Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 21, Number 1, Spring 2020 Musique et oppression : contextes européens. Autour de Mozart en Autriche annexée Guest-edited by Marie-Hélène Benoit-Otis
Table of contents (11 articles)
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Éditorial (et note de la direction de la revue)
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Mozart au service du Grand Reich. Instrumentalisations politiques et mises en scène nazies en Autriche annexée, 1938-1945
Marie-Hélène Benoit-Otis and Julie Delisle
pp. 11–32
AbstractFR:
Cet article propose une analyse diachronique des différentes stratégies par lesquelles les autorités nazies ont instrumentalisé Mozart en Autriche annexée, de l’Anschluss (1938) à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945). Basée sur une recension systématique des articles et annonces d’événements consacrés à Mozart dans les pages de l’édition viennoise du Völkischer Beobachter, le journal officiel du parti nazi, cette étude montre comment le discours de propagande entourant Mozart a été constamment adapté au contexte politique et militaire pendant toute la période considérée, qu’il s’agisse d’appuyer l’entreprise militaire nazie, de célébrer l’expansion du Reich ou de divertir une population éprouvée par la guerre. Si, au moment de l’annexion de l’Autriche et dans les premières années de la guerre, Mozart a surtout servi de support à un discours exaltant la grandeur du Reich allemand, les revers de la Wehrmacht sur le front de l’Est en 1942-1943 s’accompagnent d’une rhétorique mozartienne davantage axée sur la valorisation de l’effort de guerre, la résilience et le pouvoir consolateur de la musique. Cette dernière notion devient dominante à l’approche de la défaite nazie en 1944-1945, alors que la propagande culturelle entourant Mozart met de l’avant l’idée consolatrice que l’art et l’esprit allemand sont immortels et plus forts que tout.
EN:
This article provides a diachronic analysis of the various strategies by which the Nazi authorities instrumentalized Mozart in annexed Austria, from the Anschluss (1938) to the end of the Second World War (1945). Based on a systematic review of articles and event announcements about Mozart in the pages of the Vienna edition of the official newspaper of the Nazi party, the Völkischer Beobachter, this study shows how propaganda discourse surrounding Mozart was constantly being adapted to the political and military context throughout the period in question, whether in support of the Nazi military enterprise, in celebration of the expansion of the Reich, or in order to entertain a war-torn population. Though at the time of Austria’s annexation and in the early years of the war Mozart was used above all as a support for discourse exalting the greatness of the German Reich, the setbacks of the Wehrmacht on the Eastern Front in 1942-1943 were accompanied by a Mozartian rhetoric more centred on the valorization of the war effort, resilience, and the soothing power of music. The latter idea became dominant in the run-up to the Nazi defeat in 1944-1945, when the cultural propaganda surrounding Mozart put forward the soothing notion that German art and spirit were immortal and stronger than anything.
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Rendre au Reich ce qui appartient à Dieu. La musique religieuse de Mozart en Autriche annexée
Sebastián Rodríguez Mayén
pp. 33–47
AbstractFR:
La musique religieuse pendant le Troisième Reich (1933-1945) reste un sujet fascinant. Michael H. Kater dans The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich (1997) laisse entrevoir comment les artistes de l’époque, qu’ils soient compositeurs ou interprètes, se sont accommodés dans le régime. Pourtant la situation de la musique religieuse des compositeurs allemands historiques, très prisés par le régime comme des modèles à suivre et à défendre, demeure inconnue. Le présent article, en se servant de l’exemple de la musique religieuse de Mozart, expose comment le régime nazi s’est servi de cette musique et l’a adaptée en vue de sa présentation dans un contexte purement profane, et ce, dans une campagne d’instrumentalisation laïque de la religion. Ceci était particulièrement intéressant en Autriche, pays profondément catholique où, peu avant l’annexion par les Allemands, le régime austrofasciste (1934-1938) tentait de centrer la culture sur le catholicisme (Pyrah 2011). L’étude de la musique religieuse de Mozart affichée dans les journaux ainsi que dans les archives des orchestres, des salles de concerts et des festivals permet de voir ce passage entre un usage purement religieux vers un usage plus profane, donc digne de l’art allemand tel que pensé par les autorités nazies.
EN:
Religious music during the Third Reich (1933-1945) remains a fascinating topic. In The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich (1997), Michael H. Kater provides a glimpse into how the artists of the time, whether composers or performers, adjusted to the regime. Yet for the religious music of historical German composers, who were highly valued by the regime as models to be followed and championed, the situation remains unknown. By taking Mozart’s religious music as an example, this article shows how the Nazi regime used this music and adapted it for presentation in a purely non-religious context, in a secular campaign that instrumentalized religion. This was especially interesting in Austria, a profoundly Catholic country where just prior to be annexed by the Germans, the Austrofascist regime (1934-1938) attempted to focus culture on Catholicism (Pyrah 2011). The study of Mozart’s religious music as displayed in newspapers as well as in the archives of orchestras, concert halls, and festivals allows us to observe the transition from a purely religious use to one that is more secular and thus worthy of German art as thought by Nazi authorities.
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« La métropole de l’Art au nom de Mozart ». Mozart et le Festival de Salzbourg dans la tourmente politique (1921-1944)
Béatrice Cadrin
pp. 49–61
AbstractFR:
Les débuts du Festival de Salzbourg, établi dans la ville natale de Mozart, s’inscrivent dans le contexte des bouleversements sociopolitiques de la première moitié du xxe siècle. Conçu par ses fondateurs dans un esprit rassembleur, le festival a ensuite été utilisé par les différents régimes comme vecteur de leur propre propagande. Étant donné les liens étroits qu’entretient le festival avec la musique de Mozart et l’instrumentalisation politique de cette dernière (en particulier sous le Troisième Reich), il convient de s’interroger sur les répercussions des changements de régime sur la programmation des oeuvres instrumentales et lyriques du compositeur dans le cadre du festival.
Les statistiques nécessaires à cette analyse ont été récoltées grâce à un dépouillement des archives de la programmation du Festival de Salzbourg disponibles en ligne. Il en résulte un portrait en trois parties correspondant aux trois régimes politiques en Autriche entre la fondation du festival au début des années 1920 et l’entrée des troupes américaines à Salzbourg au printemps 1945. À ce portrait vient s’ajouter une discussion comparative du discours sur Mozart dans la presse par le biais de deux textes du critique culturel Otto Kunz, le premier paru en 1931, soit avant l’arrivée au pouvoir des partis totalitaires en Autriche et en Allemagne, et le second en 1938, au moment de l’Anschluss. Cette comparaison fait ressortir le glissement qui se produit dans la façon d’aborder le personnage de Mozart et les tentatives de germanisation dont il fait l’objet.
À la lumière de ce travail, il apparaît qu’alors que le discours entourant Mozart a été modulé selon les objectifs politiques du moment, ces changements se reflètent peu dans la programmation de ses oeuvres. Cependant, la plongée dans les archives de programmation du festival permet de faire ressortir un décalage entre l’attachement des musiciens salzbourgeois à leur génie local et l’image hétérogène projetée par les grands volets symphonique et lyrique du festival.
EN:
The beginnings of the Salzburg Festival, established in Mozart’s birthplace, took place against the backdrop of the sociopolitical upheavals of the first half of the 20th century. Conceived of by its founders in a spirit of unification, the festival was subsequently used by the various regimes as a vehicle for their own propaganda. Given the festival’s close ties to Mozart’s music and the latter’s political instrumentalization (especially under the Third Reich), it is worth considering how regime changes impacted the festival’s programming of the composer’s instrumental and operatic works.
The statistics required for this analysis were gathered from the Salzburg Festival’s online programming archives. The result is a portrait in three parts, corresponding to the three political regimes in Austria between the founding of the festival in the early 1920s and the entry of American troops into Salzburg in spring 1945. This portrait is complemented by a comparative discussion of the discourse on Mozart in the press, using two texts by the cultural critic Otto Kunz; the first was published in 1931 before the totalitarian parties came to power in Austria and Germany, and the second in 1938, at the time of the Anschluss. This comparison highlights the shift in the approach to the figure of Mozart, as well as the attempts to Germanize him.
In light of this work, it appears that while the discourse surrounding Mozart was modulated according to the political aims of the moment, these changes are scarcely reflected in the programming of his works. Yet, a look at the festival’s programming archives reveals a discrepancy between how attached Salzburg’s musicians were to their local genius and the heterogeneous image projected by the festival’s major symphonic and operatic components.
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L’imagerie de la Semaine Mozart du Reich allemand dans la presse illustrée de Berlin et de Vienne. Les reportages photo comme instruments de la propagande nazie
Elisabeth Otto
pp. 63–74
AbstractFR:
Si des recherches récentes ont permis de documenter l’utilisation de la figure de Mozart dans la propagande nazie (Levi 2010, Benoit-Otis et Quesney 2019), ces études sont demeurées centrées sur le discours politique du parti sans s’attarder en profondeur à la représentation visuelle des événements mettant en vedette le compositeur. Le présent article vise à combler cette lacune en examinant la propagande visuelle autour de la Semaine Mozart du Reich allemand de 1941, célébrant le 150e anniversaire de la mort du compositeur. L’analyse des reportages photo sur la Semaine Mozart parus dans la presse illustrée de Berlin et de Vienne avec des méthodes issues de l’histoire de l’art, des études des images (Bildwissenschaften) et des cultural studies, permet d’interroger l’efficacité comme outil de propagande visuelle ainsi que leur forme hybride, empruntant à la fois à la tradition journalistique des reportages et à la nouvelle force affective du cinéma.
EN:
While recent research has documented the use of Mozart in Nazi propaganda (Levi 2010, Benoit-Otis and Quesney 2019), these studies have remained focussed on the party’s political discourse without an in-depth look at the visual representation of the events featuring the composer. This article aims to bridge this gap by examining the visual propaganda surrounding the German Reich’s 1941 Mozart Week that celebrated the 150th anniversary of the composer’s death. Using methods drawn from art history, image study (Bildwissenschaften), and cultural studies, the analysis of the Mozart Week photoreports that appeared in the illustrated press of Berlin and Vienna makes it possible to question their effectiveness as a visual propaganda tool as well as their hybrid form, borrowing from both the journalistic reporting tradition and the new affective power of cinema.
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L’Anno verdiano et la Mozart-Jahr (1941). Célébrations musicales, mises en scène politiques et négociations identitaires
Gabrielle Prud’homme
pp. 75–92
AbstractFR:
Cet article porte sur les célébrations parallèles qui se sont déployées en 1941 pour commémorer le quarantième anniversaire du décès de Verdi en Italie fasciste et le 150e anniversaire du décès de Mozart en Allemagne nazie. Plus précisément, il propose d’explorer de manière comparative les implications politiques de chaque anniversaire, afin de mettre en lumière les nombreuses similitudes, mais également les divergences, qui émergent du rapprochement entre les festivités. À travers une reconstruction de la structure des célébrations et une analyse du discours qui en émane, cette étude entend poser un regard nouveau sur la manière dont les festivités ont été alignées sur les projets politiques et idéologiques fasciste et nazi. Elle vise par ailleurs à évaluer la manière dont les commémorations ont servi à faire de Verdi et de Mozart des représentations culturelles de la classe dirigeante, des véhicules pour assurer la cohésion nationale et conserver l’appui politique de la population en pleine guerre.
EN:
This article focuses on the celebrations that unfolded in 1941 to commemorate the fortieth anniversary of Verdi’s death in Fascist Italy and the 150th anniversary of Mozart’s death in Nazi Germany. More specifically, it seeks to explore the political implications of each anniversary in order to highlight the many similarities, but also the discrepancies, that emerged between the parallel festivities. By reconstructing the celebrations and analyzing the discourse that arose from these events, this study takes a closer look at the way in which the festivities responded to the political and ideological agendas of both dictators. It also aims to examine how the commemorations served to make Verdi and Mozart cultural representations of the ruling class, vehicles to ensure national cohesion and maintain political consent in the midst of war.
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Récupérer l’opéra sous le fascisme italien. Le cas de Turandot
Matilde Legault
pp. 93–104
AbstractFR:
Cet article porte sur la récupération politique de l’opéra Turandot (1926) du compositeur Giacomo Puccini (1858-1924) dans la propagande du régime fasciste de Benito Mussolini (1883-1945). Il porte sur la réappropriation du génie et du mythe entourant Puccini à la suite de son décès en 1924. Cette récupération politique et idéologique atteint son paroxysme plus particulièrement autour de la création de Turandot en avril 1926. Ce texte expose par ailleurs une observation des différentes caractéristiques de l’oeuvre qui ont pu signifier une certaine comparaison avec le régime mussolinien.
Il s’agit d’un premier article scientifique qui repose sur l’étude de la presse italienne et des revues culturelles de l’époque afin d’analyser la manipulation du discours entourant la figure de Puccini et l’exploitation de son statut de compositeur national dans le but de l’héroïser selon les idéaux fascistes.
Ultimement, le cas de l’opéra Turandot de Puccini expose et exacerbe la dichotomie entre tradition et modernité présente dans la propagande culturelle fasciste. Il démontre en outre comment la récupération idéologique de Puccini a ainsi favorisé un consensus populaire et une consolidation identitaire permettant de légitimer le pouvoir mussolinien. Dans un dernier ordre d’idées, la réception entourant la création de Turandot est une exemplification des effets de la rhétorique et des mécanismes culturels d’une hégémonie totalitaire dans la vie musicale d’une nation.
EN:
This article explores the political appropriation of Giacomo Puccini’s (1858–1924) final opera, Turandot (1926), in the Italian fascist propaganda of Benito Mussolini (1883-1945). It highlights the reinterpretation of the myth surrounding Puccini after his death in 1924 — particularly in the political and ideological use of Turandot after its premiere. This text sets out the aspects of the opera that may have represented a certain comparison with the values encouraged by Mussolini’s regime.
Based on a detailed study of the Italian press of the time and of cultural magazines controlled by the regime, this article analyzes the manipulation of the discourse surrounding Puccini’s image in fascist Italy. Party members exploited Puccini’s myth by insisting on his status as a national composer, his image as a man of the people, and his musical genius, considered as both universal and quintessentially Italian. Through this rhetoric, Puccini became a standard-bearer of fascist ideology, praised both as a composer of the great Italian opera tradition and as a highly modern creator.
Ultimately, the aim of this article is to understand how Puccini and his final opera were subjected to an ideological appropriation that legitimized fascist authority by fostering social consensus and establishing a strong Italian collective identity. Turandot’s reception exemplifies the effects of a totalitarian regime’s rhetoric and cultural mechanisms on the musical life of a nation.
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Réflexion autour de la propagande musicale. Le cas du régime franquiste vu à travers des publications récentes
Judy-Ann Desrosiers
pp. 105–115
AbstractFR:
Cet article présente une première synthèse en français de l’état des connaissances actuelles sur la propagande musicale franquiste entre 1940 et 1960, publiées majoritairement en espagnol et en anglais. La période choisie permet de s’intéresser à l’évolution qu’a connue la propagande franquiste dans le domaine musical entre le début des années 1940 et la fin des années 1950, passant de la promotion de l’unité nationale, basée sur une identité hispanique profonde, à la projection sur la scène internationale d’une image de paix et de normalité en Espagne. Après un survol des organes politiques chargés d’organiser la propagande sous le régime franquiste, divers cas de figure recensés dans la littérature récente sont discutés en faisant ressortir les caractéristiques communes entre ces manifestations. Cela permet de mettre en lumière trois mécanismes de propagande (la récupération, le détournement et la censure) et de développer une réflexion autour de l’importance d’un rapport de pouvoir dans la mise en place de la propagande.
EN:
This article presents a first synthesis in French of numerous publications on Francoist musical propaganda between 1940 and 1960 published mostly in Spanish and English. The time frame chosen for this study allows us to look at the evolution of Francoist propaganda from the early 1940s to the late 1950s, as the regime shifted from promoting national unity based on the idea of a Hispanic identity deeply rooted in the country to projecting an image of peace and normality in Spain at an international level. By reviewing the political institutions responsible for the organization of propaganda in Spain and examining various cases in the musical sphere, this study attempts to shed light on three propaganda mechanisms, namely recovery, hijacking, and censorship, and the importance of the exercise of a power relationship in the implementation of propaganda.
Comptes rendus
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Charlotte Ginot-Slacik et Michela Niccolai, Musiques dans l’Italie fasciste : 1922-1943, Paris, Fayard, 2019, 372 p. ISBN 978-2-2137-0497-5
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Élise Petit, Musique et politique en Allemagne, du iiie Reich à l’aube de la guerre froide, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2018, 393 p. ISBN 979-1-0231-0575-9
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Eric Fillion, Jazz libre et la révolution québécoise : Musique-action, 1967-1975, Saint-Joseph-du-Lac, Éditeur M, 2019, 197 p. ISBN 978-2-9249-2406-8