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Le livre In Translation : Honouring Sheila Fischman (McGill-Queen’s University Press, 2013) rend hommage à l’une des figures les plus importantes de la traduction littéraire au Canada. Une introduction de Sherry Simon, directrice de l’ouvrage, annonce la teneur des quatre sections qui le composent : « Beginnings », « The Art of Translation », « Words of Sheila Fischman » et « Témoignages ».

En entrée : quatre mises en contexte

La première partie du livre transporte le lecteur à North Hatley, dans les Cantons de l’Est. En se fondant notamment sur le récit qu’en avait fait Fischman pour le magazine littéraire Matrix en 1986, Patricia Godbout relate la désastreuse soirée de poésie bilingue organisée par la principale intéressée en 1968, dans le contexte politique tendu qui régnait alors. Nombre d’illustres personnages que l’on retrouvera souvent au fil des pages, comme John Glassco, Pauline Julien, Roch Carrier et F. R. Scott, font une première apparition dans cet article qui retrace l’événement déclencheur de la carrière de Fischman, dont l’oeuvre rapprochera les deux principales communautés linguistiques du Canada.

L’intervention du commissaire aux langues officielles Graham Fraser explore la vie d’un autre acteur marquant du milieu littéraire, F. R. Scott, qui éprouvait aussi un désir de communion entre les « deux solitudes ». Son héritage politique et juridique est abordé, mais son apport à la traductologie, notamment son Dialogue avec Anne Hébert, constitue l’essentiel du propos. Cependant, ses rapports avec les francophones ne semblent pas avoir eu la chaleur de ceux que Fischman a su établir au fil des années.

Le troisième texte émane de D. G. Jones, qui, alors marié à Fischman, a fondé avec elle la revue ellipse. Dans son récit teinté d’humour, la traduction revêt presque un statut de personnage, dont la rencontre avec Fischman est racontée à coup d’anecdotes, parfois crues, toujours divertissantes.

Enfin, la contribution de Kathy Mezei, qui porte sur Fischman en tant qu’« agente de traduction », met en lumière l’influence discrète mais considérable que celle-ci a exercée sur la scène culturelle canadienne en diffusant de nouveaux auteurs. Mezei traite notamment de son approche, liée au plaisir de lire, de son habitus de traduction, ainsi que des normes auxquelles elle adhère – et qu’elle contribue à perpétuer. En effet, Mezei voit en elle un exemple à suivre. Bref, bien que Fischman cherche à se rendre invisible lorsqu’elle traduit, le rôle qu’elle a joué au fil des années, lui, est bien manifeste.

Le plat de résistance : six réflexions sur la traduction

La deuxième partie de l’ouvrage ne concerne pas directement Sheila Fischman, mais apporte un éclairage intéressant sur la traduction littéraire, ce qui permet d’en apprécier la complexité.

Alberto Manguel commente quelques versions anglaises d’un extrait de la Divine comédie de Dante. Au moyen de parallèles avec l’oeuvre et de réflexions sur la lecture, Manguel fournit des pistes de réponses à une question épineuse : peut-on vraiment affirmer qu’on a lu la Commedia si on ne l’a pas lue en italien ? L’exercice permet de constater que les différentes versions se complètent et s’enrichissent, et qu’une traduction réussie parvient à reproduire l’impression qui subsiste après la lecture de l’original.

Dans sa contribution, traduite par Donald Winkler, Pierre Anctil relate le parcours qui lui a permis de découvrir le patrimoine littéraire yiddish de Montréal. Anctil, que la traduction rebutait au départ, s’est d’abord intéressé aux langues sous un angle anthropologique pendant ses études à New York. De retour au Québec, il se passionne pour le riche et mystérieux univers des poètes yiddish de la métropole. À grand renfort de métaphores, celui qui deviendra un prolifique traducteur du yiddish au français raconte comment il en est venu à déchiffrer l’oeuvre de Jacob Isaac Segal, et comment il s’est alors initié à la traduction.

Le texte de Luise von Flotow porte sur la version anglaise de Der geteilte Himmel (1963), premier roman de Christa Wolf. Publiée en 1965 à des fins d’exportation hors du système socialiste par une maison d’édition à la politique propagandiste, la traduction gomme les aspects jugés « décadents » de l’original, qui avait déclenché une certaine controverse. Cette traduction-censure, intitulée Divided Heaven, a été critiquée dans des articles de Charlotte Koerner et Katrina von Ankum, sur lesquels von Flotow revient en profondeur, soulignant, avec exemples à l’appui, les déformations les plus importantes. Von Flotow, qui a retraduit le roman en 2012, donne également quelques indications sur sa propre démarche.

Le collaborateur suivant, Michael Henry Heim, présente des pistes de réflexion et des solutions pour aborder divers défis de traduction, comme les références culturelles, la présence de la langue cible dans le texte source ou la couleur locale. D’une grande clarté et illustré de nombreux exemples, cet article offre une excellente introduction à l’éternel débat entre sourciers et ciblistes. Heim conclut qu’il est souvent plus judicieux de se laisser guider par le contexte que d’essayer de choisir a priori une stratégie unique.

Pour sa part, Lori Saint-Martin envisage la traduction comme une rencontre avec l’autre rendue possible grâce à une lecture aimante. Dans son intervention, elle explore quelques métaphores que lui inspire la discipline : musique et mouvement, voix et vérité, corps à corps passionné, et rencontre intime. Suivent quelques réflexions sur des difficultés inhérentes à l’acte de traduction, puis une ultime métaphore, celle de la corde raide, illustrant que pour bien traduire, il faut aussi faire preuve d’audace.

Enfin, Sherry Simon trace le portrait d’Edouard Roditi. Issu d’une famille aux racines métissées, ce polyglotte, poète, interprète et traducteur d’exception reste méconnu. Auteur d’une trentaine de livres, il a entretenu des liens d’amitié et des correspondances avec plusieurs écrivains parmi les plus notoires du siècle dernier. Selon Simon, Roditi s’est fait la voix de la multiplicité du monde en traduisant des poètes qui, comme lui, se trouvaient à la frontière entre plusieurs cultures.

Au dessert : six poèmes en prose, une traduction et deux entrevues

Au sujet de Water de Sheila Fischman (1995), Roch Carrier dira dans son témoignage qu’il ne peut s’empêcher de songer à la carrière d’auteure qu’aurait pu avoir la traductrice si elle n’avait pas consacré sa vie aux mots des autres. En effet, bien que Fischman ait traduit peu de poésie, elle en a elle-même composé de la très belle. Six courts poèmes en prose où l’eau apparaît sous diverses formes révèlent au lecteur son don certain pour la création d’images évocatrices teintées d’une émouvante nostalgie.

L’inclusion dans l’ouvrage d’une traduction de Fischman, The Anguish of the Heron de Gaétan Soucy, permet ensuite de constater de visu la virtuosité de la traductrice. Quelques pages plus loin, Soucy fait d’ailleurs l’éloge de cette version, hommage d’autant plus touchant que l’auteur s’est éteint peu avant la parution du livre.

La troisième section se clôt sur deux entrevues réalisées à presque vingt ans d’intervalle par Sherry Simon, dans lesquelles Fischman s’exprime sur la visibilité des traducteurs, le traitement des variantes régionales, sa relation avec les auteurs, quelques questions politiques et culturelles, le milieu de la traduction littéraire au Canada et les critiques qui se prononcent sur son travail, parfois sans même avoir lu l’original. L’entrevue réalisée en 2012 aux fins du livre-hommage permet de constater quelques évolutions par rapport à la précédente, menée en 1994 pour un autre ouvrage. Il demeure toutefois qu’encore aujourd’hui la traduction reste pour Fischman un acte essentiellement littéraire qu’elle accomplit avant tout parce qu’un livre lui a plu.

En guise de digestif : onze témoignages et un poème

La quatrième partie comprend onze témoignages, dont huit traduits par Donald Winkler. On s’étonne un peu de ne pas y trouver un mot de Jacques Poulin, encensé à maintes reprises dans l’ouvrage, notamment par Fischman.

D’abord, Gaétan Soucy, après avoir précisé qu’il aurait aimé que Fischman soit sa grande soeur, décrit la communion d’esprit, de coeur, de sensibilité et d’imagination qui existait entre eux. Puis c’est au tour de Lise Bissonnette d’exposer ce qu’elle a retiré de sa collaboration avec sa traductrice. Elle signale au passage que c’est grâce à Fischman qu’elle peut désormais apprécier à fond la langue anglaise.

Dominique Fortier, auteure et traductrice, estime que Fischman a su trouver la vraie voix du personnage de son roman Du bon usage des étoiles, dont la version anglaise relèverait du tour de force. Fortier s’appuie ensuite sur sa propre pratique pour illustrer un principe primordial en traduction, celui de ne pas « interpréter » pour le lecteur. Un autre confrère, Jean Paré, juge Fischman fidèle à la lettre comme à l’esprit. Il traite du rôle joué par les traducteurs, qui, outre le travail sur le texte, va de la découverte des écrivains à la promotion de leur langue au-delà des frontières, puis nomme quelques écueils liés à la profession, soulignant le talent requis pour l’exercer.

Louise Desjardins raconte comment elle s’est liée d’amitié avec Fischman, avant même que cette dernière ne traduise un de ses livres. Dans cet hommage où les talents gastronomiques de Fischman sont évoqués, Desjardins remarque que la traduction, comme la cuisine, rapproche les gens. Le témoignage très personnel de la romancière Mélanie Gélinas, dont le rêve de voir son livre traduit en anglais ne s’est pas réalisé (contrairement à celui de Desjardins), rend compte des qualités humaines de Fischman.

Les trois hommages suivants proviennent du monde de l’édition. James Polk, réviseur de traductions pour House of Anansi, dit avoir beaucoup appris grâce à Fischman, qu’il décrit comme une magicienne qui sait résister à la tentation d’améliorer le texte. De son côté, Karl Siegler revient sur le contexte politique ayant entouré la publication de versions anglaises de l’oeuvre de Michel Tremblay par Talonbooks sans que le nom des traducteurs figure sur la couverture, une pratique décriée par Sheila Fischman et qui n’a plus cours aujourd’hui dans cette maison d’édition. Quant à J. Marc Côté, il présente en 19 tableaux ses 29 années d’amitié et ses 20 années de collaboration professionnelle avec Fischman. Avec moult exemples, il met en relief la bonté et la générosité de son amie.

Deux autres témoignages traduits par Winkler complètent cette section. Celui d’Ivan Steenhout traite essentiellement de la modestie requise pour être fidèle au texte original. L’autre est signé Roch Carrier : à qui d’autre confier le soin de rendre le dernier hommage, lui qui a fourni à Fischman l’occasion de faire ses premiers pas dans le monde de la traduction littéraire ? Bien entendu, North Hatley est évoqué dans ce mot de remerciement, qui fait sourire à plus d’une reprise.

La dernière contribution est un poème de Winkler en hommage à son épouse, qui peut être lu comme un épilogue illustrant à quel point la traduction fait partie de leur existence commune. La bibliographie des traductions et publications de Fischman est ensuite fournie, ainsi que les notices biographiques des collaborateurs. Fait intéressant, celle de Fischman est du nombre, et non présentée à part, ce qui reflète peut-être une fois de plus son incontestable appartenance au milieu littéraire canadien.

Un délectable festin... avec un léger arrière-goût

Réflexions sur la traduction, enjeux politiques, poésie et prose, témoignages, entrevues, remerciements et même une recette de gâteau sont autant d’ingrédients qui ont été jugés nécessaires pour honorer comme il se doit la carrière et la personne de Sheila Fischman. Compte tenu du caractère hétéroclite de l’ouvrage, le lecteur aurait facilement pu avoir l’impression de passer du coq à l’âne si les sections n’étaient pas liées par autant de fils conducteurs. En effet, la présence de métaphores, de lieux, de personnages, d’anecdotes et de thèmes récurrents, traités sous différents angles, assure la cohérence de ce livre-hommage, qui se révèle tout aussi riche et pertinent que facile d’accès.

Il faut cependant noter la présence de coquilles dans les appellations françaises (« Départemente » d’études françaises de l’Université de Sherbrooke ou « Association des traducteurs litteraire canadiennes ») et un certain manque de cohésion dans la graphie de prénoms (Gaëtan/Gaétan, Elise/Élise). Ces coquilles, qui agaceront peut-être le lecteur francophone ou francophile, mériteraient d’être corrigées en vue d’une éventuelle réédition de cet ouvrage d’une importance indéniable pour la scène littéraire canadienne.