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Carrosse. Un conte circassien[Record]

  • Justine Berthillot and
  • Pauline Peyrade

Il était une fois, dans un pays lointain, une voltigeuse qui s’appelait Justine. Elle était petite, drôle et tout le monde l’aimait. Elle vivait dans une caravane minuscule et drôlement décorée, et arpentait la France et les pistes de cirque avec un numéro de portées acrobatiques, Noos, « un corps-à-corps brut, presque rude, à la fois puissant et fragile, qui prend en compte toute la réalité charnelle », « une relation instable et impressionnante ». Plus qu’un succès, Noos était le début d’une longue tournée, le ticket d’or pour une vie de voyages et de fêtes que ses ami·es lui enviaient, le rêve de tous et toutes les circassien·nes. Pourtant, le soir, dans sa petite caravane drôlement décorée, Justine soupirait. JUSTINE. – Il me manque quelque chose. « Qu’est-ce que tu racontes? Tu as les voyages, les applaudissements, qu’est-ce qu’il te faut de plus? », lui répondait son ami le clown. JUSTINE. – C’est facile pour toi, rétorquait-elle. Toi, tu parles, tu as des mots, tu peux dire des choses, t’exprimer. Moi, je suis réduite à me taire et à être jetée en l’air. Comme beaucoup d’artistes de cirque, Justine n’avait pas de voix. « Circassienne fakir au corps de guerrière », elle rêvait de raconter des histoires dans ses spectacles, de faire naître des personnages, d’aller à la rencontre d’autres agrès, d’autres arts. Avant d’apprendre le métier de voltigeuse à l’École nationale des arts du cirque de Rosny (ENACR) puis au Centre national des arts du cirque (CNAC), elle avait étudié la philosophie en classe préparatoire (Besançon). Bien que travailler avec des artistes comme Christophe Huysman (Tétrakaï) ou faire le tour du globe avec des projets comme Antipodes (Plus Petit Cirque du Monde) et L’hypothèse de la chute (Compagnie Le Grand Jeté) la passionnaient, elle rêvait du jour où elle incarnerait une autre qu’elle et porterait ses paroles. JUSTINE. – S’il vous plaît, donnez des mots à ma bouche, des images à ma tête. Je vole, j’ai des ailes. Je suis un oiseau, je voudrais descendre sur terre, me mêler aux créatures. Je voudrais une voix pour leur parler, des phrases pour les rencontrer. Si vous trouvez ce qu’il me manque, je promets de travailler dur pour que mon rêve se réalise. Non loin de là, dans une contrée voisine, vivait Pauline. Grande, grave, « corps frêle mais voix décidée », elle gravissait tous les jours une haute colline pour rejoindre les locaux blancs de l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du théâtre (ENSATT), la petite salle des Écrivain·es Dramaturges où elle s’enfermait toute la journée, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, à traquer les voix dans sa tête. Pauline écrivait des histoires. Elle inventait des personnages, des situations. Comme Justine, elle était passée par les bancs de la classe préparatoire (lycée Henri-IV, Paris) et y avait étudié les lettres modernes. Elle avait aussi voyagé, de l’autre côté de la Manche pour se former à la mise en scène (Royal Academy of Dramatic Art, Londres), puis de l’autre côté du Rhin (Berlin) pour chercher son chemin, avant de comprendre que sa place était derrière le clavier, devant la page blanche. Elle avait ainsi écrit 0615 (France Culture), Ctrl-X (Cyril Teste) et Bois Impériaux (Das Plateau), et proposé « des pistes sans imposer une voie unique, ce qui laisse beaucoup d’espaces au lecteur, au spectateur, où il fait bon vagabonder ». Comme Justine, elle explorait les motifs de l’état limite, de la codépendance, de la violence. Comme Justine, elle aimait le frontal d’Angélica Liddell, l’espace mental esthétisé de David Lynch, le mauvais goût de …

Appendices