Article body

Introduction

Les Centres de formation en entreprise et récupération (CFER) dispensent une formation professionnelle à une population étudiante adolescente qui, autrement, aurait décroché du système scolaire. Les CFER proposent une philosophie de l’éducation qui leur est propre et privilégient des pratiques pédagogiques distinctes de celles qui prévalent dans les secteurs régulier et d’adaptation scolaire « standard ». Dans ce cadre d’intervention, les enseignants ont développé des compétences spécifiques. Cet article rend compte des résultats d’une recherche exploratoire portant de manière générale sur les savoirs et les compétences de ces enseignants. Nous posons ici la question suivante : comment les enseignants conçoivent-ils leur pratique ? Après avoir brièvement exposé la problématique et le cadre d’analyse sur lequel repose cette étude, nous décrivons, dans ses grandes lignes, la méthodologie de type qualitatif retenue. Une analyse de contenu des entrevues et une interprétation sont ensuite présentées.

Préambule : ce qu’est un cfer

Le premier Centre de formation en entreprise et récupération (CFER inc.) a été créé en septembre 1990 à Victoriaville. Les CFER, regroupés en réseau, se sont dotés d’un fonds de démarrage et de développement, d’une revue (Le Recycleur) qui relate les activités des CFER et dresse des portraits de jeunes, de même que d’un colloque annuel qui permet l’échange sur les pratiques novatrices des enseignants et fait état des développements du réseau.

Les CFER sont des établissements scolaires d’une quarantaine d’élèves qui dispensent une formation échelonnée sur deux années sanctionnée par une reconnaissance officielle du ministère de l’Éducation du Québec, le « Certificat de formation en entreprise et récupération » (ministère de l’Éducation du Québec, 2001). La plupart des CFER sont rattachés à une commission scolaire, mais certains peuvent être affiliés à un centre jeunesse. Ils véhiculent une philosophie basée sur la valorisation de l’engagement social des élèves, l’entrepreneuriat institutionnel et le développement durable. Ils visent à former des personnes autonomes, des citoyens engagés et des travailleurs productifs. Le plus souvent, ils accueillent des jeunes de 16 à 18 ans ayant soit des difficultés graves d’apprentissage ou de comportement, soit une déficience légère et qui, malgré une fréquentation scolaire assidue, n’ont pas réussi une première année d’études secondaires. La prise en charge des élèves repose sur la « tâche globale », c’est-à-dire que les enseignants interviennent systématiquement en équipe à toutes les étapes de la formation.

Les apprentissages visés dans les CFER sont de trois types : 1) l’acquisition de comportements moraux et le développement social et personnel, 2) la connaissance du marché de l’emploi et l’entraînement au travail manuel et 3) la connaissance et la promotion du développement durable. Pour atteindre ces objectifs, les CFER se doivent de suivre un programme de formation commun. De même, tous les CFER ont comme mandat d’utiliser les mêmes outils de formation : le cartable, la lecture quotidienne du journal et le fichier orthographique (Réseau CFER, 2001a, 2001b). En plus du travail effectué en classe, deux autres canaux sont utilisés pour permettre aux élèves d’atteindre les objectifs, soit l’entreprise et les caravanes.

Les entreprises, créées par les CFER eux-mêmes, visent d’abord la formation et ensuite la productivité. Une partie de l’encadrement des élèves se fait par des employés mais les enseignants participent activement à cette formation pratique. Il est ainsi possible d’assurer un arrimage entre les apprentissages faits en classe et ceux réalisés en atelier. Ces entreprises sont basées le plus souvent sur l’exploitation de matières résiduelles : recyclage de pièces d’ordinateurs ou de peinture, restauration de vieux meubles, etc. Les profits générés par l’entreprise, gérés par le réseau, sont réinvestis dans les services aux jeunes ou permettent l’attribution de fonds de démarrage à d’autres institutions désireuses de créer un centre qui partage la même philosophie.

Chaque année, plusieurs des élèves sont entraînés à présenter ce que l’on appelle les « caravanes ». Celles-ci consistent en une exposition itinérante dans les écoles primaires de la province sur la récupération et sur l’efficacité énergétique. Elles sont l’occasion pour les jeunes des CFER de diffuser leurs connaissances en matière de protection de l’environnement auprès d’élèves du primaire et d’amener ces derniers à réfléchir sur leurs attitudes et comportements à l’égard de l’environnement. Cette expérience se veut l’occasion de faire vivre une véritable réussite aux jeunes, réussite qui contribuera à rehausser leur estime de soi.

Problématique

Actuellement, en Amérique du Nord comme en Europe, les programmes de formation des maîtres subissent une refonte majeure. Ces modifications de programmes ont notamment comme postulat qu’une meilleure compréhension du métier d’enseignant permettra l’amélioration de la qualité de la formation prodiguée aux futurs maîtres, voire celle de la formation continue (MEQ, 2001). Or, pour mieux comprendre le métier, il faut étudier ceux qui le pratiquent en contexte réel d’exercice. Ces données contextuelles permettent de mieux comprendre le métier d’enseignant dans toute sa complexité. Ainsi, ont émergé quantité de recherches sur les savoirs et les compétences en enseignement (Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau et Simard, 1997), les pratiques réflexives (Schön, 1994), l’efficacité de l’enseignement (Felouzis, 1997), l’enseignant expert (Tochon, 1993a, 1993b), etc. Tous ces travaux partagent comme fondement l’analyse du travail enseignant (Tardif et Lessard, 1999), c’est-à-dire l’analyse de ce que pensent et font les praticiens. La compréhension du raisonnement pédagogique des enseignants s’inscrit dans la mouvance de ces recherches. Celles-ci nous apprennent que le raisonnement des enseignants est nécessairement marqué par le contexte à l’intérieur duquel il s’exerce et qu’il renvoie à différents types d’action : instrumentale, traditionnelle, stratégique, communicationnelle, etc. (Tardif et Lessard, 1999). Or si l’on en connaît un peu plus aujourd’hui au sujet des raisonnements pédagogiques des enseignants qui interviennent dans un environnement scolaire « standard », il en va tout autrement des raisonnements de ceux qui oeuvrent au sein d’établissements qui font la promotion de modèles alternatifs de formation. C’est le cas des enseignants qui pratiquent dans les CFER.

Des travaux mettent en évidence que tout professionnel possède des savoirs et des compétences qui lui sont spécifiques (Gauthier et al., 1997 ; Durand, 1996). Or, ainsi que le précisent Tardif, Lessard et Lahaye (1991), les savoirs des enseignants sont pluriels : savoirs de formation professionnelle, savoirs disciplinaires, savoirs curriculaires et savoirs d’expérience. Parmi ceux-ci, le savoir d’expérience est fréquemment perçu par les enseignants comme le plus important (Tardif et Lessard, 1999 ; Martineau, 1997). Il y a tout lieu de croire que la place de ce savoir est d’autant plus prépondérante que les enseignants des CFER interviennent dans un milieu novateur, pour lequel ils n’ont pas reçu de formation spécifique. On peut alors poser la question suivante : quelle place occupe donc le savoir d’expérience par rapport aux autres types de savoirs ? Pour un professionnel, il n’est pas suffisant de savoir, il est également attendu qu’il puisse judicieusement et de façon efficace mobiliser ses savoirs dans l’action. C’est ce qu’on appelle être compétent. Que disent les intervenants à propos des compétences qu’il faut maîtriser pour enseigner dans un CFER ? En d’autres termes, quel discours les enseignants tiennent-ils sur leur pratique professionnelle ?

Cadre d’analyse

Dans cette section, nous présentons notre conception du travail enseignant. Nous le définissons comme un travail interactif où le savoir d’expérience occupe une place primordiale, un travail aux multiples dimensions, traversé par des tensions, et où se réalisent des tâches variées qui nécessitent l’adoption de différents rôles. Le travail enseignant nécessite aussi des capacités adaptatives de haut niveau et comporte une forte dimension normative.

Une définition du travail enseignant

La description que nous faisons du travail enseignant prend appui sur les travaux de Tardif et Lessard (1999) et sur ceux de Gauthier et ses collaborateurs (1997). Il apparaît d’abord que l’enseignement est un travail où se déploient de multiples savoirs provenant de sources diverses : les savoirs disciplinaires (ceux issus des disciplines que l’on enseigne à l’école telles l’histoire, les mathématiques, la géographie, etc.), les savoirs curriculaires (c’est-à-dire ceux des programmes scolaires), les savoirs des sciences de l’éducation (didactiques, pédagogies, mais aussi psychologie de l’enfant, théories de l’apprentissage, sociologie de l’éducation, etc.), les savoirs de la tradition pédagogique (il s’agit des connaissances et des manières de faire, parfois séculaires, qui forment un « savoir enseigner » souvent implicite et transmis sur les lieux de travail par l’intermédiaire de la culture professionnelle des enseignants) et, enfin, le savoir d’expérience. Ce dernier revêt une importance toute particulière. C’est pourquoi nous nous y attarderons quelque peu.

Un savoir privilégié : le savoir d’expérience

Le savoir d’expérience des enseignants, selon Tardif et Lessard (1999), est un « savoir ouvragé », c’est-à-dire qu’il est lié aux tâches de travail, mobilisé dans la pratique et acquis dans l’action à l’école en général et dans la classe en particulier. C’est un « savoir pratique », en ceci que son utilisation est fonction de son adéquation aux tâches concrètes que requiert l’enseignement, aux problèmes que l’enseignant rencontre et aux situations qu’il vit. C’est aussi un « savoir interactif » en ce sens qu’il est mobilisé et façonné dans le cadre des interactions entre l’enseignant et les autres acteurs en éducation (élèves, collègues, membres de la direction, parents, etc.). Le savoir d’expérience est par ailleurs un « savoir syncrétique, pluriel et hétérogène » qui ne repose pas sur une base de connaissances unifiée et cohérente. Donc, c’est un savoir « faiblement formalisé » qui est moins connaissance sur le travail que connaissance du travail enseignant. Il peut aussi être qualifié de « complexe et non analytique », c’est-à-dire qu’il imprègne tout autant les conduites du praticien que sa conscience discursive. C’est un savoir « ouvert, dynamique, personnalisé et existentiel », car il permet l’intégration d’expériences nouvelles, il se transforme en fonction de la socialisation au métier, il porte en outre la marque de la personnalité de l’enseignant et il est lié non seulement à l’expérience de travail mais également à l’histoire de vie du sujet. Enfin, le savoir d’expérience est un « savoir social » dans la mesure où il conduit l’enseignant, d’une part, à prendre position vis-à-vis des autres types de savoirs et de ceux qui en sont les porteurs et, d’autre part, à établir une hiérarchie des savoirs selon l’analyse du travail qu’il effectue. Terminons cette caractérisation du savoir d’expérience en spécifiant que ce savoir est celui sur lequel les enseignants fondent leur professionnalité, c’est-à-dire que l’expérience au travail représente pour eux la garantie de la construction d’un corpus de connaissances efficaces pour guider et réaliser l’action.

Un métier aux multiples dimensions

L’enseignement présente aussi la particularité d’être traversé par plusieurs dimensions : cognitives (par exemple, la compréhension et la transformation de la matière à enseigner, l’organisation de l’enseignement dans l’action, etc.), affectives (notamment les sentiments suscités par ce qui arrive en classe ou l’investissement dans « ma matière » ou auprès de « mes élèves »), interactives (tout ce qui renvoie aux interactions avec les élèves mais aussi avec les collègues, la direction, les parents, les autres employés de l’école), traditionnelles (l’ensemble des routines scolaires telles la remise des bulletins et les consignes visant à assurer la bonne circulation des élèves dans l’école). Bien entendu, ces dimensions ne sont pas mutuellement exclusives et, dans le feu de l’action, elles se trouvent la plupart du temps étroitement imbriquées. Par exemple, les interactions avec les élèves se font généralement autour d’objets cognitifs (les connaissances scolaires à apprendre), se produisent le plus souvent dans le cadre de la classe où sont mises en place des routines de fonctionnement et suscitent des sentiments divers (satisfaction, déception, colère, etc.).

Des tâches variées et complexes à accomplir

De la même manière que l’enseignement fait appel à des savoirs multiples et comporte diverses dimensions, il prend la forme de tâches hétérogènes mais entrelacées. Ainsi, enseigner, c’est préparer des cours, corriger des examens et des travaux, superviser les activités d’apprentissage en classe, répondre aux questions des apprenants, organiser une sortie pour les jeunes, rencontrer les parents des élèves, participer aux journées pédagogiques, faire de la surveillance dans les corridors de l’école, et bien plus encore. Et chacune de ces tâches requiert des compétences spécifiques. Ce qui rend l’exercice de ce métier si complexe, c’est précisément que plusieurs de ces tâches se réalisent dans la même journée et qu’elles renvoient à des types d’action différents (Tardif et Lessard, 1999). On comprend alors que la pratique enseignante exige une capacité d’adaptation très grande, d’autant plus si la population à scolariser est elle-même imprévisible, comme c’est la plupart du temps le cas avec les jeunes éprouvant des difficultés graves de comportement et d’apprentissage.

La nature normative de l’enseignement

Enfin, pour terminer cette section caractérisant la nature du travail enseignant, il convient de préciser que ce dernier comporte une forte composante normative. Faut-il le rappeler, enseigner, c’est non pas travailler sur des objets, mais plutôt oeuvrer avec un collectif d’individus (Gauthier et Martineau, 2001). D’une part, éduquer les jeunes à certaines valeurs suppose l’existence d’un système normatif sur lequel l’enseignant s’appuie pour exiger leur respect. D’autre part, le jugement que pose l’enseignant sur ces élèves est moins un jugement de fait qu’un jugement de valeur en ce sens qu’il ne saurait être totalement objectif et qu’au-delà de l’évaluation des travaux, des examens et des comportements, se cache toujours, qu’on le veuille ou non, une évaluation de la personne.

Méthodologie

Cette section présente succinctement les grandes lignes de notre méthodologie. Plus spécifiquement, elle précise qui étaient les sujets qui ont participé à cette recherche exploratoire, comment les données ont été recueillies et de quelle manière elles ont été analysées.

Sujets

Notre recherche a été réalisée dans un CFER en milieu urbain fréquenté par près d’une quarantaine d’élèves. Ce CFER étant un petit établissement, l’enseignement y est dispensé par quatre enseignants (trois femmes et un homme). Les trois enseignantes comptent parmi les fondatrices du centre. Tous proviennent du secteur de l’adaptation scolaire ou de l’orthopédagogie. Nous les avons rencontré tous les quatre.

Collecte et analyse des données

Les données ont été recueillies au moyen d’entrevues semi-structurées. Chaque enseignant a été rencontré deux fois. Ces rencontres ont eu lieu en février 2001 et duraient en moyenne une heure trente.

Les entrevues ont été soumises à une analyse de type qualitatif à l’aide du logiciel N’VIVO. Cette analyse a pris la forme d’un codage des données et d’une thématisation. Nous avons procédé à une validation du codage. Ainsi, sur 20 % du corpus codé, les deux chercheurs et un assistant de recherche ont procédé à une vérification afin d’en arriver à un accord inter-juge d’au moins 80 %. Nous avons pris deux mesures de cet accord. La première a donné un score de 83 % de concordance dans le codage. À la deuxième mesure, nous avons obtenu un accord de 89 %.

Quelques précisions s’imposent sur la nature de ce que nous fournissent les contenus d’entrevues. Si savoir c’est d’abord croire, puis croire que quelque chose est vrai et, enfin, avoir de bonnes raisons de croire que quelque chose est vrai, le savoir existe donc à la triple condition de croyance, de véracité et d’argumentation (Martineau et Gauthier, 2000). Évidemment, les critères présidant à la définition de ce qui est digne d’être cru, de ce qui est vrai et de ce qu’est une argumentation recevable sont objets de débat et peuvent ainsi grandement varier d’un contexte à l’autre. Il n’en demeure pas moins qu’un savoir professionnel sera un savoir argumenté rationnellement, dans la mesure où la rationalité peut faire l’objet d’une certaine forme de consensus permettant le dialogue. Dans le cadre de cette analyse, le discours des enseignants était donc à la base de notre identification des savoirs en jeu. Les savoirs analysés se réfèrent à ceux que nous avons identifiés dans le cadre théorique précédemment élaboré.

Résultats et interprétation

Cette section présente les résultats de notre recherche et leur interprétation. Elle se divise en cinq sous-sections qui reprennent globalement les dimensions les plus saillantes de notre analyse : savoir d’expérience, travail aux dimensions multiples, tâches diverses et entrelacées, capacité d’adaptation et normativité. Ces dimensions, issues des travaux sur le travail enseignant, sont propres à toute situation d’enseignement en contexte scolaire. Il s’agit donc moins ici de faire ressortir ce qui est unique aux enseignants d’un CFER que de comprendre leur manière propre de vivre et d’exprimer ces dimensions de leur travail.

Prégnance du savoir d’expérience

Le discours des quatre enseignants[1] du CFER fait clairement ressortir l’importance primordiale du savoir d’expérience dans la définition de leur compétence et dans leur identité professionnelle. Si les savoirs généraux liés à l’enseignement sont nécessaires, enseigner dans un CFER ne s’apprend pas « sur les bancs d’école » (Antoine), cela ne peut venir que d’une « expérience concrète des élèves » et de la vie d’un CFER (Suzanne). Les CFER « sont comme une sorte de famille avec ses habitudes spécifiques » (Suzanne). Jacqueline précise : « Quand tu arrives ici [dans un CFER], tu dois te mettre sur le mode de réapprendre ton métier […] c’est ça qui fait que nous ne sommes pas des enseignants tout à fait comme les autres. » On verra plus loin que les tâches et les rôles spécifiques que doivent endosser ces enseignants semblent être des facteurs importants dans cette valorisation du savoir d’expérience et cette identité professionnelle distincte de celle des « enseignants des écoles ordinaires » (Antoine).

Un travail aux multiples dimensions

Dimension cognitive

Le travail des enseignants du CFER étudié comporte une dimension cognitive. Toutefois, la compréhension de la matière enseignée est somme toute secondaire pour ces enseignants, en raison de la nature même des apprentissages visés. La maîtrise de la matière ne figure donc pas au chapitre des compétences très importantes pour les quatre enseignants du CFER. « Je n’utilise pas des choses très, très poussées » (Suzanne). Par ailleurs, l’une des enseignantes, Jacqueline, soulève l’importance de la culture générale pour aider les jeunes à comprendre l’actualité :

J’anime le journal. Donc, les élèves lisent les articles. Ça t’amène plein de culture générale. […] Parce que si on te parle du conflit Palestine/Israël, ça veut dire que moi, Jacqueline, je vais aller me documenter pour comprendre le conflit, pour pouvoir vulgariser ça aux élèves.

L’accent moindre mis sur la compréhension de la matière au sens strict s’explique en partie par l’attention consacrée au développement d’attitudes et de comportements. « Notre but, c’est de développer des attitudes et comportements pour qu’ils soient des bons travailleurs puis qu’ils fonctionnent dans la société » (Jacqueline).

Quant à la transformation du contenu et à l’action en classe, celles-ci occupent pour leur part une place de choix dans le discours des enseignants du CFER. En effet, comme l’a d’ailleurs évoqué Jacqueline dans un extrait présenté précédemment, il est essentiel de vulgariser pour que les jeunes puissent réaliser les apprentissages souhaités. Cette préoccupation se traduit en particulier par le choix des contenus qui sont abordés : préparation d’un curriculum vitae et lettre de présentation, budget, planification de l’achat d’une automobile, calcul des taux d’intérêt, etc. « Le programme étant différent, ici on leur apprend à faire un budget, on leur apprend quelles sont les lois du travail, c’est quoi les normes du travail, c’est quoi la CSST, c’est quoi un syndicat » (Antoine).

L’une des priorités des enseignants semble être de mettre en place une « pédagogie du concret ». Cette expression est fréquemment utilisée dans le discours des enseignants pour décrire ce qu’ils font. Conséquemment, des tâches signifiantes et utiles aux yeux des enseignants sont proposées aux élèves. Régulièrement, il ressort de leur discours que de nombreux exemples tirés de leur vie personnelle ou de celle de leurs proches sont fournis aux élèves afin de les aider à comprendre.

Avant de dire : « vous prenez la page 2 et on commence à lire », je vais vous faire un petit jeu de rôle. Si, par exemple, on est dans le module CSST, bien là, je peux faire mon show, comme ils disent ; je peux rentrer dans la classe en boitant. Puis là, je leur raconte une histoire comme ça, pour en venir à la CSST. « Est-ce que vous connaissez la CSST et tout ça ? Qu’est-ce qui aurait pu m’arriver ? Qu’est-ce qui va m’arriver si je dois m’absenter ? » (Suzanne)

La pédagogie mise en place est aussi, toujours selon les dires des enseignants, grandement axée sur la discussion autour de diverses thématiques près du vécu des élèves. Plutôt que des activités d’apprentissage longues soient proposées aux jeunes, plusieurs activités variées et de courte durée leur sont suggérées. Les élèves ont diverses tâches à réaliser et ils les effectuent généralement seuls, mais sous la supervision étroite des enseignants.

Enseigner pour que les élèves puissent réutiliser ce qu’ils apprennent occupe aussi une place importante dans le discours des enseignants. Tel que mentionné, ils misent sur les apprentissages pratiques que les élèves pourront réutiliser tant dans leur vie personnelle, actuelle ou future, que dans leur vie professionnelle. Constamment, des liens explicites sont établis par les enseignants entre les nouvelles connaissances et les situations dans lesquelles les élèves vont probablement recourir à ces connaissances. Des conférenciers invités assument également ce rôle.

Il semble que le fait de fonctionner en tâche globale soit vu, par les enseignants, comme une occasion privilégiée de poser un regard critique sur leur enseignement et sur son contenu. Tel qu’en rend compte Jacqueline : « Le prof CFER, c’est quelqu’un qui adore travailler en équipe, qui partage beaucoup. C’est un prof qui a la capacité de dire, mais en même temps la capacité de recevoir. » Devant les difficultés à faire apprendre aux élèves le message de la caravane, Antoine tient les propos suivants : « On a essayé plein de moyens, mais c’est excessivement difficile cette année. On est en réflexion sur le processus… Comment ça se passe ? Pourquoi ça ne marche pas cette année ? » Les enseignants rencontrés semblent donc en constante interrogation sur leurs pratiques, attitude apparemment générée en bonne partie par le contexte de travail en équipe.

Dimension affective

La dimension affective constitue, pour les enseignants du CFER rencontrés, une facette particulièrement importante de leur travail, davantage d’ailleurs que s’ils enseignaient au secteur régulier, ou même auprès d’élèves en adaptation scolaire qui fréquentent une école plus traditionnelle. Enseigner dans un CFER est unanimement reconnu comme nécessitant non pas une implication, mais un engagement :

Quand on arrive dans un CFER, on croit au programme, on croit aux valeurs. Je vais donner mon temps, je ne m’occupe pas de la partie syndicale, je ne compte pas mes heures, je m’investis. La tâche globale, c’est autant en classe qu’en atelier. Je participe à toutes les décisions, à la direction, c’est de la gestion participative. […] Les profs vont sortir avec la caravane la fin de semaine… C’est l’engagement total. […] On ne peut pas juste s’impliquer, je dis on s’engage totalement (Jacqueline).

Il faut avoir de solides convictions pour enseigner dans un CFER. Deux de ces convictions occupent une place de choix dans le discours des enseignants : croire en l’éducabilité de ces jeunes et croire qu’ils peuvent apporter quelque chose à la société. Ces convictions leur servent notamment de moteur en période de crise ou de remise en question.

Une autre caractéristique consensuelle relative aux savoirs et compétences des enseignants a trait à l’importance accordée au travail social et à la psychologie de l’adolescent. Une connaissance approfondie des jeunes, au sens large, mais aussi des jeunes à qui ils enseignent en particulier, semble essentielle pour rejoindre les élèves. Connaître leur monde, leur culture. Une attitude d’ouverture, d’accueil à la différence plutôt que de jugement semble donc indispensable pour créer une relation de confiance avec eux. Par ailleurs, enseigner dans un CFER, c’est être disposé à conseiller, à aider, voire à consoler un jeune qui vit un événement difficile.

Dimension interactive

La troisième dimension du travail enseignant que nous avons présentée dans notre cadre d’analyse est de l’ordre de l’interaction, tant avec les élèves qu’avec les collègues.

Le rapport aux élèves occupe la première place dans le discours des enseignants. L’action auprès d’eux définit de manière primordiale la représentation de soi comme professionnel. Ce sont « des élèves qui ont subi de nombreux échecs » (Antoine), « des jeunes laissés-pour-compte » (Antoine à nouveau) et qui, par conséquent, ont besoin d’un soutien affectif particulier. Une relation de confiance doit s’établir entre l’enseignant et les élèves. Comme il a déjà été mentionné plus haut, les enseignants insistent sur l’importance de croire en l’éducabilité des jeunes. Il faut être « engagé » auprès d’eux et avoir une attitude d’ouverture bienveillante. La capacité « à faire la classe passe par notre capacité à interagir intelligemment avec nos jeunes » (Colette).

Le raisonnement semble donc être le suivant : les élèves que nous éduquons sont des démunis (affectivement, socialement, voire psychologiquement), une intervention tournée principalement vers l’instruction (la transmission de la matière) sera inefficace et perpétuera leurs « handicaps »… il faut donc avant tout mettre l’accent sur la valorisation de l’estime de soi chez l’élève, et cela n’est possible que dans la mesure où l’enseignant « s’engage » pleinement dans son travail et croit « dur comme fer en la possibilité de faire quelque chose avec ces jeunes » (Suzanne).

En ce sens, les enseignants du CFER s’entendent pour affirmer que l’essentiel de leur travail porte moins sur la planification des leçons que sur l’interaction continue avec les élèves. Cela se vérifie notamment dans la double structure classe/entreprise où les enseignants sont, pour chacune des structures, en présence des élèves. Le fait que les CFER soient de petites écoles ne comptant qu’environ une quarantaine d’élèves favorise assurément l’établissement de relations significatives entre enseignants et élèves. La mission des CFER n’étant pas seulement d’outiller les jeunes sur le plan des compétences professionnelles, mais aussi de rehausser leur estime de soi, les enseignants disent porter une attention particulière à leur relation avec les jeunes. « C’est pour eux ici un refuge, c’est un milieu social, il s’y crée des liens » (Antoine).

Le travail en équipe s’avère un autre élément de définition capital pour les enseignants rencontrés. Et en cela, ils semblent se distinguer des enseignants dans les écoles dites « standard », où le métier est avant tout une pratique en solitaire (Altet, 1994 ; Barlow, 1999 ; Durand, 1996 ; Felouzis, 1997 ; Gauthier et al., 1997 ; Hannoun, 1996 ; Tardif et Lessard, 1999). « La philosophie CFER, c’est d’abord la tâche globale, c’est-à-dire le travail d’équipe… Puis, plus que le travail d’équipe, c’est le partage des valeurs communes, c’est le travail ensemble partout, tout le temps » (Colette). Jacqueline va dans le même sens : « La force d’un CFER, c’est d’abord l’équipe. » Dans un CFER, il n’y pas de place pour l’individualisme : « C’est un chandail de laine tricoté serré, puis il n’y a pas une petite maille qui dépasse » (Jacqueline). L’équipe apparaît ici non seulement comme l’outil nécessaire à une intervention efficace auprès des jeunes, mais aussi comme la condition pour « passer au travers », étant entendu qu’oeuvrer auprès d’élèves éprouvant de graves difficultés représente un défi constant et épuisant, tant physiquement que psychologiquement. Par conséquent, pour être accepté dans le CFER, il faut être en mesure de s’intégrer à l’équipe et d’en accepter les modes de fonctionnement.

Quelles que soient les dimensions du travail (cognitive, affective ou interactive) abordées dans le discours des enseignants, il apparaît que les savoirs et les compétences présentant pour eux une réelle légitimité ne peuvent provenir que de l’expérience « sur le terrain ». En cela, nos données confirment ce qu’il est courant de lire dans les recherches menées auprès des enseignants tant au Québec qu’en France, pour ne parler que de ces deux pays francophones (Tardif et Lessard, 1999 ; Blanchard-Laville et Nadot, 2000). Pour les quatre enseignants du CFER, il ne fait nul doute que leurs savoirs et leurs compétences à intervenir efficacement auprès de jeunes éprouvant de graves difficultés d’apprentissage sont issus de leurs expériences. Pour certains, ces expériences ont été vécues dans le milieu scolaire alors que, pour d’autres, il s’agit d’autres expériences professionnelles axées sur la relation d’aide, sur le soutien « aux démunis ». Ainsi, à la question de savoir où ils ont acquis leur bagage pour enseigner au CFER, Colette répond : « Sûrement pas le bac… » Jacqueline, elle, insiste sur ses expériences de suppléance, alors qu’elle était encore en insertion professionnelle. Antoine, lui, fait référence à ses expériences « dans une shop », durant la saison estivale, où il a été amené à côtoyer des gens qui partageaient une culture semblable à celle que véhiculent les jeunes des CFER.

Apprendre à enseigner dans un CFER se fait donc essentiellement sur le mode artisanal. Au fil des années (rappelons que le réseau des CFER existe depuis plus de dix ans), une sorte de tradition pédagogique s’est toutefois constituée, une manière propre d’organiser la vie des classes et des écoles à l’intérieur du réseau. Chaque CFER présente toutefois ses particularités à cet égard. Ainsi, chaque équipe enseignante se construit un capital de savoirs et de compétences issus de l’expérience individuelle et collective : « Notre manière de faire les choses » (Suzanne).

Un travail aux tâches diverses et entrelacées

Comme les enseignants qui travaillent dans d’autres institutions scolaires, les enseignants des CFER doivent assumer diverses tâches périphériques à l’enseignement, telles la surveillance, la correction, etc. Enseigner dans un CFER, c’est être enseignant d’abord et avant tout. Mais il y a plus… Ce plus est rendu nécessaire par le mode de fonctionnement de l’institution et par la nature de la population desservie.

Puisque intervenir dans un CFER amène les enseignants à assumer une multitude de fonctions, la polyvalence ressort comme une compétence devant absolument être maîtrisée. « Il n’y a pas simplement la livraison d’une matière en classe, mais il y a tout le vécu avec le jeune, tout le vécu avec l’entreprise et le vécu avec le conseil d’administration. Alors voilà la différence de base entre un CFER et une école dite normale » (Suzanne). Dans leur discours, les enseignants rencontrés associent les tâches variées et entrelacées – propres à l’enseignement en général et plus particulièrement au travail dans les CFER – à des rôles spécifiques à assumer. À titre d’exemple, au cours d’une même journée, un enseignant d’un CFER peut passer du rôle de psychologue ou de travailleur social à celui d’enseignant, puis à celui de superviseur d’atelier en entreprise.

Les enseignants doivent aussi assumer certaines fonctions de gestion, avec le personnel de l’entreprise, ou avec les firmes avec lesquelles les CFER transigent pour l’achat des produits à recycler et la vente des produits recyclés. Bref, il faut pouvoir en faire beaucoup et passer rapidement d’un rôle à l’autre. Alors que certaines fonctions correspondent à l’image qu’ils se faisaient de celles que devait assumer un enseignant, d’autres, jouées particulièrement dans le milieu de l’entreprise, s’en éloignent considérablement.

Une partie de l’identité professionnelle des enseignants semble se nourrir de la dimension entrepreneuriale des CFER, c’est-à-dire que les enseignants ne se considèrent pas comme des enseignants « ordinaires » ni « juste comme des enseignants », mais qu’ils se conçoivent plutôt comme des enseignants-entrepreneurs. « Dans la philosophie CFER, un prof qui est engagé, c’est un entrepreneur. Donc, c’est à lui à prendre les décisions » (Colette). Cependant, le terme « enseignant » doit impérativement précéder celui d’entrepreneur au risque, selon eux, de dénaturer dangereusement ce qu’est un CFER, lequel est avant tout un établissement scolaire. La variété des tâches (être enseignant, entrepreneur, travailleur social, psychologue, etc.) est toutefois perçue moins comme un surcroît de travail que comme un élément de valorisation professionnelle.

Pour l’essentiel, il ressort que les tâches de l’enseignant d’un CFER semblent se construire autour de quatre rôles : 1) le rôle de pédagogue, qui correspond à l’enseignement, à la tâche de structuration de la matière à enseigner, à la gestion de classe, mais aussi au fait d’agir en tant que professionnel de la pédagogie auprès du conseil d’administration afin que la fonction éducative du CFER ne glisse pas derrière celle de l’entreprise, etc. ; 2) le rôle de travailleur social, qui renvoie à l’écoute des élèves et à l’aide qu’on leur apporte, notamment lorsqu’ils vivent des problèmes de délinquance, de toxicomanie, etc. ; 3) le rôle de technicien, qui porte sur le travail en atelier, c’est-à-dire sur tout ce qui concerne la formation pratique des élèves dans l’entreprise ; 4) le rôle d’entrepreneur, qui fait référence à l’implication dans la production et les destinées de l’entreprise (par exemple, assurer sa bonne marche et sa rentabilité).

Ces quatre rôles paraissent s’intégrer relativement harmonieusement dans le discours tenu par les enseignants. Bien que la cohabitation puisse entraîner des dilemmes (par exemple, le pédagogue ne doit pas prendre le pas sur le travailleur social, tout comme l’entrepreneur ne peut prévaloir sur le pédagogue), elle ne semble pas poser problème, mais paraît plutôt faire partie intégrante de ce qui distingue un enseignant d’un CFER d’un enseignant « ordinaire ». Cependant, cette cohabitation en tension est l’objet de constants réajustements de manière à s’assurer que l’on ne dévie pas de la mission de l’établissement. À l’évidence, les enseignants retirent une grande fierté de posséder ces traits distinctifs.

Un travail requérant une capacité d’adaptation

Enseigner, on le sait, plusieurs auteurs l’ont fréquemment affirmé (Perrenoud, 1996 ; Meirieu, 1987, 1996 ; Durand, 1996 ; Tochon, 1993a ; Martineau, 1997), exige une bonne dose de capacité adaptative. Le travail dans un CFER semble également se conjuguer sous le mode de la constante adaptation. Ce fait peut s’expliquer par différents facteurs.

Premièrement, bien que formés en adaptation scolaire, aucun des enseignants n’a reçu au préalable une formation spécifique pour enseigner dans un CFER. Ils doivent donc s’adapter à un nouveau contexte de travail et aux nouvelles tâches et obligations que nous avons décrites plus haut. Deuxièmement, la population étudiante présente souvent des comportements plus ou moins imprévisibles et obligent ainsi chaque praticien à s’adapter. « Ils sont pas stables, en ce sens où ils arrivent le matin, ils s’installent et tout, et il y en a une qui peut, entre guillemets, péter la coche, parce que ça arrive, même en deuxième année de formation » (Suzanne). Dans le même esprit, que faire lorsqu’un élève se présente en classe sous l’effet de la drogue et se montre agressif, par exemple ? Comment réagir lorsqu’un élève vous apprend qu’il n’y a plus rien à manger à la maison et que c’est pour cela qu’il est moins attentif en classe ? Mais encore, la capacité d’adaptation requise pour intervenir auprès des élèves ne concerne pas seulement les problématiques sociales que vivent ces jeunes, elle est aussi sollicitée en raison de leurs difficultés d’apprentissage. Il faut, en effet, inventer des trésors de stratégies afin de garder les élèves éveillés et attentifs et de s’assurer qu’ils comprennent bien les consignes et les explications. Troisièmement, les enseignants sont tenus de s’adapter parce que, travaillant en tâche globale, ils expérimentent un mode de fonctionnement qui n’est pas coutumier dans les écoles standards (Tardif et Presseau, 1998 ; Gauthier et al., 1997) et qui place chacun dans la situation de rendre compte de ses actions au risque de devoir les modifier en tenant compte des avis des collègues.

En somme, de nouvelles responsabilités (notamment celles liées à la fonction entreprise du CFER), une population étudiante « problématique » et un mode de fonctionnement collégial où l’on oeuvre sous le regard constant des collègues, voilà autant de facteurs qui concourent à faire des CFER des établissements qui exigent une excellente capacité d’adaptation. En ce sens, avant d’être compétence professionnelle, cette capacité d’adaptation apparaît comme une exigence du métier liée au contexte de travail.

Un travail à caractère normatif

Étant donné l’orientation particulière des CFER et les valeurs relatives à l’environnement, à la récupération et au recyclage que ces centres tentent de véhiculer, certains enseignants considèrent extrêmement important que ceux qui oeuvrent dans les CFER partagent ces valeurs et les appliquent dans leur vie. C’est le cas de Suzanne, qui s’exprime ainsi : « Je suis très, très, très écolo au départ […] Je pense qu’il faut croire à la récupération aussi. […] Il faut croire aux jeunes, il faut croire en notre génération, mais avec une Terre toute démolie, ça ne marchera pas. »

Mais le respect de l’environnement n’est pas la seule valeur que tentent d’inculquer les enseignants du CFER. La valorisation du travail est également omniprésente dans leur discours, lequel permettra vraisemblablement aux jeunes de devenir des citoyens engagés. Dans cette veine, les élèves sont amenés à faire des choix de vie, comme en rend compte ce témoignage de Jacqueline :

C’est un processus en première année de t’amener à te voir dans un miroir et à te faire choisir qu’est-ce que tu veux. T’arrives à la croisée des chemins… Tu te motives, tu embarques puis tu t’en vas sur le marché du travail, puis tu collabores à la vie en société, ou bien c’est l’autre… (Jacqueline)

Colette précise : « S’ils sont capables de se prendre en main au lieu d’être au crochet de la société, ça ce serait mon grand rêve. » Antoine, pour sa part, insiste sur d’autres valeurs relatives au travail : « la ponctualité, l’assiduité, l’effort, l’endurance, le rendement, la capacité d’écoute, la rigueur, l’autonomie, le sens du service ».

La volonté des enseignants d’amener leurs élèves à aimer le travail qu’ils ont à faire et à le réaliser le mieux possible ne se fait toutefois pas au détriment de l’amour et du respect de soi qu’ils cherchent aussi à inculquer aux jeunes. Par exemple, on amène les élèves à prendre conscience non seulement de leurs obligations, mais aussi de leurs droits, comme, entre autres, le droit de refuser de faire un travail dangereux. De même, il importe aux enseignants du CFER que les élèves développent un esprit critique, comme en fait foi cet extrait d’un entretien avec Jacqueline : « Je veux qu’ils comprennent et qu’ils développent un esprit critique. C’est pas parce que c’est écrit que c’est vrai. » En somme, tout le travail des enseignants apparaît comme imprégné par des valeurs qui guident leurs actions auprès des jeunes.

Conclusion

À l’instar de ce que rapportent les innombrables recherches sur le travail enseignant, les quatre praticiens qui oeuvrent dans le CFER que nous avons visité privilégient le savoir d’expérience comme fondement de leur pratique et définissent leur métier avant tout à partir de leur interaction avec les élèves. À l’image des enseignants dans la plupart des écoles, c’est donc l’expérience concrète auprès des jeunes qui fournit le terreau sur lequel se construit leur professionnalité (Tardif et Lessard, 1999).

On doit aussi noter que ces enseignants d’un CFER tiennent un discours fondamentalement convergent quant aux savoirs et compétences nécessaires pour oeuvrer dans ce type d’établissement. De la même manière, leur représentation de leurs tâches ainsi que les grandes finalités qu’ils poursuivent vont essentiellement dans le même sens. Ce discours consensuel prend sa source dans l’adhésion à une philosophie commune (celle du Réseau québécois des CFER), dans une situation de travail caractérisée par l’intervention auprès d’une population particulière aux besoins spécifiques, ainsi que dans une organisation pédagogique en équipe où la mise en commun est non seulement une habitude, mais une exigence.

En somme, c’est moins dans leur manière générale de définir le travail enseignant que dans les exigences spécifiques auxquelles ils font face que ces enseignants se distinguent. Placés dans un contexte de travail qui présente des particularités (école-entreprise, alternance classe/atelier, fonctionnement en tâche globale, clientèle éprouvant de grandes difficultés scolaires), les praticiens du CFER semblent avoir développé une manière qui leur est propre d’exercer leur métier et de se définir comme professionnels de l’enseignement. Il va sans dire toutefois que cette recherche est exploratoire et ne porte que sur l’équipe enseignante d’un seul établissement. En ce sens, son mérite est non pas de mettre au jour des certitudes quant à la spécificité du travail dans un CFER, mais plutôt d’établir des pistes pour des recherches ultérieures.