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Depuis le début des années 1980, Pierre Anctil ratisse avec passion l’histoire et l’anthropologie de la communauté juive ashkénaze de Montréal. Anthropologue de formation, historien de renommée, l’auteur va aux tréfonds des archives, interprétant et traduisant du yiddish des textes de chroniqueurs d’époque (des immigrants juifs originaires d’Europe de l’Est débarquant à Montréal au début du 20e siècle, parmi lesquels Israël Medresh, Simon Belkin, Hirsch Wolofsky ou Haïm-Leib Fucks) pour rendre compte de la dynamique sociohistorique d’une communauté sans pareil dans le paysage intercommunautaire montréalais. Anctil a contribué par son effort constant de littérature comparée, comme aucun autre universitaire québécois francophone, à rendre accessibles aux francophones une sociographie et une historiographie (celles des juifs ashkénazes de Montréal) qui s’écrivent généralement en anglais.

Deux ouvrages nouveaux viennent enrichir sa bibliographie, le premier est un recueil d’articles déjà parus, un peu comme son Tur Malka, il y a près de quinze ans, et le deuxième, sous sa direction et celle de son collègue Ira Robinson, fait le tour des réalités juives contemporaines de Montréal, actualisant en quelque sorte l’ouvrage paru sous sa direction et celle de Gary Caldwell en 1984 (Juifs et réalités juives au Québec, Québec, IQRC, 1984).

Trajectoires juives au Québec est ainsi un recueil composé d’articles et de chapitres de livre déjà publiés, mais qui gagnent à être regroupés dans un seul ouvrage. Deux thèmes animent l’ensemble de ces textes, l’histoire juive ashkénaze montréalaise (issue de la tradition ancienne et de celle d’Europe orientale) et les relations judéo-québécoises à travers le 20e siècle. L’histoire juive, racontée par l’entremise des écrivains et des historiens, dévoile le détail de la vie quotidienne d’une communauté qui, par définition, apparaît transhistorique et dont la culture se caractérise par sa délocalisation, entre Montréal, les États-Unis, l’Europe et Israël. Mais ce qui est dévoilé avant tout, c’est la richesse incomparable et la complexité de la culture et de l’organisation sociale. Anctil choisit différents acteurs, moments, interlocuteurs, qui permettent de comprendre et l’insertion dans une société divisée et l’appropriation de l’espace et la création de l’identité judéo-montréalaise.

En bon anthropologue, Anctil suit de proche des écrivains, des artistes et des chroniqueurs, immigrants de la première heure ayant traversé l’océan pour s’installer à Montréal, plutôt qu’à New York ou à Chicago, traduisant même les chroniqueurs du yiddish au français (la lecture de Medresh ou de Belkin est d’une très grande utilité pour comprendre l’organisation sociale des immigrants au début du 20e siècle). Son intérêt pour la littérature yiddish, qu’il trouve admirable tant elle est riche d’enseignement, transparaît dans trois chapitres qui constituent environ le tiers de l’ouvrage. Il ne faut pas oublier, en effet, que la communauté juive ashkénaze de Montréal vécut une yiddishkeit (une culture et une organisation sociale liées à la langue yiddish) jusqu’aux années 1960. L’anglais a très longtemps été un concurrent – qui finira par s’imposer – d’une langue ancestrale issue du Moyen Âge, le yiddish – que parlent aujourd’hui, en tant que langue vernaculaire, les hassidiques – et qui conditionnait l’ensemble de la culture aussi bien religieuse que profane entre le début du 20e siècle et le milieu des années 1960. Et la littérature yiddishophone, faite de mémoires introspectives, de chroniques de la vie quotidienne, de poésie et de romans, est un terreau fertile pour l’anthropologue, tout en étant signe de la vitalité de la mémoire collective d’une communauté qui à la fois est diasporique et désire s’enraciner dans l’espace urbain montréalais.

L’autre thème qui interpellera aussi bien l’historien que tous ceux qui s’intéressent au cycle des relations ethniques dans la société québécoise, est celui des relations intercommunautaires à travers la quête d’analogies (qui sont bien réelles) entre les mémoires identitaires juive et québécoise d’origine canadienne-française ou encore les relations sur la place du marché (ici le boulevard Saint-Laurent, frontière réelle, symbolique et imaginaire à une époque pas si lointaine).

Quant au deuxième ouvrage, Les communautés juives de Montréal, c’est un livre offrant une bonne synthèse du paysage socioculturel juif montréalais contemporain. Les thèmes choisis proposent une vue d’ensemble de la judaïcité montréalaise au profane, des chapitres distincts étant consacrés à chacune des communautés juives en présence : les Ashkénazes (Rebecca Margolis), les Sépharades (Yolande Cohen) et, parmi les Ashkénazes, le mouvement hassidique (Julien Bauer). Aux chapitres très généraux s’ajoutent d’autres beaucoup plus pointus, comme celui consacré à l’espace accordé aux juifs dans l’aménagement scolaire entre 1874 et 1973 ou encore à la place des femmes dans le judaïsme montréalais. Attirons l’attention tout spécialement sur le chapitre sociodémographique (Shahar, Weinfeld et Blander). Le lecteur pourra apprécier les transformations sociohistoriques et démographiques d’une communauté en mouvement constant. Hélas, nombre de données datent du recensement de 2001 (l’ouvrage ayant paru en décembre 2010). L’ethnographe trouvera un intérêt tout spécial dans la lecture du chapitre de Margolis qui retrace la yiddishkeit montréalaise de la première moitié du 20e siècle.

Nous ne pouvons que recommander vivement ce recueil d’articles à tous ceux désireux de faire un tour d’horizon de la judaïcité montréalaise contemporaine. Je le répète, les publications en langue française sur les thèmes dont traite Anctil sont toujours hautement appréciées et demeurent insuffisantes. En effet, il est malheureux de constater que l’ensemble de la francophonie québécoise demeure mal renseignée au sujet du fait culturel et communautaire juif, croyant souvent que les juifs ne peuvent être que des hassidiques, preuve qu’ils ne remarquent que ce qui est ostentatoire, à savoir les marqueurs somatiques et vestimentaires des juifs hassidiques, ignorant que l’appartenance identitaire à la communauté juive peut exclure l’identité religieuse. On ignore trop souvent que la plupart des juifs ne sont pas religieux et qu’ils se confondent parmi l’ensemble de la citoyenneté québécoise – certes, la plupart d’entre eux appartiennent à la communauté anglophone de Montréal – à laquelle ils s’identifient d’une façon qui leur est propre. Que ce sont des médecins, des professeurs, des travailleurs sociaux québécois.

Quelques chapitres supplémentaires auraient cependant dû être ajoutés par les éditeurs, et notamment un qui aurait fait l’état des relations judéo-québécoises dans l’espace public et institutionnel québécois contemporain. Si les juifs de Montréal sont aujourd’hui majoritairement des anglophones, les intersections, nombreuses, qui dénotent leur identification au destin de la société québécoise (entre autres l’avenir du système universel de santé et de services sociaux) sont la preuve qu’ils sont non seulement enracinés dans le territoire de la métropole, mais qu’ils demeurent, d’une façon qui leur est propre, partie prenante proactive de l’avenir du Québec.