteurs en tant qu’agents de production culturelle. Cette conception prend sa source, selon Simeoni, dans une conscience vive de l’ancrage social et géopolitique de ces derniers. Dans cette perspective, et suivant plus particulièrement l’appel de Simeoni à l’élaboration de « sociographies » de traducteurs, le présent article développe la notion d’« archives de traducteurs ». Il explore en quoi cette catégorie épistémologique et méthodologique permet de mieux comprendre l’agent traduisant, en constituant une généalogie de sa praxis. L’auteure applique plus précisément cette notion à l’étude de la position sociale et de l’agentivité des traducteurs et traductrices littéraires oeuvrant dans le contexte des Amériques.
Michael Cronin
p. 193–218
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Résumé
Le manque d’intérêt pour les origines culturelles de la réflexion théorique sur la traduction, voire la dissimulation de ces origines, est un thème récurrent dans les écrits de Daniel Simeoni. Partant de cette question et du malaise suscité par certains postulats universalistes, le présent article examine les pratiques et réflexions traductionnelles qui émergent à l’ère du numérique. Les différentes pratiques de traduction à l’âge de l’automatisation et de la semi-automatisation sont analysées selon l’opposition entre deux types de réflexions sur la traduction – l’une axée sur le « volume », l’autre axée sur le « détail » – réflexions sous-tendues par des approches très distinctes à la question des universaux. La popularité croissante de la traduction « qui va à l’essentiel » (gist translation) fait resurgir l’importance stratégique du détail dans la pratique de la traduction. La tension entre un universalisme « facile » et un universalisme « difficile » est liée à des rapports de pouvoir et d’influence desquels la pratique de la traduction et la réflexion sur la traduction ne sont pas immunes. Afin de mieux comprendre les implications d’un « universalisme difficile » pour la pratique et la réflexion traductionnelles, la notion « d’écart » (gap) est proposée et comparée à celle de « différence ». L’article montre que la notion d’« écart » permet d’éviter la tendance réifiante qui sous-tend souvent l’invocation de la différence, et invite non pas tant à célébrer l’identité qu’à cultiver la fécondité. Dans cet esprit, les traducteurs abordent les langues et les cultures non pas tant comme valeurs que comme ressources. Comment situer ces écarts reste un éternel sujet de conjectures ; mais en ce qui concerne les pratiques de traduction à l’ère du numérique, une attention particulière doit être portée aux débats sur la question de la qualité et sur ce que signifie la qualité.
Yves Gambier
p. 219–243
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Résumé
La traduction connaît des transformations sous l’influence des TIC. Naguère, elle était invisible, niée, à la fois comme besoin, comme travail, comme profession et comme discipline. En quelques décennies, un nouvel environnement a bousculé ce monde de la traduction, laissant apparaître de nouveaux types de traducteurs et modifiant offres et demandes. Il n’empêche que nous avons encore besoin d’outils et de méthodes appropriés pour analyser les nouvelles hiérarchies entre d’une part les traducteurs et d’autre part les divers marchés du travail.
José Lambert
p. 245–268
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Résumé
En se taillant une place de plus en plus visible dans les structures du monde universitaire globalisant grâce entre autres à la reconnaissance de doctorats en traductologie, les chercheurs qui représentent la traduction (traductologie ou Translation Studies) auraient tort d’imaginer qu’ils n’ont plus de problèmes d’identité. En effet, leur homogénéité comme communauté de chercheurs n’est pas évidente, quoique l’usage de l’anglais dans la désignation de la discipline – Translation Studies ou TS – risque de nous faire croire le contraire. L’hétérogénéité n’est pas forcément un handicap, mais l’absence de cohésion entre les différentes ailes des TS (formation des traducteurs et des interprètes; traduction dite automatique; recherches dites descriptives ou théoriques, tantôt appliquées, tantôt fondamentales) n’est pas de nature à nous rassurer. L’absence d’harmonie, camouflée non sans diplomatie dans le terme TS, ne manque pas de gêner l’intégration avec et dans les autres disciplines. Il y aurait lieu de distinguer entre homogénéité interne et externe, l’une renforçant sans doute l’autre. S’il est vrai que les spécialistes de la traduction n’ont pas toujours brillé dans les initiatives interdisciplinaires, la cécité réciproque n’est pas rare dans le monde universitaire. Il est plus grave encore de constater que certaines grandes tendances en matière de langue, linguistique, société et communication, susceptibles d’inspirer des formes de coopération nouvelles, ont été ignorées. C’est le cas, entre autres, des mouvements novateurs qui se concentrent sur l’internationalisation et la mondialisation. En somme, une conception statique du monde universitaire n’est guère compatible avec la recherche sur la traduction.