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La sérénité est un sentiment qui se distingue par son absence de violence et par la sobriété de ses manifestations sociales. Tout en étant une sensation positive qui se manifeste chez l’être humain, elle s’avère hautement personnelle et peu susceptible de bouleverser la personne qui la ressent ou d’attirer l’attention de quiconque en est témoin. La nature discrète même de la sérénité la rend parfois élusive : elle est souvent nommée ou mise en valeur par les gens qui en sont privés. L’absence ou la perte de la sérénité ou encore l’aspiration à celle-ci traduisent autant, sinon davantage, son importance que les mentions de sa présence. Elle apparaît donc facilement dans un contexte de quête.

Sénèque fait de la sérénité l’une des composantes de la « tranquillité de l’âme » : « Nous cherchons donc comment permettre à l’âme de suivre un cours toujours égal et favorable, d’être bienveillante envers elle-même, de contempler joyeusement ce qui lui est propre, de ne pas interrompre ce plaisir et [de] conserver sa sérénité sans jamais s’exalter ni se décourager. Ce sera cela, la tranquillité[1]. » La littérature associe facilement, entre autres, aux atmosphères, aux astres, aux aubes, aux crépuscules et aux ciels le sentiment de la sérénité[2]. Si nous nous tournons vers les dictionnaires généraux, les termes employés pour expliquer sa nature font référence au « calme », au « caractère non passionnel ». Dans son acception littéraire, le Petit Robert suggère qu’est sereine la personne « dont le calme provient d’une paix morale qui n’est pas troublée », que le terme désigne ce qui est « pur et calme[3] ». Dans tous les cas, cette sérénité est le contraire de l’« agitation », de l’« émotion », de ce qui est « inquiet, tourmenté [et] troublé[4] ».

Compte tenu de la mission des tribunaux qui consiste à « trancher les litiges dont ils sont saisis[5] », la sérénité n’apparaît peut-être pas immédiatement comme le sentiment prééminent de ce qui a parfois été décrit comme l’« arène » judiciaire. Cette dernière approche rejoint la perception dominante concernant le droit judiciaire et repose sur l’aspect contradictoire du système judiciaire, qui caractérise tant la preuve que la procédure civile[6]. Cependant, le discours sur l’élément contradictoire en procédure civile évolue, surtout depuis la fin du xxe siècle, et tend vers une certaine atténuation de cette image, sans pour autant modifier le paradigme fondamental du système judiciaire canadien et québécois[7]. La « recherche de solutions » élargit le nombre d’options ouvertes aux parties, et ces possibilités s’ajoutent au procès contradictoire : le rôle des avocats et des avocates ainsi que des magistrats, sans oublier la perception sociale de celui-ci, doivent se transformer pour tenir compte de cette situation[8]. Par ailleurs, une conception contradictoire de l’instance judiciaire qui se traduit par la présentation de thèses opposées peut se conjuguer, dans l’absolu, avec une recherche d’harmonie dans la résolution du conflit. Tant la procédure civile que le système judiciaire participent à cette quête de sérénité. Nous voulons donc, dans le présent texte, examiner le rapport complexe qui s’établit entre procédure civile, droit judiciaire et sérénité.

Notre étude est nécessairement exploratoire et impressionniste, appelée éventuellement à être approfondie et complétée[9]. Dans un premier temps, notre réflexion s’est construite autour d’une tentative de dégager les traits préliminaires d’un discours sur la sérénité. Nous nous limiterons ici à la parole judiciaire, c’est-à-dire à celle qui est accessible à travers la jurisprudence. Ainsi, nous ne proposerons pas un panorama complet et définitif de la présence ou de l’apport de la sérénité en droit judiciaire. Aux fins de notre texte, nous avons plutôt choisi de retenir un petit nombre de décisions et d’arrêts en matière civile dans lesquels le terme « sérénité » figure en rapport avec la procédure civile ou le droit judiciaire.

Par ailleurs, certaines de ces mentions, qui pourraient documenter d’autres aspects de la question, ne font pas partie de notre réflexion. Parmi les jugements retenus, nous avons privilégié les décisions qui mentionnaient plus ou moins explicitement la sérénité en rapport avec les buts ou les effets de la procédure civile ou du système judiciaire. Ainsi, les décisions étudiées ci-dessous alliaient la référence à la sérénité à celle d’un objectif lié au procès civil, objectif qui a pu ou non être atteint, ou demeurant encore à atteindre. Nous avons aussi isolé quelques décisions illustrant des cas où les auteurs ont employé ce mot d’une manière qui permettait de déceler ou de déduire leurs sentiments, par l’entremise d’une interprétation du texte. Par conséquent, nous n’avons pas cherché à rendre compte, par notre échantillon, d’une manière statistique de la présence ou de la nature du sentiment de sérénité dans le travail des tribunaux ou dans l’administration de la justice. Nous n’avons pas tenté d’évaluer précisément la manière dont il est ressenti ou verbalisé par les acteurs visés, voire parfois par les parties, sauf lorsque les jugements le laissent entrevoir partiellement. Notre échantillon ne nous a pas permis non plus d’établir la prévalence ou la distribution du terme « sérénité » ou de termes associés (« serein », « sereine ») dans le discours judiciaire, car tel n’était pas notre but aux fins de notre texte[10]. Nous voulions plutôt déterminer la façon dont la « sérénité » est exprimée en matière judiciaire.

Notre démarche nous a amenée, dans un second temps, à nous interroger sur la place de la sérénité dans la procédure civile du xxie siècle, plus précisément. Est-il envisageable de l’approcher comme un sentiment ou, de façon concomitante ou alternative, prend-elle un rôle plus large de « valeur » ? Si tel est le cas, quelle en est ou en serait l’incidence sur la compréhension de la sérénité ? En effet, la philosophie ou l’esprit du nouveau Code de procédure civile[11] s’appuie désormais explicitement sur des principes directeurs et sur des valeurs. Dès 2001, le Comité de révision de la procédure civile écrivait ceci : « Une telle codification, malgré son caractère technique, intègre des valeurs de justice répondant à des objectifs sociaux. Toute codification est fondée sur des principes qui traduisent ces valeurs. La révision de l’ensemble des règles de la procédure civile offre une occasion privilégiée de les énoncer[12]. » Cette précision annonçait la reconnaissance formelle, aujourd’hui réalisée, de principes directeurs et de valeurs dans des articles précis ou dans la disposition préliminaire du Code. Pourtant, tous les principes et toutes les valeurs qui sous-tendent la procédure civile n’ont pas trouvé place dans le Code. Qu’en serait-il alors de la sérénité ? Une hypothèse peut-elle être formulée à cet égard, quitte à la soumettre éventuellement à une validation plus approfondie ?

1 La sérénité devant les tribunaux judiciaires civils

La relation d’une communauté avec le système judiciaire des tribunaux civils est mise en contexte, d’un côté, par sa nature, à titre d’institution sociale établie par l’État, dans le but de répondre à un besoin de régulation des relations dans la société et de trancher des litiges, entre autres choses. Cette relation se définit aussi, d’un autre côté, par le rôle que les membres de cette communauté sont théoriquement appelés à y jouer.

Les images de la justice auprès de l’opinion l’attestent : tantôt elle est une figure implacable, tantôt elle apparaît sous les traits d’un personnage tutélaire, tantôt elle provoque la méfiance, voire le rejet, tantôt elle bénéficie de la confiance du plus grand nombre. La perception de la Justice a en effet connu de multiples variations dans le temps et dans l’espace[13]

souligne notamment Frédéric Chauvaud dans une préface. La justice s’applique autant à une personne — que l’on dit « justiciable » — appelée à agir devant un tribunal qu’à d’autres également présentes en cette enceinte : par exemple, avocats ou avocates, notaires, juges, greffiers ou greffières ou encore huissiers ou huissières. Pourtant, chaque groupe introduit dans cette image des variations qui découlent notamment de son expérience. L’image de la sérénité, en contexte judiciaire, nous semble pouvoir être reconstruite dans la même optique. Cette image est évidemment teintée : compte tenu du contexte de production des textes retenus dans l’échantillon, elle fait une plus large place à l’apport de la communauté juridique en comparaison de celui d’autres groupes, comme les parties elles-mêmes, et limite l’apport implicite qui régnerait, en particulier dans les comportements non verbalisés.

En considérant l’échantillon, nous avons remarqué que la recherche de la sérénité sous-tendait la procédure civile ou le droit judiciaire, particulièrement quand elle est définie comme un état qui se construit en l’absence d’émotions ou de tourments, ou lorsque les textes illustrent qu’elle est employée dans ce sens. La décision de se maintenir en marge des sentiments influe sur l’exercice du procès tout entier et lui est nécessaire sur deux plans qui rejoignent justement la majorité des cas où le discours judiciaire emploie le terme « sérénité ». D’une part, c’est le corollaire d’une image qui fait idéalement du procès civil un lieu de résolution des conflits par une décision rationnelle. Certaines personnes pourraient présenter cette dernière comme un facteur de sérénité sociale, permettant de vider le litige dans un forum particulier afin de préserver un équilibre et une paix qui doivent idéalement marquer les rapports sociaux. Nous faisons donc référence à une fonction du système judiciaire. D’autre part, elle permet de s’approcher de la « sérénité des débats » recherchée par la procédure civile. Cette fois, nous pourrions parler d’un facteur de sérénité judiciaire, perçue dans le microcosme de l’instance.

1.1 Le droit judiciaire, source de sérénité

La perception de sérénité s’articule souvent à des enjeux, par exemple dans le cadre de relations entre personnes proches, dans les conditions optimales pour la croissance et le développement harmonieux des enfants, dans le comportement normal de voisinage, dans certaines circonstances liées à la maladie ou au décès[14].

Dans l’ensemble, il existe donc une aspiration à la sérénité qui peut conduire des parties à s’adresser au tribunal. Si elle n’est pas toujours revendiquée pour soi-même d’une manière aussi exigeante que le droit à d’autres sentiments, le souhait ou la quête de la sérénité s’applique à de nombreuses situations[15].

Comme un miroir, l’importance de la sérénité dans le contexte social ou familial ressort des propos d’une partie des décisions que nous avons recensées[16]. Ce type de discours formule à plusieurs reprises son objectif d’assurer ou de restaurer une forme de paix sociale par la décision judiciaire. Celle-ci élabore une solution concrète qui, à son tour, devient la pierre angulaire d’un apaisement espéré. Ainsi que le conseillait un juge, « [i]l est temps d’enterrer la hache de guerre et de profiter de la sérénité retrouvée[17] ». Les encouragements des juges à adopter un comportement serein lorsque l’épisode judiciaire sera clos se trouvent dès lors réitérés dans plusieurs circonstances. De manière similaire, en invitant un plaideur à mettre fin à une action, le tribunal peut aller, dans de rares cas, jusqu’à lui souhaiter de retrouver la sérénité[18]. Le désistement des poursuites suggère parfois aux juges des paroles visant à souhaiter, à valoriser ou à encourager un apaisement des relations entre les parties à l’avenir[19]. La référence à la sérénité dans ces contextes renvoie à l’image d’une société harmonieuse où l’individu apaisé peut s’intégrer, croître, être heureux.

De telles considérations rejoignent, dans leur esprit, l’approche des tribunaux devant d’autres situations qui peuvent envisager la « sérénité » comme un sentiment en contexte individuel et social, par exemple dans des cas d’évaluation du préjudice moral. Ainsi, la Cour d’appel a précisé tenir compte de ce sentiment dans un extrait souvent cité : « le préjudice moral est d’autant plus pernicieux. Il affecte l’être humain dans son for intérieur, dans les ramifications de sa nature intime et détruit la sérénité à laquelle il aspire, il s’attaque à sa dignité et laisse l’individu ébranlé, seul à combattre les effets d’un mal qu’il porte en lui plutôt que sur sa personne ou sur ses biens[20] ». La recherche de la sérénité est donc une quête connue et reconnue par les tribunaux[21].

Il faut cependant se garder de voir ce sentiment tel un droit, surtout dans le contexte social. En effet, bien que les tribunaux tendent à promouvoir la paix et la sérénité dans les relations entre personnes, entre autres, ces deux états ne peuvent pas être garantis dans toutes les situations. La jurisprudence nous fournit des illlustrations de ce fait, notamment en matière de protection de l’enfance[22]. « À la lumière de la jurisprudence récente sur les articles 2, 20 et 46 [C.p.c. (1966)], il m’apparaît que ces articles n’autorisent pas les tribunaux à créer des droits substantifs, dont celui que réclame la requérante en l’espèce qui serait, avec égards, de la nature d’un “droit à la sérénité”, malgré la sensibilité et l’émotivité rattachées aux fonctions qu’elle exerce[23]. » Par conséquent, même s’il peut exister une certaine attente de pouvoir vivre ou exercer son métier dans une relative quiétude, celle-ci n’est pas absolue. Les outils dont disposent les tribunaux et le législateur sont limités par leur contenu et par leur nature dans ce domaine. À vrai dire, ils ne peuvent que l’être. La nature même du sentiment de sérénité chez une personne et, à plus forte raison, dans une société signifie que celui-ci peut difficilement être imposé. L’appareil judiciaire et législatif participera seulement à la mise en place d’un environnement où ce sentiment pourra s’épanouir.

L’analyse des textes que nous avons retenus montre que la représentation de l’instance et du jugement comme un facteur de paix sociale est d’ailleurs partagée par une partie des acteurs du processus, en particulier les avocats et les juges. Elle pénètre dans leur conception du système des tribunaux judiciaires civils et dans la définition de leur fonction. Ainsi, le rapport sur lequel s’appuie la réforme de la procédure civile au xxie siècle est empreint de cette idée, bien qu’elle ne soit pas exprimée dans ces termes[24]. Le rôle joué par les tribunaux en interprétant la loi et en l’appliquant est notamment présenté tel un facteur de « maintien de la paix sociale[25] ». D’autres rapports soumis durant le processus de réforme ont aussi discuté de la question du maintien ou de la restauration de la « paix sociale » ou encore de la paix entre les parties qui apparaît comme un des résultats de la décision judiciaire[26]. Le processus judiciaire tend ici vers un but, une fin à réaliser hors de l’enceinte judiciaire : la recherche de la « sérénité sociale » mentionnée précédemment.

Cette image rejoint le discours concernant le recours aux processus de prévention et de règlement des différends et s’y superpose. Une telle approche paraît à première vue tout à fait compatible avec la conception moderne du droit judiciaire tel qu’il est exposé dans la plus récente réforme procédurale. En effet, le fait de choisir le règlement amiable selon les modes, privés ou public, indiqués dans le nouveau Code est parfois perçu et décrit à l’image d’un geste qui promeut la paix sociale[27]. Depuis la fin du xxe siècle, la procédure civile est témoin d’une adhésion accrue aux modes dits « de prévention et de règlement des différends », présentés à l’occasion comme incarnant des valeurs qui s’éloignent de la perception des parties en tant qu’adversaires[28]. L’approche associée aux modes de prévention et de règlement des différends s’articule autour de l’intention d’amener les parties « à trouver par elles-mêmes une solution mutuellement satisfaisante[29] ». Cette définition est l’antithèse de la philosophie déjà soulignée à propos du processus judiciaire, celui-ci permettant effectivement aux parties de soumettre leur litige à un tiers, qui amènera une solution fondée sur la loi applicable[30]. Dans son acception la plus large, que les parties s’adressent au tribunal ou bien emploient un mode de prévention ou de règlement d’un différend, le but est similaire. Un auteur l’exprime clairement en rappelant que l’objectif de ces processus de prévention et de règlement des différends s’avère ultimement la paix, « une forme de sérénité et de confiance, laquelle peut être ressentie individuellement ou collectivement[31] ».

Dans ce contexte, le choix des parties pour y parvenir se révèle d’autant plus important. Les articles du nouveau Code mettent en lumière l’importance de l’engagement volontaire des parties dans un processus de prévention ou de règlement d’un différend[32]. Il n’y a donc aucune obligation légale de tenter préalablement une forme quelconque de prévention ou de règlement d’un différend avant de s’adresser au système judiciaire. Cependant, les personnes qui envisagent le recours aux tribunaux doivent avoir pris connaissance de différentes options qui permettent d’apporter une solution à leur difficulté et avoir réfléchi sur la possibilité de s’y soumettre[33]. Ce choix est d’autant plus pertinent que l’engagement accru de ces personnes dans le cheminement de leur différend ou de leur litige judiciaire appartient à la philosophie et aux valeurs qui sous-tendent le nouveau Code[34]. La diversité des avenues ouvertes aux parties devient d’autant plus essentielle que, comme le rappelait Jean-Guy Belley à l’aube de la dernière réforme de la procédure civile,

certains conflits, où qu’ils se manifestent, ne doivent pas, pour des raisons d’efficacité, ou ne peuvent plus, du fait de l’hostilité des parties, se régler autrement que par le recours à un tiers disposant du pouvoir et de la légitimité qui lui permettront d’imposer par la force un règlement ou un déblocage, puisque la recherche d’une solution coopérative est devenue impossible ou inefficiente[35].

Il est intéressant de remarquer que, à la fois dans le but de rétablir le dialogue à l’amiable entre les parties et de les seconder dans le déroulement de leur litige, les tribunaux peuvent proposer à ces dernières de participer à une conférence de règlement à l’amiable[36]. Si l’exercice de ce rôle a d’abord été affirmé en matière de petites créances et en matière familiale, il a été codifié d’une manière plus large pour l’ensemble du droit civil à la faveur de la nouvelle réforme de la procédure civile[37]. Bien que les traces de l’usage de ce pouvoir soient parfois difficiles à mettre en évidence dans la jurisprudence, celui-ci n’en est pas moins exercé[38].

Les modes de prévention et de règlement des différends comblent des besoins dans le cas des parties qui s’y engagent[39]. Le système judiciaire et le jugement traditionnellement prononcé par un tiers neutre répondent aussi à certaines attentes et à des besoins particuliers. L’apaisement est loin d’être le dernier d’entre eux, et cette conception de la décision judiciaire a des racines très anciennes, de même que l’avantage ou l’obstacle d’une volonté ferme des parties dans ce domaine. L’observateur externe pourra rappeler à des parties l’existence d’une autre avenue de solution, mais ce sera sans succès si elles continuent à voir en la décision de justice celle qui comblera leurs attentes. Ces exemples sont rarement rapportés en jurisprudence : toutefois, il existe un certain nombre d’indices qui tendent à montrer que la volonté de parvenir à une solution négociée est parfois absente chez les parties[40]. Nous avons recensé des explications qui font référence à une situation où le recours au règlement à l’amiable n’avait pas été envisagé et n’aurait pas été indiqué. Ainsi, une juge de la Cour d’appel agissant à titre de juge unique dans une affaire discute des besoins des parties à propos d’une ordonnance et remarque incidemment que « la sérénité et la recherche de solutions à l’amiable ne paraissent pas, du moins pour le moment, être l’environnement dans lequel les parties évoluent[41] ».

Dans des situations précises, la jurisprudence permet d’explorer la limite des pouvoirs judiciaires dans de tels contextes et ses conséquences. En 1932, un litige expose de façon claire l’importance de l’attitude et de la volonté des parties. Présidée par le juge Adolphe Stein, la Cour supérieure doit trancher un désaccord entre les propriétaires indivis d’une terre où ils pratiquent tous deux la coupe de bois. Les droits respectifs de coupe ont été définis oralement entre les copropriétaires, ceux-ci étant par ailleurs des frères. De plus, la description cadastrale du lot comporte des erreurs. La demande principale des parties est la division du lot mais, malgré les insuffisances de la preuve, les parties ne réclament pas le bornage du terrain. Devant cette situation, la décision du magistrat exprime sans détour combien il s’est senti poussé à encourager la concorde entre les parties. De toute évidence, s’il avait disposé d’un tel moyen à l’époque, il aurait probablement suggéré aux deux frères de participer à ce qui est connu de nos jours sous l’expression « conférence de règlement à l’amiable ». Toutefois, le juge Stein exerçait ses fonctions à une époque où l’intervention du juge dans la procédure civile ou dans le dossier devait être limitée. Il a donc tenté d’agir dans la mesure que lui permettait la loi :

L’on sait combien j’aurais été désireux, comme les avocats eux-mêmes ont si bien démontré l’être aussi, de provoquer un règlement à l’amiable entre ces deux infortunés, qui risquent de ruiner leurs relations familiales avec ce procès, relations qui importent beaucoup plus que les quelques centaines de piastres qu’ils auront à payer en frais judiciaires ; j’ai même suspendu l’audience pour leur fournir une dernière chance de s’entendre ; mais le succès n’a pas couronné cette tentative des avocats et du juge[42].

De manière très explicite, le juge Stein indique ici que tous les professionnels au dossier, juge et avocats, sont d’avis qu’une telle cause devrait se régler par une entente entre les parties. Seules ces dernières ne partagent pas cette façon de voir. La stratégie du juge et des avocats pour tenter de convaincre les parties de discuter n’a pas porté les fruits espérés. Pour autant que le texte du jugement permette de le constater, l’état d’esprit des parties en est probablement la cause et suffit justement à entraver la tentative de dialogue.

Dans ce contexte, le recours au tribunal présente des avantages : ces parties reconnaissent l’autorité de la Cour supérieure, elles adhèrent au processus proposé et elles lui demandent ce qu’elle peut offrir, soit le regard d’un tiers inconnu, et sans lien avec elles, qui se prononcera irrévocablement sur leurs droits. La guérison et la reconstruction ultérieure d’une relation familiale ne seraient sans doute pas aisées, et le juge Stein le perçoit avec acuité. Cependant, malgré leurs liens familiaux, tel n’est peut-être pas l’objectif des deux frères. La préservation des liens apparaît davantage comme l’objectif des juges et des avocats, voire de la société, si nous pouvons croire qu’ils la représentent. À ce moment-là ou aujourd’hui encore, il ne peut pas être imposé ni substitué à la liberté des parties et à leur propre jugement sur la situation. Le juge Stein n’en dit rien, mais si la décision judiciaire ultérieure tranche le litige entre les deux frères et déclenche une division familiale, la rupture sera nette et correspondra aux attentes des parties. Cela pourra-t-il les amener séparément à un apaisement ? Leurs personnalités demeurent inconnues, ce qui empêche ici la moindre spéculation. Cependant, les chemins qui mènent à la résolution d’une situation complexe et émotive sont divers, et la sérénité peut tous les emprunter. En terminant sa décision, malgré tout, le juge envoie un dernier message aux parties :

Je crois donc devoir rejeter l’action, et l’un ou l’autre aura ensuite à se pourvoir en bornage, à mon humble avis, et le partage pourra ensuite se demander, ou se faire à l’amiable sans litige, – comme je le souhaite ardemment, – et il pourra se poursuivre ainsi définitivement, suivant les données exactes qui seront fournies par l’arpenteur, le plan et le bornage, toutes choses qui me paraissent indispensables[43].

Devant l’échec de son action en faveur d’une entente entre les parties, le juge Stein ne se fait probablement pas d’illusions. Les chances que ces parties changent d’avis sont minces. Il peut à la rigueur espérer que le prestige de leur interlocuteur les pousse à réfléchir à une autre avenue de solution. Si cette considération avait pu influencer ces parties, par contre, cela ne se serait-il pas produit lors de la suspension de l’instance ? L’hypothèse est vraisemblable. Cependant, l’écoulement du temps pourrait modifier les choses. Enfin, le juge Stein a déjà mentionné candidement qu’il a aussi tenu compte du facteur économique dans sa décision de suspendre l’instance. La formulation de sa phrase sous-entend malgré tout que la mesure incitative de nature économique qui porterait à régler le litige rapidement n’a paru primordiale à aucune des parties en présence. Il faut en conclure que le magistrat tente ici une dernière exhortation parce qu’il veut sincèrement promouvoir la sérénité ou la paix au sein de cette famille, à défaut d’opérer une réconciliation entre ses membres.

Cette conception de l’utilisation du processus judiciaire comme un outil de paix sociale semble enracinée, selon nous, dans une représentation généralement partagée du système judiciaire. Dans un texte sur la réforme du Code au cours des années 60, Louis Marceau rappelle que les assises de celui-ci n’ont pas changé et discute de la permanence de certains principes. Dans ce contexte, il affirme que, « [c]e que l’on vise, c’est la paix ; l’application du Droit est un moyen, non une fin en soi[44] ». L’image, qui s’avère encore actuelle, nous paraît sous-tendre le discours et, probablement, une perception collective des professions juridiques depuis longtemps. La parole des juges indique parfois une réaction personnelle par rapport à des causes qu’une attitude différente pourrait aider à gérer sans que le recours au tribunal soit nécessaire.

La cause judiciaire qui a entouré l’enterrement de Joseph Guibord, membre de l’Institut canadien de Montréal, au xixe siècle, a illustré cette réalité. Opposant, d’une part, les autorités ecclésiastiques de Notre-Dame de Montréal et, de l’autre, Henriette Brown, veuve de Joseph Guibord, soutenue puis remplacée après son décès par les membres de l’Institut canadien de Montréal, l’affaire s’achève devant le comité judiciaire du Conseil privé. Cependant, la décision se termine par un commentaire révélateur :

Their Lordships cannot conclude their Judgment without expressing their regret that any conflict should have arisen between the ecclesiastical members of the Roman Catholic Church in Montreal, and the lay members belonging to the Canadian Institute.

[…]

If, as it was suggested, difficulties should arise by reason of an interment without religious ceremonies in the part of the ground to which the mandamus applies, it will be in the power of the ecclesiastical authorities to obviate them by permitting the performance of such ceremonies as are sufficient for that purpose, and their Lordships hope that the question of burial, with such ceremonies, will be reconsidered by them, and further litigation avoided[45].

La lecture de cette décision dans son contexte historique demande des nuances. La première partie des propos des juges permet de comprendre que, peu importe leur allégeance religieuse personnelle, ils sont navrés d’une telle dissension entre coreligionnaires. À l’époque, dans les sociétés tant britannique que canadienne-française, le rôle de l’Église s’avère important, que ce soit à titre d’institution unificatrice ou pour la perception de l’ordre social. Une situation polarisée qui modifie cet ordre peut sembler préoccupante aux yeux des magistrats. Cependant, leurs propos vont au-delà de la question qui leur était donnée à résoudre, et ils se montrent sensibles à l’aspect du maintien de la paix et de la concorde dans la société. Au-delà de leur rôle à titre de juges appelés à trancher, ils se sentent suffisamment touchés pour recommander de leur propre chef une attitude plus conciliante. Toutefois, ils ne sont pas en mesure de faire davantage, faute de mandat à cet égard. D’ailleurs, en l’absence de volonté des parties de s’entendre, la recommandation n’aurait sans doute qu’un impact mitigé.

Ces quelques considérations suggèrent que l’image du système judiciaire contribuant à la concrétisation d’un idéal de sérénité par une décision judiciaire est un héritage. Celui-ci se révèle encore actuel et vivace dans la conception du droit judiciaire ou de la procédure civile au xxie siècle. Ce rôle, qui découle de la mission de trancher les litiges des tribunaux, rapproche le système judiciaire étatique des autres moyens reconnus et codifiés pour mettre fin à des différends ou à des litiges. Dans ce contexte, la sérénité, sentiment nécessaire ou valeur à promouvoir, appartient autant à l’univers judiciaire du Québec qu’à celui des modes de prévention et de règlement des différends.

1.2 La procédure civile et l’atteinte de la sérénité judiciaire

Par ailleurs, un autre facteur à considérer est celui du lien entre litige et sérénité. La rédaction de quelques lois et règlements reconnaît l’importance du sentiment de sérénité. Ce dernier demeure central dans l’univers du droit judiciaire et de la procédure civile québécoise.

Sans effectuer un inventaire exhaustif, nous croyons nécessaire de rappeler, entre autres, l’existence de l’article 8 du Code de déontologie de la magistrature[46], qui énonce comme une règle la sérénité dont doit faire preuve le juge qui rend jugement en lui imposant un triple devoir de réserve, de courtoisie et de sérénité. Cet article a été beaucoup discuté, notamment depuis quelques décennies[47]. La conception du rôle du juge s’est modifiée, ce qui a obligé la société et l’ensemble des membres des professions juridiques, en particulier les magistrats eux-mêmes, à en reconsidérer l’image. La nature du devoir de réserve du juge se trouve par le fait même remise en question, en rapport avec son devoir d’impartialité et l’attente d’une décision rendue avec indépendance et intégrité, ainsi qu’ils sont perçus dans le contexte sociojuridique actuel[48]. Souvent, dans l’interprétation de l’article 8, l’importance et la difficulté de qualifier et de définir le devoir de réserve priment la sérénité, qui est aussi moins fréquemment remise en cause, et dont la représentation devient, dès lors, plus élusive[49]. En ce qui a trait aux avocats, leur code de déontologie ne fait pas référence à la sérénité, bien que plusieurs articles décrivent le comportement qu’ils doivent adopter à l’égard du client, de la partie adverse et de l’administration de la justice. Leur attitude peut contribuer à instaurer un climat plus serein dans l’instance[50]. Nous retenons pour l’instant que, lorsque la sérénité s’applique au juge à titre de président du tribunal, elle apparaît liée à son aptitude à rendre une décision impartiale. Elle signifie donc qu’il ne fera preuve d’aucun biais ni d’aucun parti pris qui pourraient influencer sa décision.

Par exemple, dans une demande pour permission d’appeler, une partie et son avocat soutiennent avoir décelé une « absence de sérénité » dans le comportement du juge de première instance, ce qui aurait créé un « climat de tension » entre le juge et l’un des avocats[51]. L’absence de sérénité telle qu’elle est perçue par la partie est ensuite assimilée à un obstacle à l’impartialité[52]. Dans l’explication des raisons pour lesquelles la décision sur la permission sera déférée à une formation de la Cour d’appel, le juge unique note tout de même que « la sévérité dont peut faire preuve un juge à l’audience, de même que le fait d’être brusque, acariâtre ou caustique, reproches qui s’apparentent à ceux formulés en l’espèce, ne constituent généralement pas des éléments de nature à démontrer la partialité ou une apparence de partialité[53] ». Par ailleurs, cette perception illustre parfois une compréhension erronée du système judiciaire et de ses pratiques, ou une divergence entre l’image du rôle du magistrat que se fait un acteur du processus et la réalité du travail du juge dans une instance[54].

Dans cette situation, la perception de la sérénité des débats relève de la subjectivité des acteurs de l’instance : elle se présente comme l’un des facteurs de l’expérience vécue par les parties, les avocats et les magistrats[55]. En l’absence de plus ample information, le juge de la Cour d’appel laisse entendre que cette perception doit aussi être appuyée objectivement pour devenir une cause d’appel[56]. D’ailleurs, la Cour d’appel l’a observé en une autre occasion, « [l]a patience et l’équanimité sont assurément des vertus judiciaires, ce qui ne fait pas pour autant de l’impatience et de la sécheresse des causes valables de récusation[57] ». Les événements susceptibles de faire momentanément accroc à la sérénité des débats sont ainsi rapprochés de leur source, soit l’humanité de chacun des acteurs en présence. Ce sentiment de sérénité étendu à tous les débats est le but auquel ils doivent tendre. Entre la perception de l’atteinte de cette sérénité et la perception d’un échec à cet égard, il demeure tout de même une marge de manoeuvre où les efforts pour se rapprocher de cet idéal suffisent à garantir la validité du processus, à moins d’une preuve du contraire.

Dans ce contexte, la sérénité si importante pour tous les acteurs du système judiciaire est parfois mise à l’épreuve. Si de telles situations ne sont pas à souhaiter, elles offrent à l’occasion aux chercheurs d’intéressants points de vue sur la perception des magistrats du processus judiciaire et de la véritable nature de cette sérénité. À titre d’illustration, une cause ancienne s’avère particulièrement révélatrice à ce sujet. Elle permet en outre de constater que les fondements de certaines perceptions modernes de la justice préexistent par rapport à la codification de la procédure civile et persistent dans le Code actuel, comme la seconde partie de notre texte l’exposera.

En 1858, le colonel Bartholomew Conrad Augustus Gugy tente d’utiliser la demande de récusation — procédure pourtant licite — afin que le juge Thomas Cushing Aylwin, de la Cour d’appel, ne siège pas parmi la formation qui doit entendre sa cause[58]. Il cite comme raison l’existence d’une « inimitié capitale » qui, avant même la codification de la procédure, apparaît comme un critère de récusation des magistrats. Le colonel Gugy affirme l’existence de cette inimitié capitale qui serait ressentie par le juge à son encontre. Il fait remonter l’origine de ce sentiment au dépôt d’une motion à l’Assemblée législative en 1854 concernant une enquête sur le comportement d’Aylwin en tant que juge[59]. Il est difficile à l’heure actuelle de départager les sentiments qui animaient réellement les deux hommes dans cette circonstance. En effet, le jugement présente le texte succinct de la demande du colonel Gugy, et la réponse de la Cour n’est pas venue de la plume du juge Aylwin. Quelques détails à propos des deux protagonistes éclaireront la situation. Tous deux avaient fait de la politique et siégé dans des partis opposés. Par ailleurs, la motion à laquelle il est fait allusion aurait été rejetée par l’Assemblée législative en 1855. Par conséquent, si le juge Aylwin s’est senti blessé du procédé initial du colonel Gugy, il n’a pas subi le désagrément d’une censure de la part de l’Assemblée. Enfin, le colonel Gugy, lui-même avocat et qui semble avoir mené un certain nombre de procès devant la Cour d’appel, a été entendu par le juge Aylwin à plusieurs reprises depuis cette motion et n’a jamais soulevé un tel moyen[60]. Cette dernière circonstance, susceptible en soi de plusieurs interprétations, desservira finalement la demande de récusation.

Ce moyen procédural permet alors à la Cour d’appel de se prononcer sur la question. Si les sentiments et les pensées des deux principaux acteurs de la confrontation demeurent inaccessibles, l’opinion du juge en chef de la Cour d’appel nous est parvenue à travers les motifs de Louis-Hippolyte La Fontaine. L’initiative du colonel Gugy l’aurait plongé dans une indignation qu’il n’a pas tenté de déguiser, faisant exception à ses habitudes d’orateur politique[61]. Il importe d’ailleurs de garder en mémoire, en analysant cette décision, que l’auteur de la demande de récusation n’est pas non plus un étranger pour le juge La Fontaine, et qu’il ne paraît pas y avoir eu de sympathie entre eux. Cette circonstance peut aussi teinter les échanges en question et expliquer en partie le ton adopté par le juge en chef. Lui-même n’est pas visé par la demande de récusation, mais il a également mené une carrière politique contemporaine de celles du juge Aylwin et du colonel Gugy, dans une faction contraire à celle que défend ce dernier, et à une période où la classe politique comme la communauté juridique sont d’une taille relativement restreinte. La situation et la réprimande se déroulent entre personnes qui se connaissent et qui se sont affrontées à l’Assemblée à plus d’une reprise quelques années auparavant.

D’une part, le juge en chef n’accorde pas foi à l’explication soutenant la requête. Cette circonstance n’explique pas à elle seule sa vive réaction, mais sert de prélude à ladite explication. Dans cette situation, l’inimitié dont celui qui la dénonce doit apporter la preuve est celle du magistrat, et il estime que cette preuve n’est pas faite. Le juge La Fontaine voit plutôt dans l’explication du colonel Gugy ce que nous appellerions une projection des sentiments personnels de ce dernier sur le juge Aylwin. Il n’a pas relevé de comportement pouvant accréditer la présence de ce sentiment. En d’autres termes, selon le juge en chef, « [s]i cette inimitié existe, il est évident qu’elle n’existe que chez l’intimé ; et croit-il que nous allons, par un oubli coupable de nos devoirs, donner libre cours à des sentiments aussi répréhensibles de sa part ? Qu’il se détrompe à cet égard[62] ».

D’autre part, le juge La Fontaine se dépeint comme mécontent de la façon d’agir de la partie. La question du temps écoulé entre les événements ressurgit pour discréditer davantage, à ses yeux, la demande formulée. Il remarque donc que, si cette inimitié remonte aux événements invoqués, le colonel Gugy a eu l’occasion de la formuler auparavant, mais ne l’a pas fait :

Dans ce cas, s’il a bien voulu la laisser assoupie pendant quelque temps, au point même de faire croire qu’elle n’existait pas, ou que, si elle avait existé, il y avait eu oubli ou pardon de prétendues injures reçues, c’était sans doute pour mieux saisir l’occasion, qu’il croirait la plus favorable, de faire revivre cette inimitié plus forte que jamais, en calculant froidement et à loisir les moyens d’en tirer le meilleur parti possible pour satisfaire à des fins que la justice et l’honnêteté condamnent dans tous les temps et tous les lieux. C’est vraiment, de la part de l’intimé, nous présenter le spectacle anti-chrétien d’une inimitié qui doit être implacable et durer toute sa vie, dût l’administration de la justice être sapée jusque dans ses fondements les plus sacrés.

Si, malheureusement, il se trouve des personnes qui, comme l’intimé, croient que l’oubli des injures ou des ressentiments, vrais ou imaginaires, n’est pas une vertu, qu’au contraire, les ressentiments conçus à tort ou à droit, doivent durer toujours, j’aime à croire que ces personnes, pour l’honneur de l’humanité, ne forment qu’une bien faible exception, exception qu’il faut prendre en pitié.

Telle, je regrette de le dire, me paraît être la position plus qu’étrange que l’intimé, peut-être sans le vouloir, s’est faite devant cette Cour. Une chose me console néanmoins, c’est que je suis convaincu que les membres du Barreau ne prendront jamais, pour se guider en matière de récusation, le précédent que l’intimé aurait voulu établir, et qu’ils se donneront bien garde de présenter à leurs élèves, comme un modèle à suivre, le procédé de l’intimé en la présente occasion[63].

Il est intéressant de décortiquer cette partie de son discours qui offre un rare aperçu de la réaction d’un juge qui a justement perdu un peu de cette sérénité qui nous intéresse aujourd’hui. Bien sûr, le juge en chef désapprouve cette demande dont il conclut qu’elle est « frivole, injurieuse, impertinente et inadmissible et doit être déclarée telle par cette Cour[64] ». Son discours l’exprime sans détour. Cependant, il est touché à deux niveaux. En sa qualité de juriste, que ce soit comme juge ou ancien avocat, il est mécontent de l’usage fait de la procédure judiciaire et y voit une atteinte à la dignité et à la majesté de la justice telle qu’elle est conçue en ce temps-là autant qu’à l’honneur de la profession d’avocat. Son souci de dissuader les futurs plaideurs d’adopter un tel comportement est révélateur à cet égard. En ce sens, son discours encourage des valeurs toujours d’actualité, notamment quant à l’adoption de comportements qui promeuvent et soutiennent l’administration de la justice. Sur un ton plus personnel, il se dit choqué, à titre d’homme de principes, par l’exemple qu’il a devant lui. Ce sont cette fois des valeurs individuelles, mais reportées et sans doute partagées dans le contexte social, qui appuient son opinion.

La description de sa réaction par le juge La Fontaine porte l’empreinte d’une représentation du monde judiciaire et de la loi qui le régit, fondée sur la loyauté envers l’institution, le franc-jeu (fair-play), l’honnêteté et la probité des avocats comme des magistrats. Le comportement du colonel Gugy ne lui paraît pas être une stratégie licite à l’intérieur du procès où le but de la partie est de présenter sa preuve dans les meilleures circonstances. Il lui semble plutôt dénoter un acte de duplicité ou de calcul qui n’a pas sa place dans une instance. À cet égard, l’historien Jacques Monet présente le colonel Gugy tel un homme haut en couleur, mais peu enclin à la rancune[65]. Par conséquent, il est possible que sa demande ait été une manoeuvre judiciaire qui, finalement, avait peu à faire avec les sentiments réels du juge Aylwin ou les siens propres.

Par ailleurs, le juge en chef ne réfute pas l’argument en s’appuyant sur le caractère de la magistrature ou du magistrat, ce qui démontre bien que sa représentation de l’institution ne l’aveugle pas et qu’il ne condamne pas en soi la possibilité de demander une récusation. Il est plutôt mené par le sentiment que l’usage déviant, à ses yeux, d’un moyen procédural licite trahit la nature même de la justice et du système judiciaire. Il est difficile de discerner si le juge La Fontaine est surtout en colère et peiné de la situation, freiné par son caractère et son éducation, par la dignité judiciaire, ou s’il tente de modérer sa réprimande qui pourrait sembler dure, même envers un homme si aguerri que le colonel Gugy. Cela se traduit aussi dans sa tentative plus ou moins réussie de ménager les sentiments et l’orgueil de l’avocat plaideur, en concédant, entre autres, que la situation s’est peut-être produite autrement que de sa volonté. Il n’est pas exclu que sa sortie recèle en outre une part de calcul. Dans l’ensemble, cette prise de parole du juge La Fontaine, spontanée ou non, révèle l’existence de bien des nuances de sentiments que la sérénité judiciaire, temporairement abandonnée, se chargeait sans doute d’atténuer…

Le discours concernant la récusation à la fin du xxe siècle et au xxie serait sans doute plus court, moins personnel et formulé dans d’autres termes. Par exemple, au milieu des années 90, un juge en chef de la Cour d’appel appelé à se prononcer sur la « partialité » d’un juge de première instance s’exprime avec retenue :

Ce moyen est totalement sans fondement. Le premier juge a présidé le procès avec patience et sérénité et l’appelant n’a fait voir aucun signe de partialité. Son argumentation se limite à se plaindre de décisions défavorables en cours d’instance. Ce moyen doit être écarté péremptoirement. J’ajoute qu’une allégation de partialité vise l’essence même de la fonction judiciaire et ne doit pas être faite à la légère[66].

Malgré un intervalle d’un siècle et demi et une situation individuelle différente, les lignes de force du raisonnement conservent une certaine similitude. Cette forme d’expression posée n’équivaut pas à une absence de sentiment. Dans quelques dossiers où l’on a mentionné explicitement la sérénité dans l’analyse de la situation, la réaction demeure toujours personnelle, surtout lorsqu’elle est décidée par les intéressés. La demande de récusation est examinée par le juge, en toute conscience et en sondant ses sentiments et son aptitude à poursuivre l’instance. Si elle est accompagnée d’une plainte au Conseil de la magistrature, ce facteur est aussi pris en considération. Voici ce qu’indique un magistrat à cet égard :

Par ailleurs, même si ces accusations portées contre moi sont fausses et non avérées, j’estime que ces accusations et les menaces de plainte au Conseil de la Magistrature m’ont fait perdre la sérénité requise pour rendre jugement sur le fond du dossier. En effet, l’apparence de la justice est tout aussi importante que la justice elle-même, et ce, tant pour la demanderesse que pour la défenderesse[67].

D’un autre côté, un juge à qui sa récusation n’a pas été demandée et qui se trouve aux prises avec un plaideur faisant preuve de quérulence considère ceci :

Quant à la plainte du demandeur au Conseil de la magistrature, le Tribunal n’y a vu qu’une tentative […] afin qu’un autre juge soit assigné à l’affaire. Celle-ci n’a, d’aucune manière, empêché le Tribunal d’entendre les représentations des parties en toute sérénité et impartialité.

En fait, lorsqu’un juge saisi d’une affaire respecte ses obligations déontologiques, une telle stratégie d’un justiciable ne doit pas perturber le bon déroulement de l’administration de la justice. En ces cas, il n’y a pas lieu pour le juge de se retirer de l’affaire dans la mesure où il possède toujours la sérénité et l’impartialité pour le faire. Agir autrement serait d’encourager l’usage de cette stratégie[68].

Ces deux commentaires montrent à quel point les sentiments du juge peuvent influencer une décision difficile. Ils illustrent aussi que l’idée de sérénité de la justice n’est pas expliquée ni ressentie par tous de la même façon, mais que ses liens avec l’administration de la justice sont récurrents dans le discours judiciaire. La quérulence est d’ailleurs considérée dans quelques décisions comme portant atteinte à la sérénité du processus judiciaire, notamment en perturbant les parties ou les employés qui en sont les cibles[69].

La sérénité dans le contexte judiciaire peut en effet se comprendre dans un contexte élargi, qui englobe toute la situation liée au procès. Ce sentiment devient alors d’autant plus difficile à encadrer qu’il n’existe pas de critères législatifs ou jurisprudentiels pour le définir. Dans l’ensemble, le lien à la paix et à la tranquillité est souvent réitéré dans le discours de la doctrine ou des tribunaux. La sérénité existe notamment lorsqu’il est possible d’agir sans subir l’influence de facteurs extérieurs, quels qu’ils soient[70]. De la même façon, puisqu’elle est liée dans le discours judiciaire à l’administration de la justice et à la recherche de la vérité[71], il est possible d’y faire référence dans sa définition :

Une saine administration de la justice repose nécessairement sur le maintien de l’ordre et du décorum à l’intérieur de la salle d’audience et aux abords de celle-ci, de même que la protection de la vie privée des justiciables qui se présentent devant les tribunaux, autant de mesures nécessaires pour permettre des débats sereins. Cet objectif contribue incontestablement au maintien de la confiance du public dans le système de justice[72].

Dans le même dossier, la Cour d’appel a notamment suggéré que l’existence d’un « cadre ordonné » fait partie des attributs d’une justice rendue sereinement, de même que la possibilité pour les témoins de s’exprimer sans crainte ni réticence[73]. La sérénité si fortement présente dans l’image de la justice doit d’ailleurs être ressentie dans les débats autant qu’elle doit qualifier la position dans laquelle sont placés les décideurs que sont les magistrats[74]. Elle s’applique ainsi à plusieurs acteurs de l’instance.

Cette conception de la justice semble partagée socialement par plusieurs groupes. Par exemple, à travers le discours judiciaire, l’attente concernant la sérénité des débats est décrite comme élevée chez les parties en présence dans une instance, et c’est aussi le cas chez les magistrats. Pourtant, il demeure parfois difficile pour les parties, notamment, d’inscrire leur propre comportement ou de percevoir celui de l’autre partie dans une perspective de calme et de quiétude. L’impression de voir son droit bafoué ou la perception d’être injustement cité à comparaître en justice ne sont pas des émotions de nature à promouvoir ce sentiment[75]. L’émotivité et la difficulté du dialogue entre parties sont dès l’abord des écueils qui menacent celui-ci. Qu’elles soient analysées consciemment ou non, elles influent sur le débat, et ce sont à l’occasion les tribunaux qui détectent l’existence de cette situation. Ainsi, ils encouragent par moments à un apaisement des échanges, à l’instar de ce juge qui « [incite] fortement […] [les parties] à faire preuve de plus de modération et de sérénité dans leur approche à l’égard du présent dossier[76] ». Il y aura donc, théoriquement, une difficulté accrue pour tous les acteurs en présence quant à l’atteinte de cette impression de sérénité qui permet à chacun d’exposer son point de vue et au juge de trancher.

À l’instar de la décision et du comportement du juge et des parties, la conduite de l’instance ou sa gestion est aussi vue comme tributaire et créatrice d’une atmosphère paisible. Les efforts des tribunaux doivent en tenir compte lorsqu’ils accordent certaines permissions. Une demande d’intervention peut être envisagée sous cet angle. « Ne perdons pas de vue que l’ajout d’une partie peut exacerber les conflits […] L’ajout d’une partie à un litige ne doit pas non plus contribuer à alourdir le débat. De plus, le tribunal doit être rassuré sur le fait que l’instruction s’effectuera dans un climat de calme, de pondération et de sérénité[77] », explique une juge. D’autres moyens procéduraux ont été considérés dans une optique de promotion de la sérénité, comme la jonction d’instance[78]. Dans des dossiers, il est intéressant de voir poindre des liens entre sérénité et principes directeurs de la procédure[79]. Tant la proportionnalité des poursuites et de la preuve que la coopération entre les parties durant l’instance sont susceptibles d’avoir des liens avec la sérénité. Cela se vérifie lorsqu’elles la compromettent ou la permettent ou encore quand leur respect est encouragé par l’aspect serein de la situation. En effet, le tribunal peut estimer que le comportement des personnes engagées dans le processus est de nature à nuire à la sérénité de leurs échanges, mais leur attitude peut aussi être inhérente au processus, compte tenu de la nature des conflits qui existent entre elles[80]. Par ailleurs, l’exemple mentionné ci-dessus est révélateur d’une réflexion qui se fonde implicitement sur le principe directeur de la contradiction. En effet, la nécessité d’entendre les parties est inhérente à la pensée du magistrat. Outre le respect de la proportionnalité des débats, il recherche une solution d’équilibre permettant à chacune des parties de s’exprimer et d’exposer ses moyens dans un environnement propice. Cet aspect du discours produit dans le contexte judiciaire repose implicitement ou explicitement sur la dualité déjà signalée à propos de la sérénité, souvent dans l’optique de l’instaurer, de la préserver ou de la retrouver. Enfin, cette réflexion rejoint un courant de pensée qui, depuis plusieurs années, propose une diminution de l’aspect « contradictoire » du litige ou du travail des avocats, en instaurant une approche basée sur le dialogue plutôt que sur une confrontation entre les parties dans l’ensemble du déroulement de l’instance[81].

L’absence de sérénité n’oriente pas tout le discours à son endroit, même si elle en monopolise une bonne part. Quelques décisions permettent de découvrir une perception différente, qui la place parmi les circonstances favorables d’un dossier. Dans le cas des juges, l’inclusion de ce sentiment dans la perception d’impartialité explique sans doute en partie ces interventions qu’en fait alors le tribunal. « Le juge a expliqué en détail les motifs du rejet de toutes ces demandes incidentes dans le cadre d’exposés clairs qui, à la lecture des notes, paraissent marqués au coin de la sérénité. Quant au jugement sur le fond, il mérite des commentaires identiques[82] », expose par exemple un juge. Hors ces cas où le sujet est soulevé par le contexte des demandes, les tribunaux reconnaissent parfois, entre autres, l’influence des représentants des parties par rapport à l’ambiance générale de travail et leur contribution à un déroulement harmonieux des procès. « Sur le plan professionnel, elles ont accompli leur tâche d’une manière impeccable. En sus, leur attitude lors de l’audition a permis que celle-ci, qui mettait en cause un enjeu émotif considérable pour les parties, se déroulât dans la sérénité et la dignité[83] », explique notamment un magistrat.

Dans l’ensemble, la sérénité prend une importance particulière en droit judiciaire durant le déroulement de l’instance civile et elle est souvent requise par les tribunaux[84]. En effet, il entre aussi dans la conception traditionnelle de la justice civile québécoise que celle-ci soit rendue publiquement, dans une atmosphère paisible et impartiale. Cette attente se traduit selon des termes divers. Des juges emploient explicitement le terme « sérénité », seul ou conjointement avec d’autres termes, alors que certains y ont recours implicitement et décrivent des débats se déroulant dans le calme, la pondération, voire d’autres synonymes[85]. Dans tous les cas, l’influence de la sérénité est considérée comme bénéfique à la réalisation de la mission du tribunal, c’est-à-dire trancher le litige.

2 La sérénité et le nouveau Code de procédure civile

Les précédentes considérations montrent que la sérénité joue un rôle dans le système judiciaire, puisqu’elle se fait l’un des facteurs de l’audition et des débats ainsi que de la décision et de ses effets. Cependant, qu’en est-il de la présence explicite ou implicite de sentiments dans le principal texte de loi, le nouveau Code ? Est-il possible de la retrouver, dans sa lettre ou dans son esprit ? Dans ce cas, le texte est-il aussi exempt de liens aux sentiments que des juristes se plaisent parfois à le penser ?

2.1. La neutralité du texte

Le nouveau Code ne contient aucune référence au terme « sérénité » ni à son adjectif dérivé (« serein » ou « sereine »). De la même façon, les termes « calme » ou « concorde » sont absents, tout comme « paix », sauf dans la locution « agent de la paix ». Aucun des articles du Code ne propose de description de l’instance qui fasse référence à son atmosphère — mis à part d’une manière très implicite, lorsque le principe directeur de la coopération ou le rôle de conciliation du tribunal sont abordés[86].

Voilà qui peut, à première vue, confirmer une conception plus globale du Code. Parmi les domaines de l’existence qui donnent matière à la législation, la procédure civile est assurément l’un de ceux que la communauté juridique considérerait le plus facilement comme « neutre », dégagé de l’empreinte sentimentale. À première vue, l’antinomie entre procédure et sentiment pourrait presque être qualifiée d’évidence. Un survol du texte même du Code permet de relever une courte liste de références aux sentiments, sans parler de la sérénité. L’exercice pourrait convaincre le lecteur ou la lectrice que cette loi est rédigée en cherchant à s’éloigner de ce type de référence[87]. Ce biais philosophique est explicable par le rôle conféré au Code. En effet, les règles procédurales sont faites pour proposer une voie commune dans laquelle toutes — ou presque — les demandes présentées par les justiciables peuvent être modelées pour être soumises à l’exercice judiciaire et amenées, de la manière la plus proportionnelle possible, vers une solution conforme à la loi. Devant répondre à la multiplicité des caractéristiques des dossiers et des sujets, la règle sera aussi impersonnelle que possible, en vue d’être relativement applicable à tous.

Certaines conséquences de cette approche se constatent quotidiennement auprès des tribunaux. Ainsi, les discours du demandeur et du défendeur sont canalisés selon des règles relativement uniformes, comme la demande introductive d’instance, la réponse ou la défense[88]. La personne qui agit à titre de témoin doit également respecter des règles qui lui auront été expliquées au préalable, notamment se présenter lorsqu’elle est appelée, donc en respectant le déroulement de l’instance, et répondre aux questions posées par le tribunal pour « relater les faits dont [elle] a eu personnellement connaissance[89] ». Les demandes et la preuve formulées par les parties sont exposées au juge-décideur d’une manière qui favorise une appréciation globale neutre, impartiale, de la situation[90]. La présence de sentiments au coeur du procès peut être inévitable, mais l’orientation donnée à la procédure civile est calculée pour l’endiguer et l’orienter afin qu’elle n’imprègne pas la structure des règles. Conformément à cette philosophie, le jugement attendu selon les paramètres de cette loi est lui aussi neutre, en ce sens que la décision applicable aux parties n’est pas tributaire des sentiments du juge. Le Code actuel fait aux juges le devoir de trancher les litiges « en conformité avec les règles de droit qui leur sont applicables[91] », écho d’une conception qui rejoint la philosophie du fonctionnement des tribunaux et de l’impartialité de la décision[92]. Cette garantie est nécessaire pour susciter l’adhésion de la société à l’institution judiciaire et celle des parties aux décisions qui en émanent. En ce sens, elle participe à construire la définition, ou la représentation, du système judiciaire tant dans la population que chez les juristes.

Les recherches entreprises en sciences humaines et sociales aux xxe et xixe siècles ont pris en considération le langage et son usage dans la production de textes à différentes époques. De nombreux auteurs ont émis l’hypothèse qu’il existe diverses stratégies du langage et que l’emploi de celui-ci peut être marqué par de multiples facteurs tels le genre, le milieu social, le contexte de production du texte ou l’interlocuteur. L’interprétation du langage des sources en histoire, par exemple, est une pratique complexe qui nécessite une mise en contexte soigneusement étudiée[93]. Un groupe particulier peut employer certains termes dans un sens donné ou construire son discours d’une manière qui lui permet de véhiculer ou de cacher des sens précis ou, dans le contexte de notre sujet, des sentiments. Par conséquent, l’étude de la rédaction de certains actes de procédure ou de la composition de plaidoiries, du vocabulaire ou encore des expressions et des images qui s’y trouvent peut renseigner sur les références culturelles, les valeurs, les conventions et les représentations du groupe ou de la société qui les produit[94]. Dans cette optique, le texte même d’une loi devient révélateur d’informations précieuses : les buts sociaux poursuivis, les aspirations qui l’ont inspiré, etc. L’absence de mention des sentiments, ou plus précisément de la sérénité, devrait donc être un facteur à prendre en considération.

L’absence du terme « sérénité » dans le vocabulaire se reflète aussi dans le rapport du Comité de révision de la procédure civile. La notion y est légèrement effleurée. Ainsi, lorsque les commissaires proposent que le délai de mise en état du dossier soit d’un an en matière familiale, ils tiennent compte du fait que les instances sont fréquemment « chargées d’émotivité, [et qu’il est] souvent souhaitable, pour désamorcer les conflits et calmer les esprits, de ne pas précipiter la mise en état de la cause[95] ». Par ailleurs, la mission de « paix sociale » remplie en matière de procédure civile est rappelée dans les objectifs énoncés au début du rapport[96]. De la même façon, le Comité rappelle, parmi les valeurs de justice, que « les tribunaux rendent un service public, participent à la mission de l’État et contribuent au maintien de la paix sociale[97] ». Si la première citation marque une prise en considération de l’existence de sentiments dans la réflexion sur les règles, la seconde rejoint l’image, déjà évoquée et probablement partagée par une grande part de la communauté judiciaire, quant au rôle du jugement. Par ce biais, et si nous tenons compte d’une partie de cette discussion sur les représentations, l’existence d’un lien entre cette réflexion et le sentiment de sérénité semble plausible.

Lorsqu’il discute des modifications de la représentation de la fonction symbolique de la justice en matière de résolution des conflits dans les mentalités contemporaines, le professeur Belley indique en particulier la montée de nouvelles habiletés qui viennent tempérer la vision autoritaire liée à la fonction qui consiste à trancher les litiges[98]. Celles-ci incluent notamment l’écoute et le dialogue, de même que plusieurs approches au potentiel apaisant. L’intégration de l’idéal de paix sociale au modèle judiciaire est soulignée et, implicitement, conservée dans les propositions exposées[99]. Pourtant, aucun des principes suggérés ne mentionne la paix sociale ou la sérénité, que ce soit pendant ou après un processus de résolution des litiges.

La philosophie qui requiert l’uniformité de la règle impose, jusqu’à un certain point, une structure, une forme de rigidité à la procédure civile. Cependant, le cheminement vers une procédure plus souple et modernisée, déjà tangible dans la recherche d’une absence de formalisme indu[100], s’est poursuivi au moment de la préparation du nouveau Code au début du xxie siècle. Bien que la réforme de celui-ci prévoie explicitement se baser, entre autres, sur le respect des personnes et l’intégration accrue des parties dans leur dossier[101], la place faite aux sentiments, et spécialement à la sérénité, dans cette équation reste limitée. Le rapport préparatoire de la réforme entend contrer le sentiment qu’éprouve le « justiciable » de « perdre le contrôle de son dossier » et le « sentiment d’impuissance » qu’il peut ressentir à l’endroit du système judiciaire[102]. En dehors de ces éléments, peu de sentiments sont nommés dans le rapport. L’amitié est précisée une fois dans ce texte (jamais dans le Code) qui évite également toute mention de la colère, de la joie ou de la peine. Certains termes font référence implicitement aux sentiments qui apparaissent comme l’antithèse de la sérénité, par exemple le mot « vexatoire » qui désigne une situation susceptible de blesser une personne[103]. La « peur » et la « crainte » d’entraîner la création d’une situation donnée se partagent une dizaine de mentions, notamment concernant la crainte de partialité des tribunaux[104]. Dans ce contexte, de manière intéressante, le Comité de révision de la procédure civile a proposé notamment de retirer du Code le critère d’« inimitié capitale », subjectif et complexe à évaluer, puisqu’il est inclus, à son avis, dans la « crainte de partialité[105] ». Le texte du nouveau Code ne contient plus de référence directe au sentiment d’inimitié, celui-là même qui a été plaidé par le colonel Gugy, avec les résultats que nous avons exposés[106]. La réalité de l’« inimitié » n’a pas quitté l’univers interprétatif de l’article en question, mais sa présence dans le Code devient désormais implicite.

2.2 L’« esprit » du Code de procédure civile

Ainsi, bien que le Code comporte maintenant des nouvelles caractéristiques que plusieurs appellent un « esprit[107] » ou une « nouvelle culture judiciaire[108] », celles-ci ne prévoient pas une mention explicite des sentiments dans l’organisation judiciaire et son fonctionnement procédural. En ce sens, le Code québécois actuel conserve l’héritage de ceux qui l’ont précédé, de la rationalité qui a présidé à sa rédaction au milieu du xixe siècle et des traditions juridiques qui lui ont donné naissance[109].

Cependant, cette mise en retrait cède parfois devant d’autres impératifs et révèle une réceptivité de la procédure civile à des représentations collectives et à des sentiments. Le Code permet par exemple la rétractation d’un jugement par le tribunal qui l’a rendu depuis plusieurs décennies[110]. Les critères définis par le Code ont été modifiés lors de la récente réforme de la procédure civile. Le texte emploie désormais une locution déjà vivante dans l’univers judiciaire, mais qui a été explicitement ajoutée au Code lors de la réforme du début du xxie siècle. La rétractation d’un jugement est désormais possible, notamment dans le cas où le maintien de celui-ci est « susceptible de déconsidérer l’administration de la justice[111] ». L’introduction du critère ainsi formulé dans le Code a officiellement pour objet de rendre plus fluide l’application du droit. Délaissant la liste restrictive des exemples, le législateur offre alors un guide permettant d’orienter l’interprétation de l’article afin de compléter les situations autrement prévues et de gérer celles qui pourraient se présenter[112]. Par analogie, rappelons que, dans le contexte de la preuve civile, le tribunal peut — et occasionnellement doit — rejeter des preuves susceptibles de « déconsidérer l’administration de la justice[113] ».

Dans le langage courant comme dans le langage juridique, le terme « déconsidérer » signifie faire perdre à quelqu’un la considération ou bien l’estime d’une ou plusieurs personnes ou encore l’en priver[114]. Le Code invite donc les acteurs à considérer l’atteinte faite, d’une manière ou d’une autre, à la confiance qui peut être placée socialement dans l’institution qu’est le système judiciaire. Sous l’apparente neutralité des termes, à quoi se réfère cette expression ?

Pour leur part, les tribunaux ont interprété ce critère, tant pour son application en procédure civile que par référence aux autres textes qui font état de cette possible déconsidération de la justice. Exemple intéressant, la Cour du Québec s’est penchée en 2016 sur la signification attachée à cette expression dans le nouveau Code lui-même. Après avoir signalé brièvement son usage conformément à la Charte des droits et libertés de la personne et au Code civil du Québec, elle rappelle que la réflexion du juge devra alors être menée en tenant compte de deux idées fondatrices du système judiciaire, soit la stabilité des jugements et la « recherche de la vérité[115] ». L’analyse rejoint celle qui est présentée en matière de preuve civile, par exemple[116]. Selon le juge, la première constitue « un outil précieux pour la prévisibilité du droit, la résolution pacifique des conflits et le maintien conséquent de la paix sociale », alors que la seconde n’est ni plus ni moins que le but et la principale caractéristique d’un système judiciaire[117]. Celles-ci doivent être appréciées du point de vue d’une personne raisonnable et, reprenant les termes d’une décision plus ancienne, ont pour objet le « maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard[118] ». L’image idéale du système judiciaire se forge ici entre droit et stabilité, sérénité et confiance.

Par ailleurs, le nouveau Code tente aussi de répondre à l’ambition de rendre ce que l’on désigne comme la « justice » plus accessible à toutes les personnes engagées dans le système judiciaire ou dans une instance particulière. Il a été préparé dans l’intention avérée d’être plus proche de la réalité des tribunaux et des justiciables. Lorsqu’il est question de l’expérience de chacun en matière judiciaire, la sérénité du lieu, des échanges et des débats se présente-t-elle à l’esprit ? Pour ceux et celles qui en font l’expérience, assurément. Se retrouve-t-elle alors dans une réflexion collective contemporaine ?

Dans les faits, sans être indiquée précisément dans le nouveau Code, la sérénité n’est pas absente de la réglementation qui existe en vertu de ce dernier. Ainsi, le règlement de procédure civile de la Cour supérieure et celui de la Cour du Québec la mentionnent. Dans le cas de la Cour supérieure, cette affirmation est énoncée à propos de la réglementation de la présence des médias lorsqu’ils sont susceptibles, selon le tribunal, de perturber la sérénité des débats[119]. En ce qui a trait à la Cour du Québec, le pouvoir de rendre des ordonnances pour maintenir la sérénité des débats est réitéré d’une manière plus large[120]. La mention explicite de la sérénité a figuré dans la version du règlement de procédure civile de la Cour d’appel en vigueur jusqu’en 2015[121]. Le règlement actuel n’y fait plus allusion, favorisant probablement une formulation plus large du pouvoir du tribunal[122]. En effet, il est intéressant de noter que les pouvoirs en cette matière sont souvent associés à d’autres impératifs : le décorum, le respect des droits des parties et la saine administration de la justice, etc.[123]. Dans ce contexte, l’article 14 du Code pourrait permettre d’aborder cette sérénité de manière implicite, notamment en considérant l’obligation de « respect et retenue » qui s’applique à toute personne présente à l’audience. Quoi qu’il en soit, la sérénité demeure présente dans l’univers législatif de la procédure civile. Qu’en est-il de son univers philosophique et interprétatif ?

Dans l’esprit du nouveau Code, une forme de souplesse doit aussi être permise pour tenir compte de certaines caractéristiques des causes particulières, et ce, en vue de mieux accompagner les justiciables dans l’exercice de leurs droits[124]. La reconnaissance et la codification de « principes directeurs » et d’une disposition préliminaire jouent notamment ce rôle. Si la procédure civile québécoise possède une couleur spéciale, ses règles doivent donc savoir prendre les nuances des causes qu’elles ont à encadrer, ce qui permet d’exposer des actes oralement ou par écrit dans des circonstances précises, par exemple[125]. La recherche de la sérénité en procédure civile ne peut donc faire abstraction de ces articles. Ainsi, le deuxième alinéa de la disposition préliminaire énonce un certain nombre de valeurs qui encadrent l’interprétation du Code[126]. Selon cet alinéa, il est nécessaire de promouvoir un climat de coopération et d’équilibre qui favorise le respect des personnes, leur participation à l’évolution du dossier devant les tribunaux et le règlement du différend ou du litige de la manière la plus rapide et proportionnelle possible. Or, ce climat souhaité rejoint en partie ce que recherchent les tribunaux et les parties en parlant de la sérénité des débats. Ou, s’il n’y a pas parfaite adéquation dans l’esprit de tous, la sérénité n’est-elle pas le complément naturel et nécessaire des valeurs prônées par cette partie de la disposition préliminaire ?

À ce stade, nous soumettons l’hypothèse que, sans être explicitement indiqué dans le Code actuel, l’établissement de ce sentiment de sérénité dans le cadre judiciaire pourrait faire partie des objectifs de la procédure civile. Notre étude étant exploratoire, notre hypothèse et nos résultats demanderont une vérification et une validation plus approfondies. En outre, les articles codifiant les principes directeurs et les valeurs dans la loi sont l’expression schématisée, résumée, des principes et des valeurs qu’ils sous-tendent. Leur contenu implicite et leur interprétation s’avèrent donc d’une grande importance. Ils introduisent dans l’univers de la procédure civile codifiée cet « esprit » mentionné plus haut. Par conséquent, même sans l’énoncer, nous estimons possible d’argumenter que, à l’intérieur de l’échantillon considéré, la sérénité est à la fois un sentiment et une valeur sous-jacente dans le contexte judiciaire et qu’elle est pertinente par rapport à l’application des autres règles du Code. Sa portée interprétative en ce qui a trait aux règles procédurales resterait à déterminer par des travaux complémentaires, mais elle est ressentie comme une composante du fonctionnement et de la perception du système judiciaire. Elle devient, par le fait même, partie des objectifs implicites de l’application de ces mêmes règles.

Durant l’instance, l’approche sereine du dossier se révèle un exercice complexe pour tous les acteurs. Cependant, elle peut alors garantir des conditions favorables à l’expression d’autres valeurs et à l’application des principes directeurs : elle favorise l’audition complète de la cause, elle facilite théoriquement les démarches procédurales et entre les parties, ce qui devrait aider notamment à un cheminement procédural proportionnel et à la coopération entre les parties. Son incidence sur l’atmosphère de l’instance est immédiate. La sérénité judiciaire semble donc une composante de l’ensemble des valeurs qui encadrent et sous-tendent le Code. Quant à la sérénité sociale, elle n’a pas perdu de sa pertinence concernant la représentation collective des fins de la justice et l’apaisement social qui devrait découler de la résolution des litiges. Dans ce sens, elle pourrait aussi aider à définir les objectifs systémiques du Code, plutôt que découler immédiatement de l’application des règles. Cependant, nous jugeons nécessaire d’ajouter que la sérénité en question demeure toujours partiellement « désincarnée ». En effet, elle peut permettre de construire un environnement serein, qu’il soit judiciaire ou social, théoriquement bénéfique à l’expression de leurs difficultés, à la décision sur le droit et au bon fonctionnement de la société. Cependant, elle ne peut susciter chez toutes les parties à l’instance le sentiment intime de sérénité personnelle qu’elles recherchent peut-être : la sérénité n’est en réalité qu’un facteur externe capable d’en appuyer les possibilités d’épanouissement.

Conclusion

Dans ce qui précède, nous avons exploré l’existence d’un discours, voire d’une perception construite autour du système judiciaire québécois, tous deux liés à la procédure civile du Québec, à la recherche d’un sentiment : la sérénité. Ce rapide tour d’horizon montre que le discours concernant ce sentiment, qu’il est possible — selon nous — d’envisager à titre de « valeur sous-jacente », possède plusieurs facettes. La présence de la sérénité se révèle relativement restreinte dans la législation concernant le droit judiciaire et la procédure civile. Cependant, ce silence qui l’entoure souvent peut être révélateur : elle est plus souvent revendiquée en son absence que mentionnée si elle est présente. De surcroît, elle s’applique fréquemment à la conception fondamentale du fonctionnement d’un tribunal judiciaire civil et a une incidence sur les conséquences des décisions rendues, comme le survol de quelques causes de jurisprudence l’a établi. Dans ce contexte, elle est recherchée pour ses fonctions judiciaire et sociale. La sérénité à laquelle aspire la majorité doit réconcilier diverses forces humaines et provenir d’une interaction de plusieurs règles judiciaires, y compris des principes directeurs. Durant le procès ou le processus de règlement du différend, elle naît de la mesure avec laquelle chaque partie et chaque acteur de l’instance soumet ses arguments, modèle son action en proportion des besoins et accepte de coopérer pour en arriver à une résolution de la difficulté. Par la suite, elle dépend aussi de la façon dont il est possible d’utiliser la décision judiciaire pour rebâtir, sinon les ponts entre les parties, du moins une situation exempte de conflit entre elles qui leur permettra de reprendre le chemin de leurs vies. De surcroît, elle peut, croyons-nous, présenter une certaine communauté spirituelle avec des valeurs inscrites dans la disposition préliminaire du Code.

La sérénité correspond-elle à une vision utopique ? Est-ce un mythe qui magnifie l’apport du système judiciaire étatique et, d’ailleurs, des modes de prévention et de règlement des différends, à la régulation sociale en vue de justifier les décisions prises collectivement pour prévenir les débordements et dénouer les inévitables conflits d’un groupe d’individus vivant en communauté ? L’interrogation s’avère légitime, et la critique du rêve d’une sérénité non troublée aurait de nombreux fondements. Cependant, l’aspiration à la sérénité garde sa pertinence tant que l’institution judiciaire se réclame d’impartialité et d’intégrité et d’un rôle d’apaisement social, entre autres aspects. Quant à la présence de la sérénité dans les débats judiciaires, elle se manifeste peut-être lorsqu’ils atteignent un point d’équilibre, entre raison et sentiments.