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La force et l’originalité de ce livre d’environ 200 pages (constitué en réalité de l’agencement de plusieurs articles autour d’une problématique commune) tiennent avant tout à ce qu’il prend le contrepied de toute une doxa traductologique selon laquelle l’univers de la traduction aurait été, depuis toujours, caractérisé par l’irénisme.

Cette doxa est particulièrement puissante depuis ce que Tiphaine Samoyault appelle le « tournant éthique de la théorie de la traduction » (p. 22), incarné, à la fin du siècle dernier, par de grandes figures telles que Berman, Ricoeur ou Venuti. Le premier ne met-il pas constamment en avant le terme « hospitalité » (on sait qu’un de ses ouvrages les plus célèbres emprunte son titre au troubadour Jaufré Rudel : l’« auberge du lointain », v. Berman, 1999). Du reste, notre essayiste cite souvent Berman, preuve de son actualité vingt-cinq ans après sa disparition, quitte à simplifier sa pensée, par exemple lorsque, commentant un autre titre fameux, L’Épreuve de l’étranger (1995), elle ajoute : « l’épreuve est double, au sens du labeur et de l’impression » (p. 23); le terme « épreuve » est certainement plus polysémique, et il faudrait mettre aussi en avant la dimension de confrontation douloureuse à visée probatoire. Selon cette doxa, la traduction viendrait réparer le traumatisme de Babel : le consensus existait à l’origine, et la traduction aurait pour mission de le restaurer (p. 48). L’Éloge de la traduction de Barbara Cassin, note Samoyault, « se termine [également] par une apologie de l’autre et de ses langues » (p. 25).

Le propos de l’essayiste est bien résumé en fin d’ouvrage, au chapitre 8 : « […] la traduction n’est pas toujours cet espace irénique de la rencontre et du partage que l’on aimerait qu’elle soit et dont notre époque, en délicatesse avec l’universel, voudrait faire le paradigme de toute la relation à l’autre. C’est d’abord et d’emblée une opération violente, d’appropriation et d’assimilation, où le mouvement de circulation masque assez mal les processus de domination » (p. 149).

Ce propos est décliné de différentes manières :

  • la traduction comporte une part de négativité qui ne tient pas seulement à la « perte supposée [réelle et inévitable] qui se produit dans le passage d’une langue à l’autre » (p. 11).

  • pour Samoyault, il y a un caractère intrinsèquement destructeur dans l’opération de traduction : « Celle-ci ne se contente pas de recouvrir d’un autre énoncé l’énoncé de départ, elle entreprend de mettre l’oeuvre en loques, en haillons » (p. 50). Dans le même paragraphe, elle évoque le « pouvoir délabrant de la traduction, qui reconduit le texte à l’état de brouillons, toujours à améliorer, toujours à refaire » (p. 51). Cette transformation de l’oeuvre en brouillon, en ébauche la rendant à « son in-fini », est une des idées les plus intéressantes de ce livre : d’une certaine façon, l’opération traductive inverse le processus créatif (x brouillons donnent 1 oeuvre) : 1 oeuvre donne x brouillons.

  • cette destruction de l’original par la traduction a aussi pour conséquence que les cultures sacralisant la lettre (Samoyault ne le dit pas explicitement, mais il faudrait évoquer en premier lieu l’Islam, ou du moins les courants aujourd’hui dominants de l’Islam) voient volontiers dans cette opération une violence insupportable, voire un blasphème (p. 66). D’autant que, comme le souligne bien Samoyault, « […] la part d’interprétation laissée à la traduction […] est un espace potentiellement sécessioniste et émancipateur » (p. 79; italiques dans l’original).

  • selon elle, le conflit inhérent à la traduction se situe, plus largement, à d’autres niveaux : « entre les langues, entre l’esprit et la lettre, entre l’original et les traductions, entre différentes options qui se proposent et parmi lesquelles il faut choisir » (pp. 52-53). À ce sujet, elle souligne bien que des choix sont constamment faits au niveau microstructurel : « […] (telle réduction de la polysémie, tel sens d’un mot, telle direction de l’interprétation). Chaque décision prise peut être reconnue comme un règlement autoritaire du conflit et non comme la recherche d’un compromis entre des intérêts concurrents » (p. 53). L’expérience issue des ateliers collectifs de traduction lui donne entièrement raison sur ce point. D’où cette conclusion partielle : « C’est donc en termes politiques qu’il est possible de penser la traduction et non en termes éthiques, selon un modèle qui serait non plus celui de la négociation, mais celui du maintien de la rivalité » (p. 53). Cela dit, à la page suivante, prenant l’exemple des traductions françaises de poèmes étrangers au XIXe siècle, Samoyault souligne que leurs auteurs préféraient recourir à la prose plutôt qu’au vers du poème originel (au point d’ailleurs que certaines de ces traductions en prose ont pu constituer une véritable anticipation du vers-librisme), alors qu’à d’autres époques, on a pu voir dans ce changement de forme une trahison. Elle en déduit que « le comble de la violence pour une époque est expérimenté comme une moindre violence par une autre » (p. 54), utile nuance qui ôte malgré tout de sa portée à l’argumentation générale.

  • le rappel des liens historiques qui ont pu exister entre traduction et colonisation l’amène à évoquer des exemples, africains notamment, où la traduction en langue vernaculaire fut moins conçue comme une « ouverture vers la culture autre » que comme une opération destinée à « faire entrer de force dans cette langue des données et des cadres qui ne l’avaient pas modelée » (p. 37). Pour Samoyault, il s’agirait de « penser ensemble […] les violences historiques dans lesquelles la traduction joue un rôle et les violences propres à l’espace du traduire » (p. 64). Selon elle, Derrida serait un des premiers à avoir avancé dans cette direction (v. notamment p. 78)…

  • en inversant les termes, elle fait aussi remarquer qu’il existe un lien fréquent entre conflits entre États et traduction (p. 61); reprenant l’exemple emblématique de la dépêche d’Ems, elle affirme : « Une erreur d’interprétation peut enclencher une guerre et la guerre elle-même s’alimente de mauvaises traductions » (p. 62).

En marge de la thèse centrale qui y est soutenue, plusieurs idées intéressantes sont développées dans cet essai :

  • d’abord, cette belle évocation de la discipline (qui est aussi celle du recenseur) nommée Littérature comparée : « […] j’ai préféré le détour par l’atlas, du côté des voyages des textes et des langues, où les oeuvres sont en perpétuelle transformation et ne ressemblent jamais vraiment à elles-mêmes; où l’on croise tant d’histoires de reprises, de découvertes, d’injustices et d’oublis » (pp. 12-13). D’où le rôle capital de la traduction qui « fabrique en même temps des références que nous pouvons avoir en partage, une mémoire commune, une bibliothèque mondiale. Elle permet que des récits inédits, des histoires qui ne sont pas les nôtres mais qui nous concernent nous parviennent et nous atteignent » (p. 147). Dans cette optique, Samoyault reprend la conception d’un Borges ou d’un Roubaud, pour qui l’oeuvre est « pensée comme étant plurielle ou composée de l’ensemble de ses états, écrits, oraux, passés, présents et à venir » (p. 14), quitte à pousser cette hypothèse séduisante un peu trop loin lorsqu’elle ajoute : « Le texte n’a de véritable existence qu’entre les différentes versions. On n’accorde pas d’autorité majeure à une seule d’entre elles […] » (ibid.).

  • outre Berman, un autre traductologue souvent évoqué est Meschonnic, qu’elle accuse non sans raison d’occulter la différence entre traduction et écriture, à force de faire de la bonne traduction un texte qui n’est pas traduction mais création au sens fort (p. 42). À ce sujet, elle invoque habilement le cas particulier de l’autotraduction : « Il est ainsi faux de dire que, chez Beckett (ou chez tous les écrivains autotraducteurs), on est en présence de deux originaux, ou que l’autotraduction fait disparaître la différence entre oeuvre et traduction » (p. 44).

  • la belle hypothèse d’une résistance de certaines oeuvres à la traduction mérite également d’être mentionnée : « Une fois décomposées, elles ne pourraient se recomposer dans une autre langue, parce que leur forme ne serait pas transposable ou que cette transposition serait précisément ce qui les décompose, ne laissant plus voir que des lambeaux » (p. 70).

  • les pages consacrées à Primo Levi au chapitre 5 (« La traduction dans les camps ») sont également convaincantes, en particulier le rapprochement suggéré entre traduction et témoignage, qui ont en commun de s’écrire « dans un après-coup », « de proposer un prolongement », et « d’assurer la survie » (pp. 103 et 104).

  • outre cette incise entre parenthèses parfaitement justifiée : « (et on connaît le caractère régulièrement clarifiant de la traduction, qui n’est pas toujours à mettre à son passif) » (p. 101), cette autre formule convaincante : « Il faut sans doute admettre que la traduction n’est jamais vraiment juste – ou plutôt qu’il y a toujours en elle un reste injuste » (p. 126). À la page suivante, Samoyault affirme que « la traduction maintient le deux comme deux, qui ne se résorbe pas dans l’un […], instituant la traduction comme une zone d’imprévisibilité » (p. 127).

  • enfin, concernant un sujet cher au recenseur, Samoyault souligne : « J’ai observé que si les métaphores de l’enfantement dominent le discours sur la création, celles qui sont couramment employées pour parler de l’acte de traduire touchent non plus à la naissance ou au fait de donner la vie, mais aux douleurs qui leur sont associées », induisant « l’idée que la traduction est un travail quand on continue à rêver la création comme une forme de révélation » (p. 173).

Toutefois, à côté de ces passages éclairants et parfois très novateurs, d’autres paraissent obscurs ou moins convaincants :

  • ainsi des pages 183 sq, consacrées à ce que Samoyault nomme le « tournant sensible » de la traduction. Une phrase telle que : « La matérialité du texte, son langage en tant qu’il s’adresse au sens avant de référer à un sens, est précisément ce qu’il faut transporter […] » (p. 184) reste énigmatique, même si l’on fait l’hypothèse qu’il manque un pluriel (« au[x] sens »).

  • parmi d’autres idées contestables, cette affirmation qu’on trouve à la page 77 : « Toutes les grandes traductions sont néologiques. Antoine Berman l’a montré dans son travail sur Jacques Amyot, qui a créé dans la langue française des centaines de termes […] en traduisant Plutarque ». Si ces effets décrits par Berman sont indéniables, il ne faut pas oublier que nous sommes avec Amyot en plein XVIe siècle, époque où le français, en particulier sous l’impulsion de la Pléiade et de personnalités telles que Du Bellay, connaît un processus historique majeur de formation. Il est peu probable que cette affirmation soit généralisable à toutes les époques.

  • par ailleurs, s’appuyant sur Gayatri Chakravorty Spivak, Samoyault écrit : « La traduction impérialiste fait de la traduction l’instrument de l’universel. Son éthique ne peut fonctionner qu’à condition de postuler qu’amener l’autre vers soi le constitue comme plus humain : cet universalisme est précisément né dans le monde chrétien, dont la particularité est de faire circuler son texte fondateur en traduction […]. Ce n’est évidemment pas selon ce présupposé que nous voulons accueillir les migrants » (pp. 155-156). Cette approche un peu caricaturale du phénomène colonial s’enracine manifestement dans une postmodernité hostile à l’héritage des Lumières. Dans la dernière page de « Remerciements », lorsque Samoyault évoque les « violences commises aux frontières » (p. 197), on aimerait rappeler que les États, détenteurs de la seule violence légitime, sont en droit de ne pas accepter de façon inconditionnelle tous ceux qui se présentent à leurs frontières respectives (v. à ce sujet le bel et court essai de Régis Debray intitulé Éloge des frontières).

  • dans la même veine, marchant sur les traces de Vine Deloria qui soutient que les sociétés occidentales, pour se faire pardonner leurs exactions à l’égard des Autochtones d’Amérique du Nord, n’ont rien de mieux à faire que de réprimer leur curiosité face à leurs productions, Samoyault cite un poème de Joy Harjo « qu’[elle] ne tradui[t] pas [en français] pour répondre au voeu de non-traduction de son autrice » (p. 145). On voit mal en quoi une non-traduction viendrait réparer quelque trauma que ce soit. Elle confinerait plutôt les descendants de ces populations dans un isolement définitif. D’une façon générale, prétendre interdire à autrui de traduire (ou commenter) ses productions n’est-il pas aussi illusoire qu’abusif?

Enfin, il y a d’autres points de détail avec lesquels on peut ne pas être d’accord, et qui témoignent, semble-t-il, chez cette solide théoricienne, d’un certain manque de pratique en matière de traduction. Il s’agit notamment des passages suivants :

  • « Beaucoup de traducteurs connaissent bien des aspects scéniques de cette confrontation conflictuelle avec l’autre (l’autre langue, l’autre auteur, l’autre texte…), relation dans laquelle ils se débattent, où leur propre langue se fragilise et qui les laisse souvent impuissants ou incomplets : défaillants » (p. 12). Si la première partie de la phrase semble juste, la seconde ne concorde pas avec l’expérience du recenseur : loin de fragiliser la langue d'arrivée ou d’accroître un sentiment personnel de vulnérabilité dans cette langue, une longue pratique de la traduction est susceptible de renforcer l’assise dans sa langue maternelle tout en accroissant parallèlement la connaissance de la langue apprise. Il y a fort à parier que la grande majorité des traducteurs sont du même avis.

  • « […] la formule d’Umberto Eco, “La langue de l’Europe, c’est la traduction”, est efficace, même si elle est fausse, bien entendu. La traduction n’est pas une langue, mais une opération entre les langues » (p. 20). Certes, mais on peut comprendre la formule d’Eco autrement : au sens où, en effet, l’Europe est bien le continent qui, jusqu’à présent, a le plus traduit.

  • « La métaphore de la fidélité est aussi, on le sait, une métaphore usée du discours commun sur la traduction […] » (p. 34). « [M]étaphore usée » ne signifie pas forcément erronée! Quant à cette affirmation tranchante qu’on trouve plus loin sous la plume de Samoyault – « On sait que la question de la fidélité est un faux problème en traduction » (p. 103) –, elle laisse songeur. La fidélité conserve un intérêt évident, ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif : si un roman italien fait 200 pages alors que sa traduction allemande (dans une typographie comparable) en fait deux fois plus ou deux fois moins, c’est assurément le signe d’une infidélité massive. Cette critique ne fait-elle pas fi de la place centrale et féconde du concept de fides dans toute la culture latine? Du reste, dans un ouvrage trop méconnu intitulé La Notion de fidélité en traduction (1990), la traductologue Amparo Hurtado Albir la réhabilite avec succès…

Ces quelques réserves, voire ces critiques, n’éclipsent pas l’intérêt d’un essai particulièrement original et stimulant : en matière traductologique, elles incitent à un dialogue qui gagnerait à se poursuivre sous diverses modalités.