Volume 53, Number 3, 2017 Histoire et littérature. La littérature démoralise-t-elle l’histoire ? Guest-edited by Marie Blaise
Table of contents (10 articles)
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Présentation : la littérature démoralise-t-elle l’histoire ?
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Cinq-Mars, d’Alfred de Vigny : le premier roman historique français et la (dé)moralisation du lecteur
Caroline Julliot
pp. 27–42
AbstractFR:
Vigny l’affirme clairement dans sa préface à la réédition de son roman, en 1829 : selon lui, la littérature a pour fonction de transfigurer le matériau historique en une leçon morale utile à l’édification du lecteur ; elle peut donc s’affranchir de la réalité des faits afin que la signification profonde de l’Histoire apparaisse de façon intelligible. Il opère ainsi, dans Cinq-Mars, une recomposition de la chronologie, afin de placer, notamment, au fondement de la conscience morale de son héros, l’épisode frappant du procès de Loudun – preuve éclatante de l’immoralité du gouvernement de Richelieu, et légitimation du bien-fondé de la mission de Cinq-Mars, conjuré coupable de haute trahison, ainsi élevé au rang de valeureux croisé au service de Dieu. Mais cette claire désignation des bons et des méchants de l’histoire permet-elle vraiment au lecteur de se rallier au projet d’une refondation réactionnaire, sur le modèle de l’idéal médiéval ? La mélancolie romantique, à l’oeuvre dans le roman, aurait plutôt tendance à le décourager…
EN:
As stated in his 1929 preface, Vigny considers that Literature is meant to turn History into a morality lesson. And to do so, it is perfectly acceptable to change factual detail so long as the deep meaning of human destiny is made clearer to the reader. In the example of Cinq-Mars, Vigny re-writes history and alters the date of Loudun’s rigged witch trial, which in turn becomes the origin and legitimization of Cinq-Mars’s hatred for Richelieu. Rather than being considered guilty of high treason, the hero becomes a brave white knight serving God’s purpose. Yet, despite the fact that this retelling clearly indicates who are the “good” and the villains of History, the novel does not really encourage the reader to adopt its retrograde cause. On the contrary, its romantic melancholy tends to disillusion the reader about politics.
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Pour une histoire mélancolique : Salammbô de Flaubert
Sylvie Triaire
pp. 43–60
AbstractFR:
Cet article analyse la manière dont Salammbô, en déplaçant les enjeux de l’histoire du conflit de civilisations (Rome-Carthage) vers l’inexpiable Guerre des Mercenaires, porte atteinte à la fois à l’histoire (celle digne d’être racontée) et à la morale (emportant barbarie et civilisation dans la même débâcle). La poétique flaubertienne de l’histoire (fixer un mirage) confirme en ce sens la position impersonnelle et amorale qui constitue le point de vue de la littérature sur l’histoire.
EN:
Salammbô shifts the perspective on ancient history by focusing on a secondary, inglorious and unatonable war (a war of mercenaries) rather than the famous glorious war between Rome and Carthage. This is an attack against History, and against morality – barbarism and civilization are considered to be equal. Flaubert’s poetic, deliberately mirage writing takes an amoral stance towards historical literature.
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Renan dé-moralise-t-il l’histoire des origines du christianisme ? La Vie de Jésus et sa controverse
Pierre-Yves Kirschleger
pp. 61–74
AbstractFR:
La Vie de Jésus (1863) d’Ernest Renan a été un événement littéraire peu commun : 146 000 volumes écoulés en dix-huit mois, dix éditions la première année, et des traductions aussitôt dans de nombreuses langues étrangères. L’une des causes du succès du livre réside dans le fait que Renan porte sur la place publique un débat historique et théologique jusque-là réservé aux initiés ; il propose un regard nouveau et personnel sur la figure de Jésus, qu’il présente comme « un homme incomparable – si grand que, bien qu’ici tout doive être jugé au point de vue de la science positive, [il] ne voudrai[t] pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son oeuvre, l’appellent Dieu ». Indignation ou admiration : le livre fait scandale et ne laisse en tout cas personne indifférent. Au sein de la vaste polémique engendrée par l’ouvrage, cette contribution propose de s’intéresser aux rapports entre littérature et histoire : car si l’ouvrage de Renan se veut scientifique, il est aussi une oeuvre littéraire, ou même principalement une oeuvre littéraire, souvent considérée comme un chef-d’oeuvre de la littérature romantique.
EN:
Ernest Renan’s Vie de Jésus (Life of Jesus) (1863) was a rare literary event with 146,000 copies sold in the first 18 months, 10 printings in the first year, and immediate translations into numerous other languages. One reason for the book’s success was the fact that Renan chose to bring historical and theological debate into the public arena. He proposed a new and personal look at Jesus whom he presents as “an incomparable man - so great that, even if in here we must judge of all things from the view of positive science, I would not contradict those who, struck by the exceptional character of his work, call him God.” Leaving no one indifferent, the book would elicit indignation or admiration, even scandal. Within the vast debate generated by the work, this paper focuses on the relations between literature and history, for while Renan’s work seeks to be scientific, it is also a literary work, or mainly so, and frequently considered a masterpiece of romantic literature.
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Unicité et répétition : histoire et événement de Marcel Schwob à Jorge Luis Borges
Jacques Athanase Gilbert
pp. 75–87
AbstractFR:
L’article compare Marcel Schwob et Jorge Luis Borges autour des questions d’unicité et de répétition. On sait que Borges fut lecteur de Schwob et on peut penser que Les vies imaginaires ont exercé une certaine influence sur quelques textes de Borges, par exemple L’histoire universelle de l’infamie et plusieurs nouvelles de Fictions. Une différence les sépare toutefois : chez Schwob se lit la recherche d’une histoire absolument singulière alors que chez Borges la singularité se perd et se trouve subsumée par sa répétition.
EN:
The article compares Marcel Schwob and Jorge Luis Borges around the questions of singularity and repetition. We know that Borges was a reader of Schwob and can assume that Imaginary Lives influenced some writings by Borges such as A Universal History of Infamy and several other short stories. However, there is a difference between them: Schwob is in search of absolutely singular stories while in Borges’ short stories singularity disappears, subsumed by its own repetition.
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Céline ou la dénarrativisation de l’Histoire dans D’un château l’autre et Rigodon
Suzanne Lafont
pp. 89–103
AbstractFR:
La « dénarrativisation » du récit qu’opère Céline dans la trilogie allemande lui permet d’écrire l’Histoire à hauteur de chaos, d’atteindre un infra-récit que les récits historiques recouvrent d’ordinaire, de donner voix au « pas racontable ». Cette étude se propose de montrer comment une écriture littéraire de l’histoire (et une lecture du même type) permet à la fois de raconter l’Histoire autrement, de raconter une autre histoire que celle de l’historiographie officielle et enfin de raconter autre chose qu’une histoire.
EN:
The “denarrativization” of Céline’s writing in the German trilogy allows him to write a History of chaos, to achieve an infra-writing of History steeped in the commonplace, to give voice to the “non-tellable.” This study explores how a literary writing of history (and the concomitant reading thereof) makes it possible to at once recount History in another way, to tell a story different from the official historiography, and finally to recount something other than history.
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Morale et éthique dans des romans de Gisèle Bienne et de Scholastique Mukasonga
Colette Camelin
pp. 105–126
AbstractFR:
Comment la morale serait-elle légitime après que l’histoire du xxe siècle a mis en cause le « progrès de l’humanité », le « sens de l’Histoire » et les « grands récits » qui les accompagnaient, après que l’organisation même des génocides, justifiée par des valeurs « morales » et des « raisons scientifiques », a altéré l’humanité même de l’homme ? Les romans de Gisèle Bienne et de Scholastique Mukasonga se situent hors de la morale instituée puisqu’ils affrontent l’expérience de l’inhumain. Les Paysages de l’insomnie de Marcel, revenu de la Première Guerre mondiale, sont hantés par les fantômes de ses camarades morts : il a perdu l’estime de soi et la capacité d’insérer ses actes dans la vie collective. Son expérience l’a séparé des siens : il reste « tenu au silence » face à celles qui restent du côté de la morale catholique et nationaliste. L’étrange solitude de Manfred Richter, ancien prisonnier nazi, et son silence, sont dépassés quand il transmet à Hélène, vingt ans, une leçon éthique contre l’ordre moral existant. Inyenzi ou les Cafards de Mukasonga aborde le génocide au Rwanda du point de vue d’une exilée tutsie dont la famille a été massacrée au nom de la morale chrétienne, républicaine et socialiste. La littérature, par son ironie, éclaire l’hypocrisie et la lâcheté. Notre-Dame du Nil va à la racine de la catastrophe : le mythe hamitique, inventé par les Européens, s’est transformé en cauchemar racial, orchestré par l’Église. La fiction ironique de Mukasonga est libératrice car elle s’oppose aux discours pesants des idéologies. Pour les personnages de ces quatre romans, l’Histoire n’est que mensonge, chaos, cruauté ; ils ne peuvent croire au sens de l’Histoire, mais la lucidité et l’ironie des romans donnent du sens à leur expérience humaine. De plus, les romans renouent les échanges sensibles entre les humains et avec le monde.
EN:
How morals can be legitimate, after 20th-century history has called into question “the progress of mankind,” the “meaning of History” and the great writings expounding these ideas, after the organized genocides supposedly justified by morals and science wrought havoc on the humanity of humans? Novels by Gisèle Bienne and Scholastique Mukasonga bypass moral rules in confronting the experiences of inhumanities. The Landscapes of Insomnia of Marcel, a soldier back from World War I, are haunted by ghosts of dead comrades. He has lost self-confidence and the ability to act in social life. His experiences have disconnected him from his family. He can’t speak to those who still adhere to Catholic and nationalist morality. The Strange Solitude of Manfred Richter depicts a former Nazi prisoner in France who breaks his silence as he recounts to Hélène, age 20, the ethical lessons of his experiences. Mukasonga’s Inyenzi or the Bedbugs describes the genocide in Rwanda from the point of view of a survivor whose family has been murdered in the name of Christian, republican and socialist morality. The irony in the novel reveals hypocrisy and cowardliness. Notre-Dame du Nil pinpoints the root of disaster: the myth of the Hamite, conceived by Europeans, has become a racial nightmare organized by the Catholic Church. Mukasonga’s novels are free from intense ideological speeches. For the characters of these four novels, History is nothing but lies, chaos, cruelty; they can’t believe in a meaning of History. But the clear and ironic novels give sense to their human experience. The characters reconnect with others and with their environment.
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Histoire et littérature : plaidoyer pour « la main du potier sur le vase d’argile »
Marie Blaise
pp. 127–151
AbstractFR:
Les relations complexes, ombrageuses, entre littérature et histoire semblent trouver aujourd’hui de nouvelles perspectives, apaisées, dans le désir revendiqué des historiens d’utiliser une belle langue, d’autoriser des modèles pluriels de récit ou d’assumer une position subjective. L’engouement pour les « écritures du réel » semble lever une autre barrière, d’autant que les historiens s’intéressent désormais aux anonymes, aux victimes, au fait divers même. Mais valoriser les textes de témoignage parce qu’ils seraient une « littérature de non-écrivains » ou insister sur la dangerosité morale de textes, comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, qui racontent l’histoire du point de vue des bourreaux, n’est-ce pas au fond, reprendre la vieille querelle au point même où elle s’alimente depuis que l’histoire s’est constituée comme discipline contre la littérature : la crainte de « l’esthétisation » des processus historiques n’est-elle pas le grand délit du procès en démoralisation que l’histoire fait à la littérature ? Loin de contester cette « démoralisation », l’article revient sur le « siècle de l’histoire » pour tenter d’en mesurer la valeur et peut être la fonction ; pour, autrement dit, tenter de comprendre ce que la littérature fait à l’histoire.
EN:
Nothing was ever simple between Literature and History. Today, however, it seems that new prospects could alleviate their complex relationship: historians now speak about their desire to use rhetoric and writing style; they no longer claim a radical separation between author and subject and even argue about subjective positions and positioning the self in relation to their (his)storylines; and they are interested in the anonymous and the history of emotions… Memory writings were once discarded by historians, today testimonies, memoirs and hybrid combinations of academic and life writings are (nearly) common place. But acknowledging the so called “literature of facts” and testimonies as valuable because they are a literature of non-professional writers, or pointing to the moral danger of novels such as Jonathan Littell’s The Kindly Ones, whose fictional protagonist is a SS officer, reminds of something else. Since the birth of History as an academic discipline (and its effort in the meantime to discredit literature as unreliable) historians have feared the “aestheticization” of historical processes, as if literature could reconfigure historical understanding and, thus, demoralize History. Far from challenging that demoralization, this article aims to analyze it in an attempt to understand what Literature does to History.
Exercices de lecture
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Des pays : Marie-Hélène Lafon, Pierre Jourde
Sylviane Coyault
pp. 155–167
AbstractFR:
Marie-Hélène Lafon, Pierre Jourde : deux auteurs rattachés par leur origine familiale au Cantal. Leurs oeuvres sont en partie consacrées à cette France rurale dont ils sont issus, mais la réception de celles-ci ne va pas de soi auprès des habitants du Cantal. Pierre Jourde a même été victime d’agressions. Si Lafon s’est heurtée à quelque hostilité, elle a pris grand soin par la suite de « brouiller les pistes » et jouit désormais d’une relative immunité. Nous examinons ici deux ouvrages, dont les titres se font écho à neuf ans d’intervalle : Pays perdu de Jourde (2003) et Les Pays de Lafon (2012). Il s’agit de déceler les raisons factuelles, biographiques expliquant la différence de réception, et de comparer les partis pris d’écriture ainsi que les imaginaires.
EN:
Marie-Hélène Lafon, Pierre Jourde: two authors linked by their family origin to the Cantal and whose work is partly devoted to this rural France from which they come. But these works are not wholly received among the inhabitants of the Cantal. Pierre Jourde has been the victim of assaults. Lafon also encountered some hostility: she subsequently took great care to “blur the tracks” and now enjoys a relative immunity. This article reviews two books, whose titles echo each other though nine years apart: Pays perdu by Pierre Jourde (2003) and Les Pays by Marie-Hélène Lafon (2012). It ferrets out the factual, biographical reasons explaining the difference in the reception of each text and compares the biases in the writing and the imaginary.
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Le chronotope de la « route moderne » : Octave Mirbeau et les road movies
Julien Jeusette
pp. 169–180
AbstractFR:
Guidé par le concept de « chronotope », que Mikhaïl Bakhtine applique à l’analyse de la littérature européenne, cet article pose l’hypothèse selon laquelle l’espace-temps particulier qui se déploie dans le genre du road movie à la fin des années 1960 est déjà présent dans l’un des premiers textes à rendre compte d’un voyage en automobile, La 628-E8, récit d’Octave Mirbeau, en 1907.
EN:
Through the concept of the “chronotope” coined by Mikhail Bakhtin to analyze European literature, this article theorizes that the particular time-space continuum depicted in the road movies of the late 1960s was already evident in one of the first texts to describe a trip by automobile, namely La 628-E8 by Octave Mirbeau in 1907.