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Le sujet, donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende[1].

Si vous ne vous êtes pas trouvés au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayez pas d’aller chercher ailleurs…

Jacques Lacan aux psychanalystes[2]

Depuis Saussure, la linguistique considère la parole comme un acte individuel qu’il convient de reconnaître dans sa fonction propre. « Somme de ce que disent les gens », la parole se sert de la langue en même temps qu’elle la produit ; elle actualise des combinaisons de sons (« actes de phonation ») dépendant de la volonté des locuteurs[3]. Langue et parole sont dès lors dissociées sur le plan conceptuel :

C’est la première bifurcation qu’on rencontre dès qu’on cherche à faire la théorie du langage. Il faut choisir entre deux routes qu’il est impossible de prendre en même temps ; elles doivent être suivies séparément. On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique à chacune de ces deux disciplines et parler d’une linguistique de la parole. Mais il ne faudra pas la confondre avec la linguistique proprement dite, celle dont la langue est l’unique objet[4].

Cette distinction inaugurale fait émerger un sujet de l’énonciation — auquel Benveniste donnera une élaboration remarquable[5] — dont le statut scientifique a pour effet de révoquer le subjectivisme psychologique : la production du sens relève chez Saussure de la valeur et ne se réclame d’aucune ontologie. On comprend que Lacan ait trouvé dans cette linguistique scientifique une alliée pour extraire la notion de sujet de la consistance illusoire du moi remise au centre de la psychanalyse après la mort de Freud[6]. L’arbitraire saussurien comme la dichotomie langue/parole que pose cette linguistique évacue en effet toute conception métaphysique du sens. Partant de cette coupure épistémologique, Lacan effectue un déplacement, faisant subir aux concepts saussuriens une distorsion radicale qui n’en est pas moins une appropriation. Avec Lacan, la linguistique est pour ainsi dire saisie par la question du sujet dégagée — mais laissée irrésolue — par Saussure[7].

La parole définie comme acte d’énonciation a ainsi ouvert, dans la seconde moitié du xxe siècle, un vaste pan de la théorie littéraire à la question de la « production » du sens et du texte. Penser la parole dans l’écrit n’est donc pas une proposition nouvelle si l’on conçoit que la littérature actualise immanquablement une parole, autant dire une énonciation. Dès lors, la lecture littéraire à laquelle nous sommes ici conviés appellerait-elle simplement à reprendre les notions bien connues de voix narrative, de narrativité, si ce n’est à considérer le narrateur lui-même et ses divers travestissements ? Il apparaît plutôt que l’invitation à prendre en compte le « parler dans l’écrit » vise à rejoindre une vocalité qu’il s’agit de repérer dans certaines écritures pour en mesurer la portée. Si la parole est un acte, tenter de la prendre en acte, autant dire de l’entendre dans son inachèvement, si ce n’est, pour parler comme Saussure, dans sa phonation — où la voix ne désigne plus seulement l’instance narrative mais une performativité : sonorisation, rythme, débit, tempo, tonus, hallucination auditive, voire hantise —, convie à une écoute de la parole à l’endroit de sa profération : voix et corps portés par un souffle qui en est la condition.

Repartons donc d’un peu plus loin. « Parole » viendrait de parabole, parabola ayant supplanté verbum dans l’ensemble des langues romanes, et cela, apprend-on, grâce à sa récurrence dans la langue ecclésiastique, verbum étant dans cette langue le terme pour traduire le logos du Nouveau Testament. L’affaire est intéressante si l’on en croit Littré. Tous les peuples romans usant du bas latin ont retenu dans l’usage vulgaire parabola pour désigner la parole « à cause du fréquent emploi qu’on en faisait dans les sermons et les exhortations, et aussi parce qu’on répugnait à employer le mot verbum, réservé pour signifier le Verbe[8] ».

Quel intérêt y a-t-il à retrouver la parabole dans la parole ? La parabole est une forme de parole qui entretient avec la littérature des rapports familiers, comme les Évangiles en témoignent. « Mode d’expression littéraire et théologique du Jésus historique », affirme en ouverture de sa définition du terme le Dictionnaire critique de théologie[9]. Mais, parlant en paraboles, Jésus n’inaugure pas un genre. Il s’inscrit directement dans sa tradition juive, prophétique et rabbinique, lui qui, encore enfant dit-on, savait débattre au Temple avec les docteurs de la Loi. Ce mode d’expression qu’est la parabole, en hébreu mashal, participe de l’élaboration de la Loi orale qui est l’ensemble des controverses irrésolues ayant eu lieu dans l’histoire et constituant les volumes de commentaires entourant la Loi écrite (Torah)[10]. La parabole est restée dans la tradition juive, bien après le temps des prophètes, l’une des méthodes de l’enseignement rabbinique, un genre d’interprétation talmudique utilisé en particulier dans le Midrach[11], véritable fabrique de fictions qui puise ses images dans la vie courante pour proposer une interprétation dialectique et dialogique d’un passage de la Loi écrite[12].

Or une interprétation qui en passe par le récit suppose déjà que la rencontre avec la Loi ne saurait être frontale, et qu’elle exige plutôt les détours du signifiant et l’ambivalence du symbole, la parabole ne visant pas tant à colmater le sens sollicité par le sujet qui étudie et pour qui s’est ouverte une brèche qu’à le relancer, le jeter à côté (para-bolè) pour attraper le sujet là où il s’ignore. Cette « oralité » de la Loi (même une fois transcrite) a pour fonction de maintenir le vif des débats, mais aussi leur statut provisoire bien que fondateur ; référence obligée en même temps qu’impérativement renouvelée par les exigences du monde qui lui reste donc toujours contemporain. Mais ce qui nous intéresse ici dans la parabole, c’est la place qu’elle creuse au destinataire qui la reçoit et l’écoute. En cela, elle ressemble à ce que Freud appelait une « construction » pour désigner l’interprétation en psychanalyse[13] :

Un midrach [une parabole] n’est pas exactement un apologue. Sa finalité est bien le déverrouillage de l’esprit face à une situation qui lui échappe, la prise de conscience des errements de conduite et des erreurs de jugement qui provoquent impuissance intellectuelle et impotence spirituelle. Il en va des machalim et des midrachim [paraboles] comme de l’interprétation en psychanalyse. Face aux résistances qu’elle suscite, plutôt que de chercher à les forcer, au risque de les renforcer, elle passe par la voie de la reconstruction […]. Les récits bibliques en donnent maints exemples, le plus célèbre étant celui prodigué par le prophète Nathan face au roi David révolté par l’abus de pouvoir dont le nabi [prophète] lui fait « machal », jusqu’au moment où, en effet, le roi réalise que c’est de lui, et de lui seul, qu’il est question [dans ce machal ou parabole] et que s’ensuit en sa conscience un très vivace choc moral[14].

Parabole et construction sont des paroles adressées qui n’ont pas pour principal effet de livrer une explication, ni même une signification, mais plutôt de faire surgir à la conscience et à l’oreille du sujet qui les reçoit une voix qu’il ne savait pas être la sienne. La parabole se construit tel un conte, un récit, un fragment d’histoire visant à relancer le sens d’une situation qui restait en impasse, à raviver la portée d’un événement ou d’un acte en les remettant dans le mouvement d’un échange dialogal, d’une parole parlée. C’est dire que la parabole ne vient pas tant expliciter — encore moins simplifier — que diffracter l’interprétation, la projeter dans une texture plus dense et plus opaque pour en faire éclater les résonances. « Que celui qui a des oreilles entende. » Si dans la parole on reconnaissait encore le verbum divin, on comprendrait sans doute mieux à quelle ambivalence toute parole est vouée ; ambivalence que suscite l’énigme d’une incarnation et le frayage que cette incarnation impose. Retrouver ce dire de la parole ne nécessite ni foi ni croyance, mais appelle une disposition à l’écoute d’où je tenterai de faire entendre un certain « parler » : chez Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu et Gilbert La Rocque.

CAPTER LA VOIX

il fallait à présent que je nomme ce qui me poursuivait et s’accrochait à mon dos comme un sac de voyage de plus en plus lourd, les voix et les mains et les visages qui vivaient toujours quelque part dans le faux oubli de ma tête et de mon coeur […] j’entendais leurs cris de damnés et je voyais les gestes d’appel qu’ils faisaient au-dedans d’eux, je savais et j’entendais et déjà je voulais le dire[15]

La parole n’est jamais détachée de sa performance, qui est aussi sa fonction symbolique. Adressée, orientée, elle va de l’un à l’autre quelle que soit la valeur de son dit, indissociable de sa valeur de tessère. La parole a pour destin de passer, de circuler, de faire lien, d’être prise et reprise, répétée, rapportée, détournée. Que la parole soit oralité ne veut pas dire qu’elle s’oppose à la lettre et à l’écrit. Henri Meschonnic a suffisamment fulminé contre le mythe paulinien de l’esprit vivifiant et de la lettre qui tue pour que l’on avance un peu sur cette question :

[Il convient de] passer d’une notion sociologique (et ethnologique) de l’oralité, et d’une notion rhétorique de l’oralité, à une notion anthropologique et poétique de l’oralité. Non plus des formules ou des parallélismes, mais le primat du rythme et de la prosodie dans la sémantique, dans certains modes de signifier, écrits ou parlés. L’intégration du discours dans le corps et dans la voix, et du corps et de la voix dans le discours. Une sémantique de la signifiance généralisée, continue dans le discontinu des unités discrètes, où se limite la sémantique du signe. La littérature, et la poésie, sont autant dans le discours que le rythme est dans le discours, parce qu’elles en sont l’exposition et l’épreuve. Où le fonctionnement de la rythmique biblique, Lecture (Mikra) et non Écriture, est fondateur. L’oralité y est socialité. L’oralité ainsi entendue n’oppose pas plus subjectivité et collectivité qu’elle n’oppose le parlé à l’écrit. Elle est un aspect de l’historicité d’un discours, comme sa situation dans l’individuation est un autre aspect du même acte de langage[16].

La parole est déjà pour la Bible une écriture qui s’incorpore — voyez Ézéchiel, et voyez Jean à Patmos[17]. Pour la psychanalyse, elle est indissociable du signifiant et de la lettre qui en est le support, elle parle bien avant nous qui sommes d’abord parlés par elle ; elle est « ça » que désignait Freud pour dire cet étranger en moi-même, ce flux vocalique et pourtant silencieux qui parle de moi en moi, « travaille » mes rêves et me condamne à désirer. La parole est ce dehors qui se parle en moi. « En d’autres termes, la parole dépasse toujours le parleur, le parleur est un parlé […][18]. »

Ne quittons pas tout de suite le terrain de la parabole, et considérons un passage des Nombres à partir de son commentaire talmudique : « Lorsque Moïse entrait dans la Tente d’assignation [qui contenait l’Arche sainte au désert], pour parler avec Dieu, il entendait une voix qui lui parlait de dessus le propitiatoire qui était sur l’Arche du Témoignage, d’entre les deux chérubins, et il lui parlait. » (Nb 7,89) On trouve dans la tradition hébraïque un midrach selon lequel la voix que Moïse entendait ne lui parlait pas à lui, mais se parlait (à elle-même) vers lui. Cette opinion est reprise par Rachi[19], qui commente ce verset en soulignant que Dieu se parle à lui-même incessamment depuis la création du monde. Moïse entre dans la Tente, se met à l’écoute et reçoit la parole qui se profère dans sa direction. Ainsi, la voix se parle entre les deux chérubins qui se font face et que la tradition appelle guevoura et hessed (la rigueur et la grâce). Entre rigueur et grâce, la parole s’entretient avec elle-même. Henri Atlan éclaire le fondement de cette lecture concernant « les voix de la prophétie réfléchies sur elles-mêmes[20] » :

Cette interprétation s’appuie sur la ponctuation [vocalique] inusitée du verbe dans le verset, midaber au lieu de medaber, pour « parlant ». Cette ponctuation semble indiquer une tension de la massorah, la tradition de lecture, entre la forme directe « parler » et la forme réfléchie « se parler ». C’est ce qu’explique Rachi : « Midaber est comme mitdaber, se parlant. Pour la gloire d’en haut [il convient] de dire ainsi. Il se parle à lui-même et Moïse entend à partir de lui. »[21]

Comme le souligne Atlan, « on ne dialogue pas avec l’infini[22] ». Le midrach nous suggère donc que la parole de Dieu est d’abord une voix qui se parle et que Moïse, étant prophète, peut capter. La voix est ainsi subjectivée non pas à sa source, mais bien en celui qui l’entend. Dans la Tente du rendez-vous, au désert, Moïse pouvait entendre cette voix en rapport seulement avec sa propre faculté d’entendement. La voix d’« en haut » est infinie, mais celle de Moïse est délimitée par un corps ; et ce qu’il capte de cette voix devient la parole qu’il va transmettre au peuple.

Ce phénomène de la parole se parlant comme d’elle-même, le philosophe Martin Heidegger l’a repris[23]. Sa formule, « Die Sprache spricht » (la parole parle), fait chez lui l’objet d’un certain développement :

L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. […] Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. […] Comment la parole vient-elle à être en tant que parole ? Réponse : la parole est parlante. […] Penser en suivant la parole exige donc que nous allions jusqu’au parler de la parole afin, auprès de la parole, c’est-à-dire en son parler (et non dans le nôtre), d’y trouver séjour[24].

S’élabore donc, de la Bible à la psychanalyse, cette conception selon laquelle on ne saurait fonder la parole à partir d’autre chose qu’elle-même. La parole se trouve dans l’expérience de son déploiement même ; expérience qui n’est pas celle de dire quelque chose, mais de « parler la parole », de capter son mouvement jusqu’à y séjourner.

La tradition talmudique avait bien entrevu avant Freud que la parole se parle en nous et que la responsabilité humaine consiste à la subjectiver pour la transmettre. C’est en cela peut-être que la parole est fonction de l’écriture littéraire. Mais les écrivains n’en sont pas pour autant quittes ; et les plus remarquables sont sans doute ceux qui cherchent à rendre compte de la résistance à dire que toute parole manifeste. Résistance à dire le sujet qui s’en fait, comme Moïse, le « prophète » ; car c’est du lieu où elle s’entend, et non du lieu où elle se parle à elle-même, qu’une parole prend voix[25]. La littérature moderne est un art de la parole en ce qu’elle fait entendre un sujet aux prises avec sa dissémination dans la lettre ; un art qui fait de la lettre le corps même de cette énigme du sujet parlant qu’aucun discours ne pourra ressaisir en tant que signification.

Voulant savoir ce qu’est la modernité, je me suis aperçu qu’elle était le sujet en nous. […] Parce que moderne suppose la subjectivité d’un énonciateur, il ne peut pas se confondre complètement avec la notation temporelle que désigne contemporain. Moderne ne se borne pas à qualifier une époque. La nôtre. Si étendue que soit la continuité supposée du je. Si le moderne a pu signifier le nouveau au point d’y être identifié, c’est qu’il désigne le présent indéfini de l’apparition : ce qui transforme le temps pour que ce temps demeure le temps du sujet. Une énonciation qui reste énonciation. Toutes les autres, tôt ou tard, ne sont plus que des énoncés[26].

S’intéresser au parler dans l’écrit, c’est se mettre à l’écoute de l’effort consenti par une oeuvre pour entendre les voix et les faire entendre ; c’est faire passer et donner à percevoir non pas tant ce corps d’où sort la voix que l’inverse, à savoir la voix d’où sort un corps. Corps littéral, en l’occurrence, où se manifeste, sans s’énoncer, un manque à dire. De là, les liens entre le locuteur et la parole se compliquent : « L’Autre est le lieu où ça parle. Ici, nous ne pouvons plus échapper à la question — au-delà de celui qui parle au lieu de l’Autre et qui est le sujet, qu’y a-t-il, dont le sujet prend la voix chaque fois qu’il parle[27]? » Voilà une manière de poser la question qui oblige à entendre certaines écritures comme étant la mise en jeu de ce qu’un sujet rencontre lorsqu’il se met à parler. D’où vient et où va la parole qui parle à travers moi ? Bien des écrivains, au Québec, ont fait de cette interrogation la texture de leur oeuvre (on pense à Marie-Claire Blais, par exemple). Je n’en retiens ici que trois dans l’espoir d’éclairer cette subjectivation par l’oreille. Il est arrivé à Ferron, à Beaulieu et à La Rocque de fictionnaliser l’instance narrative comme réceptacle (interprétation et subjectivation) d’une parole sans limites et venue d’ailleurs — autant dire infinie — qu’il s’agit de parler.

LE MAL À DIRE

L’écriture fait entrer le silence dans la parole[28].

Certains écrivains nous hantent par leur phrasé scandé, haletant, heurté ou emporté dans une respiration puissante qui continue d’agir, longtemps parfois, après la lecture. La vocalisation intérieure peut ainsi emporter le corps lisant dans un rythme, une inflexion, jusqu’à lui faire oublier d’écouter les mots. Ce parler dans l’écrit convoque le souffle, le nôtre, appelle impérativement la récitation, qui n’a pas à devenir sonore pour être pleinement performée, mais que la lecture à voix haute peut révéler à qui ne l’entend pas. Même lorsque le texte est oublié, il arrive que son phrasé demeure ; la vitesse ou la brièveté des scansions qu’il a imprimées dans l’oreille du lecteur et qui l’occupent jusque dans son sommeil parfois, cette cadence se retrouve d’un texte à l’autre d’un même auteur. Il y a bien, par exemple, une diction ferronienne qui ne s’apparente à aucune autre, occupée qu’elle est, entre autres, à tracer l’épure d’un personnage retourné comme un gant pour mettre à nu sa division : « Un paresseux doublé d’un simple d’esprit, celui-ci pensant pour celui-là qui travaillait pour l’autre, vivait tout étonné au milieu d’un grand loisir[29]. » On pense aussi à l’ouverture des Confitures de coings, où le narrateur décrit son for intérieur comme « un réduit plutôt minable, de si peu de logement pour [ses] facultés cognitives », alors que « tourné par tous [ses] sens vers l’extériorité, restant en deçà comme une énigme », il projette son image au dehors et cherche à se voir dans le regard des autres[30]. Ces pages prennent au corps par le balancement qu’elles produisent d’une proposition à l’autre, performant un sujet qui, prenant voix en nous, impose sa présence. C’est bien la parole qui dédouble le sujet et fait qu’une part de lui-même peut tenir compagnie à l’autre. Des nombreux portraits ferroniens nous reste une intonation portée par un souffle ténu, léger, tenace, un parler fin, toujours souriant et comme éclairé par un chagrin qu’il ne vaut pas la peine d’exposer, mais qu’il faut bien porter d’une phrase à l’autre, sans effort ; une phrase longue souvent, mais retenue par une certaine fatigue, un effort mené jusqu’à son point d’appui provisoire ; une phrase qui semble construite de l’intérieur, comme propagée d’elle-même par ce qu’elle suscite de vision tragique pourtant délestée de pathos. Ce Jérémie « paysagiste », qui se confondra au spectacle du monde au point de s’y noyer, nous apparaît, dès l’ouverture du conte, consubstantiel à la parole qui cherche à le dire ; parole entraînée dans la dérive métonymique de cet être dont elle fait son objet. Jérémie ne parle pas, mais c’est bien sa voix de silence qu’il s’agit de « rendre », de capter, dans cette énonciation autre qui parle comme à l’intérieur de lui :

Mais quand il baillait ainsi, ouvrant les mâchoires au degré même de l’angle du ciel sur la mer, son ouverture restait plus petite et c’est l’espace qui le happait : il devenait la barque ancrée au large, la barque restée dans l’anse ou cette autre dans l’intervalle, qui va ou revient, avançant par à coups de canon sur la tête de son unique piston ; il devenait le soleil, source de toute énergie et pourtant moins vantard que le moteur Acadia ébranlant l’univers de son poussif exploit, le soleil dont l’hélice de cuivre tourne si vite qu’il dort sur la pointe, toupie dont l’axe giratoire est le coeur de la trombe d’oiseaux ameutés par le retour des pêcheurs et l’éviscération du poisson ; il devenait tout ce qu’il voyait au hasard des yeux avec la préférence que ceux-ci accordent aux mouvements[31].

Le rebond que suscite le point-virgule crée une parole en cours d’énonciation, dévoilant par sa relance le mouvement verbal. Ce qui s’expose ici et qui est l’objet littéraire tel qu’en lui-même il se donne à entendre, c’est ce temps du parler qui ne souffre ni rature ni soustraction, mais s’oblige aux reprises, aux déplacements, à une irréversible avancée qui n’exclut pas les tentatives non abouties, les sauts ou les pas de côté, les accomplissant au contraire au nom de cette assomption du temps que la présence en cours de surgissement impose. L’écriture joue de ce temps, travaille à l’exposer jusqu’à en soutenir l’illusoire capture qui, en quelque sorte, nous le donne à voir. Écrire n’est en aucun cas transcrire la parole. La littérature mettrait plutôt à notre disposition ce qui, comme le formulait Lacan, « reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », à savoir : qu’on dise[32]. Ce fait qui consiste à dire passe aussi, chez Ferron, dans cette fiction de discours proférés par des personnages entièrement façonnés par leur verbe. C’est bien la dimension dialogique qui fait de l’écriture ferronienne un parler dans l’écrit. Comme le soulignait Jean Marcel, « toute l’oeuvre de Ferron peut être logée à l’enseigne du conte […]. Le conte seul permet de rêver tout haut, hanté de petits êtres […] que nous distinguons à peine derrière leur écran de paroles, leur unique consistance étant faite de ce qu’ils disent[33] ». Ferron écrit pour nous donner à reconnaître que la parole parle.

Ce n’est pas là résurrection de l’éloquence, mais plutôt travail sur la langue : « élocution, allure et style[34] », sans aucun doute, mais dans la mesure où le bien-dire ne se jauge qu’à ce qu’il engendre.

C’est par respect pour eux, pour leur vie de personnages de conte, que Ferron leur met à la bouche la parole la plus claire. Et tout ce petit peuple d’une comédie humaine en passe de devenir divine évolue dans le champ clos de son verbe, s’y agrège, s’y cristallise et disparaît aussitôt que le temps vient en dissoudre les dernières sonorités. [L]es personnages ne se déplacent guère, tous pris au piège de ce qu’ils disent. Leurs gestes mêmes sont subordonnés à leurs paroles, et ainsi en va-t-il de tout ce qu’ils font et de tout ce qu’ils deviennent[35].

La parole retrouve chez Ferron sa force incantatoire, magique, qui la rattache à la langue du rêve où les images sont la matérialisation de pensées permettant à toute chose de devenir paroles[36]. Et si cette étonnante profération qui anime le monde de Ferron semble réconcilier le réel et la parole, ce n’est jamais que pour révéler que ce réel qui s’engendre de la parole livre le reste au silence. Chez Ferron, la parole ne vise pas un réel déjà là qu’il faudrait rendre. Tout l’effort est fourni pour mettre au jour une création en cours, à recevoir dans le temps même de son surgissement. L’atteinte faite à la langue donne à ressentir le silence qui la borde ; silence que laisse derrière lui Jérémie, noyé dans un paysage désormais vidé de sa parole inaudible, que seule l’écriture nous a transmise : « C’était le paysage que Jérémie avait peint jour après jour, saison après saison, depuis des années et dont il laissait provision pour toujours. Personne ne le reconnut. L’artiste avait oublié de signer[37]. »

La parole s’engendre du signifiant (cette « image acoustique ») dont la matière aimantée s’articule d’elle-même ; c’est en cela qu’elle précède le réel, le crée. C’est en cela aussi qu’elle représente le sujet qui n’est pas le moi, mais l’Autre en moi. Le sujet, c’est un fait que la psychanalyse nous apprend, n’est pas l’auteur des représentations qui le structurent. On ne le repère, ce sujet, que dans une chaîne de représentants entre lesquels il s’éclipse sans pourtant leur échapper. Car le sujet est impossible à voir et ne se fait représenter que par les signifiants de sa parole.

Victor-Lévy Beaulieu s’est souvenu des prophètes bibliophages, et il n’est pas étonnant que ce soit sous sa plume qu’un Joyce babélique fasse retour dans notre paysage[38]. La Babel en question est en fait l’édifice dans lequel montent les voix des lamentations, des prières, des invocations, des suppliques et des vociférations à faire passer dans l’écriture, dans la mesure où toute cette oeuvre tente de faire entendre le mal à dire[39]. La parole chez Beaulieu est en souffrance, en proie à un commencement obstiné dont la source est aussi le devenir ; elle advient, semble-t-il, en s’associant au chaos dont elle ne cesse pas de sortir. De là toutes les fictions qui s’élaborent dans le vif de la blessure ; de là aussi le roman familial devenu « vraie saga » racontée comme une destitution, un effroi, une angoisse de mort, et qui est la matière la plus intarissable de l’oeuvre. Cette écriture a fait entendre la parole selon un principe d’enchâssement indéfini nous mettant sous les yeux son indiscernable origine[40]. Seule l’écriture peut en effet rendre tangible la circulation, le passage par les relais du dire auquel est soumise la parole ; seule l’écriture peut donner à voir et à entendre les altérations que l’espace traversé impose, les réverbérations que produit quiconque parle cette parole en éprouvant le silence en reste de toute parole.

La lettre ravive la parole en ce qu’elle donne à entendre et même à voir que ce que nous prenons pour communication est en fait malentendu, fantasme, atteinte, incorporation, médiation, fracture. L’idée reçue voudrait que la parole soit présence et l’écrit, mise à distance. Bien des écrivains n’ont pas manqué de réduire à néant cette illusion. Occupée par tous les simulacres, l’écriture de Victor-Lévy Beaulieu ramène à l’oreille une parole aimantée vers sa source qui est meurtre de la chose, plaintes, ruminations, formules arrachées à l’Autre pour couvrir sa bouche avide et menaçante. L’écriture de Beaulieu met en constante tension la part du signifiant qui n’aspire qu’à retourner au réel de sa déliaison hallucinatoire et cette autre part, entraînée, enchaînée dans la logique d’un accomplissement du sens déporté à l’infini. Le roman Un rêve québécois s’apparente ainsi à un ruban de Moebius dont les deux versants se rejoignent suivant une torsion qui permet de mettre l’envers et l’endroit en continuité l’un avec l’autre. Deux langues parlent la folie de Joseph-David-Barthélémy Dupuis. L’une tente de capter le mal à dire de l’autre, incessante, qui se parle à elle-même :

Il cultivait son rire, il l’engraissait. Car bientôt il allait commencer quelque chose de noble, il ne savait pas quoi encore mais il était sûr qu’il passerait à l’Histoire. J’vas l’avoir mon beau char pis là j’vas y en faire manger à la Jeanne-D’Arc pis là j’vas y’a faire dure, la vie. Mais la rue des Récollets s’était modifiée durant son absence. D’où cela venait-il ? T’es trop fatigué, t’as trop marché et trop bu p’t’ête. C’est-y parce que tu sors de Dorémi, mon vieux Joseph-David-Barthélémy Dupuis ? Pis là tu rentr’rais à maison pour serrer la Jeanne-D’Arc dans tes bras[41] ?

Cette énonciation double n’occasionne ni recul ni mise à distance de la part du narrateur, entièrement occupé à dire la « lamentation intérieure » telle qu’il l’entend pour faire passer dans sa langue à lui le corps qu’engendre la parole affolée et meurtrière du parleur. Parleur lui-même parlé, livré à sa démence, Joseph-David-Barthélémy Dupuis s’apprête à accomplir le meurtre de sa femme Jeanne-D’Arc. Mais du lieu où le texte nous parvient, l’acte restera indécidable, son temps et son statut demeurant ceux-là mêmes de la parole qui, en lui, ne cesse de se parler. Le meurtre sacrificiel y est donc inachevable, intarissable, à la fois passé, présent et futur, telle une eucharistie fidèle au performatif de la transsubstantiation ; car c’est la parole qui transmute les espèces — mannequin, mercurochrome — en corps et sang du sacrifice : « Toutes les fois qu’il tuait la Jeanne-D’Arc, Barthélémy gardait d’elle un os. (C’t’à cause du passé, de toute c’qu’on a faite avant d’en arriver là, pis qu’y était bon.)[42] » Nous sommes dans le temps perpétuel de l’hallucination et du rêve, celui d’une mémoire au présent de sa récitation, dont l’écriture est en quelque sorte l’occasion. Toutes les parenthèses, qui enchâssent les fragments de souvenirs dans des ensembles plus vastes, produisent des registres de voix ou des couches d’intériorité et cadrent une parole dite à l’intérieur d’une autre, elle-même étant une incise dans un flot plus vaste dont les limites du livre sont aussi des parenthèses à l’intérieur d’une phrase venue du dehors et vouée à retourner dans la marge du monde. Dans l’assomption de cette langue mise à mal pour dire l’impuissance et l’abandon, enchâssée dans le lyrisme d’un verbe excédé qui raconte des accouchements comme des infanticides, où les mères dévoreuses d’enfants sont mangées, gueules béantes, ventres profanés, sexes déchirés, c’est la parole dans sa texture pulsionnelle de mort et de vie qui trouve ses registres poétiques. Mais il semble surtout que l’écriture permette de subjectiver, pour la parler enfin, une parole qui, sans la lettre, sans le dispositif si particulier de cette énonciation, resterait inaudible.

RAMENER LE SOUFFLE DANS LA LANGUE

il fallait toujours un certain temps pour comprendre que ce sifflement provenait tout simplement de la poitrine plate de la vieille, souffle pénible qui se cherche dans la maladie qui ronge, un genre de soufflet moisi qui tirait poussait son air […] ce souffle qui ressemblait à un râle de pendu[43]

et comme je laissais tout cela se dire et se rêver sur le papier je savais que rien ne finirait jamais (de même que rien n’avait jamais commencé), et que le beau geste inutile de sortir tout cela de moi, de vouloir l’articuler pour clairement le dire n’abolirait pas tous ces fantômes qui refusaient de se taire et de mourir pour toujours

SM, 147-148

Gilbert La Rocque a voulu, après d’autres, écrire pour parler la parole… des morts. Serge d’entre les morts commence ainsi : « Mais moi je savais ». Et ce savoir concerne justement l’impératif de dire, de nommer, de ramener dans la langue les clameurs et appels sans commencement ni fin qui hantent l’être vivant issu de « tous les géniteurs de [sa] race » (SM, 146) ; un savoir qui concerne l’impossibilité d’abolir enfin ces voix maléfiques ensorcelantes qui vous obligent, parce que vous n’êtes pas un simple rejeton « de gamètes et de chromosomes », à transmuter les vivants et les morts en paroles. Les premières et les dernières pages de Serge d’entre les morts, qui ne sont, elles aussi, que les limites subjectives données à une énonciation commencée et poursuivie bien au-delà d’elles, témoignent d’un effort pour capter et transmettre ce dire des morts désormais muets qui passent à travers « moi » :

je voulais dire que je les connaissais, je pouvais témoigner d’eux autrement que par le jeu des gamètes et des chromosomes, au jour le jour je les regardais vivre et je sentais leur passé émaner d’eux comme une odeur de maladie incurable, comme une senteur de salon funéraire, relents de tombes à grands coups de pelles ouvertes, odeurs de terre dévoreuse, leurs destins inachevés les gonflaient comme de vieux foetus jamais expulsés […] ils étaient irréparablement muets et plus rien ne sortirait d’eux

SM, 10

Écrire, ici comme ailleurs, c’est venir à la rencontre d’une force pour s’y mesurer, une force qui est la résistance de la lettre à simplement transcrire, inscrire, mettre par écrit ce qui est prononcé, voire dicté. S’abandonner à cette force est une exigence. Car la parole ne saurait être simplement transcrite. La lettre la suscite plutôt, cette parole, exilée de sa source et pourtant arrimée au littéral qui la porte et la déporte, mais ne la saisit pas. Cet effort est au principe de l’écriture et il provient de l’écoute ; écoute des voix ou de la voix en soi qui les charrie toutes et qu’il s’agit de faire parler. Toute écriture romanesque est confrontée à ce problème qui consiste à rapporter, à faire entendre la parole des personnages. Comment faire entendre ce qui se dit ? Tout un code littéraire est prêt pour harnacher les phrases qui seront prononcées. L’illusion des « dit-il », « répondit-elle » est bien suffisante pour signaler la narrativité attrapant le dit en direct. Mais voilà, l’illusion ne rend rien de l’obsédante violence des voix se parlant en moi, dans le silence hurlant où je dois « séjourner » pour les dire. Pour dire « je », c’est à l’opacité qu’il convient de revenir, car la parole est opaque, équivoque, elle ne fait pas que dire ceci ou cela, elle attente, séduit, appelle, agresse, demande, console, frappe, et quoi encore ? « Mais moi je savais », et ce savoir concerne l’impossibilité de brûler cet héritage d’agonie, cette filiation qui vous a fait naître « d’entre les morts ». Il n’y aura rien de possible, sauf remettre ces vies avortées dans une respiration illocutoire pour rendre le dire sans pourtant le dire. Gilbert La Rocque injecte le souffle dans la profération d’une seule phrase dont la ponctuation ne se limite pas aux signes graphiques, mais procède par scansions : coupures, blancs, interruptions brutales, changements de régime, de scène, de vitesse, permettant, dans la fuite de l’écriture, les retours, les reprises, les répétitions par lesquelles une parole jusque-là inouïe est transmise. Les souvenirs fragmentaires composent cette phrase qui ne s’interrompt qu’à la fin du livre, sur un tiret. Le retour de scènes appartenant à l’histoire de Serge, qui les compulse et les superpose, tournant autour d’un fantasme dont les deux versants semblent indissociables et qui consiste, d’une part, à jouir, en voyeur, du corps de Colette — à la fois cousine et « soeur » de Serge par le remariage de sa mère avec le frère du père mort — et, d’autre part, à brûler sur les bûchers d’une Inquisition intérieure cette matrice de Mort qu’est la grand-mère « voyante », donne à entendre un sujet condamné à dire[44]. Mais comment parler, sinon en se faisant sujet de l’horreur ? Pour ce faire, il aura d’abord fallu se laisser posséder par cette « indécence des choses » qui n’a ni commencement ni fin. Les courts-circuits, les fluctuations de la conscience qui se transforment en mots (SM, 9) dilatent le temps de l’histoire et de la mémoire, emportent le sujet vers la dissolution menaçante et désirée. C’est ce que Serge d’entre les morts raconte. Mais ce n’est que dans cet éternel présent de la parole en cours où les scènes d’autrefois s’associent l’une à l’autre que, peu à peu, le sujet s’arrache à l’éternité rêvée de son néant. Ainsi, le flot verbal met en constante contiguïté le corps sexuel de Serge et celui, pourrissant, de la grand-mère, figure spectrale d’une antécédence qui le transcende. La mémoire superpose deux regards dévorants : caché dans le placard d’où il peut voir, à travers une « fente exorbitée », Colette se dévêtir, le jeune Serge se sait vu par la vieille « auscultant en araignée torpide au centre de sa toile » (SM, 25) tout ce qui fut, est et vient. Un double regard qui se signale par ce qui s’entend à travers les cloisons :

je la regardais avec mes dents et avec mon ventre et avec mes reins et avec ma queue […] j’étais debout voûté, tremblotant ignoble dans le noir du placard, informe et suant parmi les robes et les choses de femme […] et derrière moi, de l’autre côté de la cloison du placard, ça grinçait grand-mère se berçait dans sa chambre […] immuable spectre, assise roide sur sa chaise je le savais, oscillant dans le silence tombal de sa chambre […] la Mort en cheveux blancs, sa chaise je l’entendais à travers le fond du placard, ou peut-être était-ce dans ma tête que j’entendais ces grincements noirs qui avaient, à la longue, fini par se confondre avec les battements de mon coeur, ou comme si l’horreur et l’espèce d’indécence des choses qui nous arrivent m’avaient pourvu d’un deuxième coeur pulsant hors de moi […] cet indésirable coeur auquel il m’arrivait de me sentir raccordé par des vaisseaux à gros débit qui, en fait, m’avaient toujours nourri, cela partait de loin, cela avait commencé bien au-delà de ma mémoire et de toute connaissance ou envie de connaître qui me venait, mais je savais qu’elle voyait tout ce qui se passait, qu’elle avait toujours tout vu et tout entendu sans avoir même besoin d’yeux ni d’oreilles, antennes j’aurais juré […] vieille femme aussi morte à ce moment — ou depuis longtemps, une sorte de bout d’éternité

SM, 24-25

Le savoir qui s’affirme en ouverture est celui-là même qui concerne l’impossibilité de dire cette mort rampante qui est la vie et que Serge associe au mouvement perpétuel de la berçante de sa grand-mère enfermée pendant des années dans une chambre au sommet de la maison qu’il viendra habiter, enfant, après la mort de son père. Serge, orphelin d’un père écrabouillé, éventré dans un accident de la route, assistera au remariage de sa mère avec Lucien, le frère de son père, et viendra vivre chez cet oncle dont la fille, Colette, suscite au fil des ans un désir violent et coupable[45].

oui, je savais que le coeur de la maison avait cessé de battre et que le grand silence des morts intérieures s’était installé à jamais comme en un pays sacrifié et condamné à la stérilité par malédiction, je le savais et je comprenais comme de tout temps que c’était une monstrueuse vulve pourrie qui nous ravalait, à rebours on remonte ! utérus insensé nous aspirant pour nous nier

SM, 11

La mère du père se berçant seule et muette depuis la mort de son mari Piphane, cette grand-mère vulve, utérus, cette bouche édentée dont la mâchoire ne cesse d’aller et venir comme pour une dévoration incessante — « abomination je vous dis ! » (SM, 11) — est le centre-mort où toutes les voix d’outre-tombe se sont rassemblées, corps-témoin à qui l’on vient annoncer les morts et qui restera à demeure, même après sa disparition, « oui même après tout cela et sans doute pour toujours grand-mère flott[ant] encore dans cette pièce qui [a] pour ainsi dire absorbé le rayonnement de sa substance comme une plaque photographique, plasma je dirais » (SM, 39). L’enfant débarquant dans cette maison qui deviendra la sienne y sera digéré comme en un tombeau.

SUBJECTIVER L’INFINI

mais je sens aussi que popa est enterré au fond de moi, popa ne pourrira pas au fond de moi, je suis de la même terre que lui et que les autres qui ont forgé la chaîne au bout de laquelle je tire comme un chien devant sa niche, peut-être prisonnier et un jour zombie à mon tour comme elle dont le sang coule dans mes veines

SM, 53-54

La phrase, la seule qui se déploie en circonvolutions dans le livre, s’associe dans sa lancinante expansion en allers-retours aux « gémissements des châteaux de la chaise vétuste sur les lames du parquet ciré » et au « crépitement des grains [du] chapelet sur le bois de l’accoudoir » (SM, 17) pour transformer le marmonnement de la prière et le sifflement des poumons moisis en souffle, respiration, bercement, signifiant l’acquiescement ultime de Serge à cette vérité dont il est le reste[46]. Ce savoir de Serge est le même que celui de la vieille morte-vivante, un savoir obsédant hérité par osmose dont il a longtemps rêvé de se libérer, comme on rêve de jeter ses souvenirs aux ordures :

c’est insupportable d’entendre toujours cette morte en sursis grincer dans la maison, alors je l’arrache à sa chaise et je la flanque sous mon bras oui la vieille sous mon bras comme un paquet de torchons sales et je sors par derrière, nuit noire dans la ruelle à vous faire dresser les cheveux sur la tête, odeur grasse de détritus se décomposant […] moi avec le colis macabre pendillant de chaque côté de mon bras, tête devant et pattes derrière, voyez traîner ses longs cheveux blancs jusqu’à terre, c’est comme fils d’araignée, elle ne bouge pas d’un poil, ne crie ne renâcle pas, ni rien, inerte flasque, pas plus pesante qu’un mauvais souvenir… […] aller jeter comme ça sa vieille grand-mère on se demande bien où, gueule sinistre je marche dans les ténèbres, dans la puanteur de la ruelle […] et je pensais grand-mère je te jette, insensible brute la traîner dans la ruelle, la grande nuit éternelle des ruelles de Montréal l’épouvante, et moi je continue tel quel, dans la fétidité des ordures, oranges pourries et toutes sortes de trognons, marcher avec la vieille nouille sous mon bras, pas pesante c’est un fait, à peine une ombre molle sous mon bras

SM, 13-14

Mais la vieille n’est pas jetable. Idole impossible à immoler sans se détruire soi-même, la vieille est ce corps pourri, vidé de sa vie propre et rempli comme un sac de toutes les voix que le narrateur, à travers elle — bouche mâchonnante aux mâchoires claquantes et muettes —, entend. De tous ces morts qui appellent et dont il faut parler la parole avant de disparaître, grand-mère est le témoin, elle qui « les entendait marcher dans les murs […] comme s’ils avaient grouillé et rampé en plein dans sa tête creuse » (SM, 11). Et cette grand-mère, morte elle aussi depuis longtemps, est installée à jamais dans la tête du narrateur, Serge, qui tel un prophète performe à lui seul toutes les voix dont il fait son unique phrase, rompue, torsadée, tressée, reprenant les mêmes scènes pour mieux les exorciser — Colette en robe blanche descendant l’escalier le jour de son mariage ; la mort du père, Fred, éventré au volant de sa voiture ; la mort du grand-père Piphane tombé raide sur le sol de la cuisine ; la mort partout qui fait dresser le sexe que l’on tient dans sa main de la même manière que les dents en or, reliques de la grand-mère, conservées dans une boîte, qui ne cessent de ressusciter cette mâchoire en proie au mouvement perpétuel d’une mastication que le petit-fils a le devoir de transmuter en bouche parlante, lui qui a rêvé longtemps de la voir flamber avec tous les siens pour réduire en cendres leur silence obsédant :

ils étaient irréparablement muets et plus rien ne sortirait d’eux — je savais aussi l’abominable bâillon, la poire d’angoisse que les grands Inquisiteurs étrangers leur avaient enfoncée dans la bouche pour tranquillement les écarteler et les brûler à petit ou grand feu sans les entendre hurler leur douleur et leur haine —, mais moi j’entendais leurs cris de damnés […] je comprenais à quel point j’avais besoin de le dire

SM, 10-11

et cela jaillissait tout droit de mes nuits où j’avais parfois vu avec une précision à peu près insoutenable les flammes poussant des langues au beau milieu de la nuit c’était comme pour faire périr toute sorcellerie tout maléfice toute coupable idolâtrie le bûcher parce que je rêvais ce bûcher […] mais je savais qu’il y avait aussi quelque chose de plus et que ça se consumait avec les hurlements c’était clameur de légions de suppliciés leur plainte montant en tyrolienne de souffrance et de désespoir

SM, 77

Car ce silence des morts n’est pas le contraire de la parole ; il pulse dans tout le texte qui s’en fait le bord : il est cet impossible à rejoindre qui pourtant insiste et ne cesse pas de ne pas se dire dans les blancs qui occasionnent l’alliance obsédante du sexe avec la mort[47]. Que la main enserrant le sexe dressé du voyeur, dont le regard est rivé à la chair de Colette, rejoigne dans la mémoire la main enfermant les dents en or, restes de la grand-mère intuable, n’est pas sans révéler ce qui fait tenir le sujet parlant au point de son abolition : « j’ai arrêté ma main, ça sortait de mon poing c’était tout étranglé, comme foie de poulet, je la serrais si fort que je devais avoir l’air d’un gars en train de tirer au poignet, des histoires pour me l’arracher, m’équeuter aussi sec » (SM, 121). Le même geste, comme cette sensation de chaleur qui monte lorsque Serge saisit dans la boîte-reliquaire les petits restes conservés de la morte (SM, 34), révèle la visée du désir incestueux : se châtrer de son histoire comme de son sexe :

je les regardais au fond de ma main et je sentais comme une chaleur étrange me monter dans le poignet et dans l’avant-bras, comme la sensation de tenir entre mes doigts non seulement la relique mais aussi la sainte dépouille elle-même, sa mâchoire dans ma main, cette espèce de protubérance je dirais informe et à peu près cartilagineuse qui bougeait perpétuellement autour de la paparmane, oui j’avais l’impression de la serrer dans ma main et de tordre et d’arracher et de briser sec

SM, 42

C’est donc au même bûcher que Serge rêve d’immoler la vieille et de se condamner lui-même : « Torquemada au fond de moi je me condamnais au bûcher, je me disais non c’est ta soeur même si c’est rien que ta cousine, mais je la regardais et n’y pouvais rien incestueux satyre mes yeux la poignaient partout » (SM, 79). Le livre s’écrit pour raconter ce désir inextinguible d’en finir avec l’incestueuse idole de silence asphyxiant. Mais le feu allumé un jour dans la remise sous l’escalier de la maison des morts produit la révélation : de la bouche extatique, édentée et muette de grand-mère doit — c’est un devoir — advenir la parole. Une parole non pas transcendante et infinie, mais subjective, qui ne peut commencer et finir qu’avec le livre qui s’écrit :

la vie se décomposait dans ce sépulcre et moi je ne voulais pas pourrir sur place, je n’étais pas mort, j’avais frotté une allumette et l’avais jetée sur les chiffons, je regardais la flamme qui commençait à ramper […] et à présent tout s’apaisait et le silence commençait à se retirer de moi comme un lémur chassé par les abracadabras d’un mage ou comme une bande de fin papier émergeant de la bouche extatique de la Palladino, puis j’étais à quatre pattes dans le réduit et je pensais non non c’est fou, et je frappais sur la flamme et la flamme s’éteignait […] à présent je savais ce qu’il me restait à faire

SM, 78-79

Ainsi, vivre ne serait pas autre chose que dire, dire cet infini devenant parole, elle-même ne pouvant advenir qu’à se frayer un passage dans la densité de l’écrit. C’est par la bouche de la grand-mère, associée à la Palladino, médium qui faisait revenir les morts[48], que Serge parlera la parole des morts ; parole dont l’écrit est la condition d’émergence et d’engendrement. Car c’est le tressage de la phrase qui place Serge entre ces deux hérésies qui le vouent à la mort. Cette longue phrase fait alterner en constants allers-retours la haine du silence obsédant de la grand-mère et l’orgasme de la masturbation, tous deux associés à l’éternel présent de l’agonie : « bout de chair folle dans le tissu tendu s’arquant, vie et mort annulées dans le simple instinct de, éternité du geste lorsque votre poignet vous aime et qu’éperdu vous vous sentez partir et que vous dissolvant par le bas vous oubliez tout » (SM, 120).

Serge, ayant ravagé la chambre sépulcrale, tient un moment dans sa main les dents en or qui lui semblent vivantes. Il se rappelle que sa mère, les ayant un jour retrouvées dans la boîte à reliques, les avait jetées au fond du tiroir non sans ressentir aussitôt « qu’elle avait besoin de se laver les mains, un peu comme un enfant qui vient de se masturber » (SM, 36). Serge, ayant profané le temple où l’idole momifiée ne meurt jamais, jette finalement les dents par la fenêtre « comme grains de blé d’or à germer dans l’humus noir », imaginant « un bouquet de mâchoires pousser sous le tremble et claquant au vent ricaner avec démence les vieux ricanements de la bouche d’or » (SM, 76). Il descend mettre le feu à la maison, mais se ravise alors que, croyant réduire à néant l’inouïe mastication de la bouche d’or, il entend, du bûcher même, monter les voix. Ainsi, tous ces morts emportés dans le rêve sur papier n’auront été entendus que de l’intérieur, l’écriture ne pouvant les rendre à eux-mêmes, mais seulement les ramener dans le souffle de celui qui, prophète, médium, sorcier, est aussi le Torquemada de sa mémoire :

de voir les flammes rougir le ciel de nuit et d’entendre crépiter le feu purificateur et d’entendre aussi les grincements de la vieille idole je la savais morte-vivante au milieu du brasier et ricanant dans les phlegmes de sa gorge comme autrefois on aurait pu voir à Madrid ou à Séville ou à Jaén ou à Valladolid le spectacle de la foule […] et les hurlements sauvages de ceux qu’on avait revêtus du trop sinistre San Benito ceux qui avaient pu rejeter la poire d’angoisse […] elle se berçait toujours : il fallait bien comprendre que cette maison ne disparaîtrait jamais — et pourtant l’incendie remontait encore du plus profond de ce rêve d’autrefois que je ne pouvais pas finir de rêver, et comme je laissais tout cela se dire et se rêver sur le papier je savais que rien ne finirait jamais

SM, 147

Ce roman de La Rocque qui nous enchaîne à sa phrase grouillante de voix nous met devant le réel de mort qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire[49] », convoquant la lettre, le littéral, pour que la parole inaudible se parle enfin vers nous. Lisant ce livre, nous éprouvons à quel point la parole est le contraire d’une transparence. Toute parole est équivoque, plurivoque, toute parole naît de la résistance à faire la phrase, à la clore pour que le sens se boucle. La phrase qui s’essouffle tente de rendre tangibles la nécessité de son achèvement et la force que cette poursuite exige. Si le propre de la parole consiste à se faire entendre au présent de l’énonciation, l’écoute de la parole ne se peut concevoir sans le circuit en boucle que suscite la phrase.

car c’était trop facile de nommer les choses et les âmes pour faire semblant qu’elles allaient désormais durer hors de moi, de sorte que je puisse fermer les yeux et laisser la vieille vie se vivre comme d’elle-même et croire que tout était dit — supposer (sans quoi rien ne se ferait ni ne mériterait de se dire) que je pouvais avec des mots ramener les apparences du temps vécu, le beau fantôme de Colette qui, avec l’usure, l’abrasion du temps […], s’était peu à peu estompé jusqu’à n’être plus que le souvenir d’un corps d’un visage et d’un halo de cheveu, le spectre prophétique et immuable de grand-mère qui à présent se berçait dans un coin de ma tête et allait ricaner dans mon éternité : les formes suscitées de tout ce qui s’était vécu et que rien ne pourrait jamais exorciser, car je savais que tout serait constamment à refaire que toujours le serpent se mordrait la queue et que je n’aurais pas trop de toute une vie pour tenter […] de briser le cercle des perpétuels recommencements — 

SM, 148 ; je souligne

+

Le parler dans l’écrit ne se limite pas à une imitation de la langue parlée. Il met plutôt en jeu l’exil de la parole, de toute parole que chacun doit rejoindre pour devenir sujet. Car c’est bien l’acte de dire qui nous fait sujet. Mais ce dire n’est le nôtre que si nous parvenons à capter la voix qui parle de nous en nous. Les trois écrivains retenus ici semblent révéler que cette captation est aussi un arrachement à la force mortifère de l’inceste, entendu comme tentation du retour au néant qui se heurte violemment à l’interdit que constitue à elle seule l’existence de la parole « parlante ». Il n’est peut-être pas étonnant que des oeuvres aux prises avec cette tentation incestueuse, comme le sont celles de Beaulieu et de La Rocque, ne puissent s’écrire sans que se déchaînent les puissances de l’interdit — puissances qui se font représenter par les figurations toujours envahissantes de la pulsion de mort : déjections, pourrissement, souillures, démembrement, violences scatologiques et dévoration.

il y avait des voix, dans la chambre d’à côté ça faisait des bruits de chaise berceuse, criii ! craaa ! je savais qu’elle était là et je fermais les yeux mais je la voyais à travers mes paupières comme parfois dans les cauchemars il y a une femme en longue robe rouge qui se berce […] elle vous sourit elle veut ressembler à votre mère […] et vous savez qu’elle avance vient vous aimer avec sa bouche de sang ses longues dents blanches

SM, 145 ; je souligne

Dans ces écritures aimantées par la bouche d’ombre du maternel, l’inter-dit est indissociable du dire que le sujet assume contre sa propre mort. Pour ces deux écrivains (Beaulieu et La Rocque), les surgissements du passé se donnent à entendre comme des sortes d’îlots prosodiques faisant retour telle une multiplicité du « moi » qui les entend et les raconte. La mémoire ne sauve pas, elle est ce qui, dans la voix qui parle, témoigne de la violence immanente de l’Autre. Et dans ces récits où la catastrophe du sujet est toujours imminente, quelque chose arrive qui est la parole donnant corps et vie à ce qui était voué au silence « de ce qui n’était au fond qu’un mouvement perpétuel à perte d’énergie et de temps » (SM, 148).

Si, comme l’affirme Serge, cette vie re-suscitée n’est encore qu’une « illusion » puisque les morts ne ressuscitent pas, et que la vieille vie ne peut se vivre « comme d’elle-même » hors du moi qui parle, l’effort qui consiste à « briser le cercle des perpétuels recommencements », « comme si le jeu en valait la peine » (SM, 148), est pourtant la seule peine qui peut témoigner de cet increvable désir de dire.