Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 23, numéro 1, automne 2012 Cinélekta 7 — Recherches actuelles
Sommaire (10 articles)
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Présentation
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Bonjour d’Ozu, le régime médiatique de la télévision et les limites du cinéma
Suzanne Beth
p. 13–33
RésuméFR :
Sous ses airs de comédie de voisinage, Bonjour (1959), remake de Gosses de Tokyo (1932), film également réalisé par Ozu, se présente comme une réflexion médiatique opérée à la surface des images. Le médium télévisuel s’y comprend comme un régime possible du cinéma, dont Ozu s’efforce de dissocier sa pratique cinématographique. Organisé par une tension entre ordre et disparité, le film s’attache à rendre tangible, cinématographiquement, la différence entre un ordre prédéterminé, pouvant être imposé soit par des images conçues sur le mode de la communication, soit par une autorité surplombante, et un cinéma auprès de son propre désordre. Sa question fondamentale est de savoir quelle est la mise en ordre possible pour le cinéma. Elle implique une distance prise avec le pouvoir explicatif du récit, particulièrement manifeste dans la résolution du film. La pratique cinématographique d’Ozu se caractérise ainsi par son caractère paradoxal, sa proximité avec les limites propres au cinéma, seuil où s’énoncent à la fois sa puissance et son impuissance, pour reprendre les termes éclairants de Giorgio Agamben.
EN :
Under the guise of a neighbourhood comedy, Good Morning (1959), a remake of I Was Born, But . . . (1932), both by Ozu, becomes a reflection on media carried out on the surface of the images. Here television is seen as a possible form of cinema, from which Ozu seeks to disassociate his work as a film director. Organized by a tension between order and disparity, the film endeavours to make tangible, cinematically, the difference between a predetermined order, which can be imposed either by images conceived on the mode of communication or by an overarching authority, and a cinema close to its own disorder. The author’s fundamental question is to know what ordering is possible for cinema. This involves distancing oneself from the explicatory power of the narrative, which is particularly manifest in the resolution of the film. Ozu’s cinema is thus characterized by its paradoxical nature and its proximity to the boundaries of the medium, the threshold where both its power and impotence are expressed, to adopt the enlightening terms used by Giorgio Agamben.
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L’interprétation du film
Jean-Pierre Esquenazi
p. 35–54
RésuméFR :
L’auteur s’intéresse à l’activité interprétative quand elle s’applique aux films. Son point de départ est un constat : les interprétations des publics sont diverses, retenant du film des aspects souvent différents. Pourtant chaque membre du public est toujours persuadé que les significations qu’il trouve au film appartiennent à celui-ci et ne sont pas dépendantes de son jugement. Pour résoudre ce paradoxe, l’auteur prend l’exemple de plusieurs interprétations de Vertigo, film célèbre par la diversité des interprétations de sa narration. Il cherche à comprendre comment se développent des interprétations variées et cohérentes du film. Empruntant la notion de cadre d’interprétation (Fish, Goffman) pour mesurer les rencontres entre un film et des spectateurs, il montre que chaque critique définit les critères de son jugement en fonction du contexte culturel, politique, etc. (du cadre d’interprétation) où il se trouve. Partant d’un même cadre, plusieurs interprétations peuvent cependant être différentes. Il faut alors recourir à la théorie énonciative de Käte Hamburger pour comprendre comment se différencient de façon fine des interprétations proches par les critères de jugement employés mais éloignées par le point de vue.
EN :
The author explores interpretative activity when it is applied to films. His point of departure is an observation : different audiences interpret films in different ways, deriving diverse things from the experience. And yet each member of the audience is certain that the significations they find in the film belong to the film alone and do not depend on their judgement. To resolve this paradox, the author takes the example of several interpretations of Vertigo, a film famous for the diversity of interpretations of its narrative. Using the idea of the frame of interpretation (Fish, Goffman) to measure the encounters between a film and its viewers, he demonstrates that each critic defines the criteria of his or her judgement according to their cultural, political, etc. context (the frame of interpretation). Starting out from the same frame, several interpretations may nevertheless be different. We must thus employ Käte Hamburger’s theory of enunciation to understand the fine distinctions that exist between interpretations that are closely similar in their criteria of judgement but dissimilar in their point of view.
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Les répétitions contrariées. Sur Beau travail de Claire Denis
Caroline Renard
p. 55–71
RésuméFR :
Beau travail de Claire Denis fait partie des films qui nous invitent à les aborder sous l’angle de la répétition. Figure esthétique majeure des arts du xxe siècle, la répétition peut aussi être une forme discrète qui circule d’image en image. Parfois elle se cache et se déguise d’un plan à l’autre au sein d’un même film. Dans une approche analytique, l’auteure de cet article emploie la notion de « plan de consistance » présentée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux (1980) pour proposer une étude figurative des formes de la répétition dans Beau travail. Deleuze et Guattari ont défini le « plan de consistance » comme un espace formel qui est simultanément un fond et un volume, une armature et une trame. Cet espace résiste dans la durée. En termes de cinéma, le plan de consistance d’un film est élaboré par l’articulation des plans, par la composition des cadres, par les mouvements qui animent l’espace ou les trajets qui le parcourent. Il constitue un repère visuel parfois fuyant, en mouvement mais repérable. L’analyse de Beau travail montre que les répétitions, loin de simplement construire des effets narratifs ou scéniques, participent de la mise en place d’un socle perceptif à la fois récurrent et variable, d’une trame visuelle reconnaissable et instable. L’auteure met ainsi au jour, dans l’économie figurative de ce film d’inspiration littéraire et musicale, l’élaboration de ce « plan de consistance » comme fond visible et invisible du montage filmique.
EN :
Claire Denis’s Beau travail is one of those films which invite us to view them from the point of view of repetition. A major aesthetic device of the twentieth century, repetition can also be a discrete form circulating from image to image. Sometimes it hides and disguises itself from one shot to the next in the same film. Using an analytical approach, the author employs the concept “plane of immanence” proposed by Gilles Deleuze and Félix Guattari in A Thousand Plateaus (1980) to engage in a figurative study of the kinds of repetition found in Beau travail. Deleuze and Guattari defined the “plane of immanence” as a formal space that is simultaneously a backdrop and a volume, a frame and a thread running through it. This space resists over time. In the cinema, the plane of immanence develops through the articulation of shots, the composition of the images and the movements that animate the space or the trajectories traversing it. It is a sometimes-receding visual bearing, in motion but locatable. The author’s analysis of Beau travail demonstrates that its repetitions, far from simply constructing narrative or theatrical effects, contribute to the establishment of a perceptive base at once recurring and variable, a visual thread that is recognizable and unstable. She thus brings to light, in the figurative economy of this film inspired by literature and music, the establishment of this “plane of immanence” as the visible and invisible backdrop to film editing.
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De la dispersion en histoire du cinéma
Édouard Arnoldy
p. 73–92
RésuméFR :
On propose ici une réflexion théorique sur l’écriture de l’histoire du cinéma, dont l’assise conceptuelle est une « archéologie du cinéma » qui se situerait à la croisée de ces deux formes indépendantes l’une de l’autre que sont l’archéologie de la modernité de Walter Benjamin et l’archéologie du savoir de Michel Foucault. L’article se consacre essentiellement à la conciliation de ces deux formes d’archéologie, à laquelle ont contribué des auteurs majeurs comme Hans Belting, Fernand Braudel et Erwin Panofsky. L’auteur montre comment les deux modèles archéologiques semblent parfois converger et conduire à une approche du cinéma qui se situerait au coeur d’un réseau de « séries de séries » (selon la formule de Foucault). Pareille observation l’invite à un retour sur la notion de « série culturelle », dont André Gaudreault a dressé les contours et renouvelé la perspective. Dans le cadre de sa réflexion sur l’écriture de l’histoire du cinéma et ses temps hétérogènes, l’auteur montre comment la notion de « série culturelle » doit être pensée dans un cadre théorique.
EN :
The author offers a theoretical reflection on the writing of film history, one whose conceptual underpinning is an “archaeology of cinema” located at the crossroads of two archaeologies unrelated to each other: Walter Benjamin’s archaeology of modernity and Michel Foucault’s archaeology of knowledge. The article is essentially devoted to the reconciliation of these two forms of archaeology, to which major authors such as Hans Belting, Fernand Braudel and Erwin Panofsky have contributed. The author shows how these two archaeological models appear at times to converge and lead to a film approach at the centre of a network of “series of series” (according to a formula of Foucault’s). This observation invites the author to revisit the concept “cultural series,” whose contours André Gaudreault has outlined and to which he has brought a new perspective. The author shows, as part of his thinking on writing film history and its heterogeneous epochs, how the concept “cultural series” deserves to be conceived within a theoretical framework.
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Du filmage au tournage : débrayer l’effet-archives de l’enregistrement cinématographique
André Gaudreault et Philippe Marion
p. 93–111
RésuméFR :
Dès lors qu’on appréhende l’appareil de prise de vues comme simple dispositif de filmage (au sens d’enregistrement), tout document filmé se voit doté d’une valeur d’archives. Il conviendrait cependant de distinguer le filmage (qui est un procédé) du tournage (qui est une procédure). Le filmage se soumet au principe d’une réalité à capter, alors que le tournage autoriserait un opérateur-sujet à initier un processus de sublimation de l’image enregistrée. Un détour par la présentation d’opéras filmés dans les salles de cinéma permet d’examiner les modalités de diffusion de ce type de prestation scénique pour laquelle des metteurs en images « virtuoses et agités » superposent au discours de la mise en scène spécifiquement opératique une nouvelle couche de sens. Un peu à l’image de la sublimation du filmage à laquelle la procédure du tournage cinématographique donne lieu, en transfigurant et en transcendant le matériel capté, par l’ajout d’une nouvelle couche d’« interprétation plastique » (Canudo). D’où la proposition de distinguer archivage de reproduction et archivage d’expression. Le premier est basé sur les seules capacités enregistreuses du film. Le second transcende ces capacités, de la part d’un média qui développe alors une expressivité qui lui est propre. Si l’effet-archives est en quelque sorte « embarqué » dans le dispositif de reproduction qu’est l’appareil de prise de vues, l’expression nécessite au contraire une volonté exogène de négocier avec les virtualités expressives d’un média.
EN :
Once the moving picture camera is seen simply as a filming apparatus (in the sense of recording something), all filmed documents take on archival value. We should nevertheless distinguish between filming (which is a process) and shooting (which is a procedure). Filming submits to the principle of a reality to be captured, while shooting gives an operator-subject leave to initiate a process of sublimation of the recorded image. Through a discussion of opera broadcasts in movie theatres, the authors examine the means of disseminating this kind of stage performance, for which “virtuoso and fidgety” putters into images superimpose a new layer of meaning onto the discourse of the specifically operatic mise en scène in a manner somewhat like the way film shooting gives rise to the sublimation of filming by transfiguring and transcending the material captured through the addition of a new layer of “plastic interpretation” (Canudo). Hence the proposal to distinguish between reproductive archiving and expressive archiving. The former is based solely on film’s recording capabilities, while the latter transcends this capacity on behalf of a medium which then develops its own expressivity. While the archival effect is in a sense “inherent to” the reproductive apparatus constituted by the moving picture camera, expression, on the contrary, requires an outside will to negotiate with the expressive potentialities of the medium.
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From Caméra-Stylo to Photobook: On Chris Marker’s Staring Back
Jan Baetens
p. 113–132
RésuméEN :
In this article, the author analyzes Chris Marker’s photography, in particular the project Staring Back (an exhibition and a book, published in 2007), which offers a synthesis in fixed images of the film career of this author who has always explored the blurred boundaries between the still and the moving image (for example in his 1962 cult movie La jetée, or in later photo-films such as Si j’avais quatre dromadaires, 1966, and Le souvenir d’un avenir, with Yannick Bellon, 2001). The author relies on Marker’s notion of the “superluminal” (which refers to a special way of selecting still images out of the flow of moving images) as well as on contemporary and historical discussions on intermediality (inside and outside the domain of film studies alone) and cinephilia (as a specific way of combining writing and filming), to propose a close reading of Staring Back. In this reading, the author places strong emphasis on the political issues around looking and the relationship between artist and model.
FR :
Dans cet article, l’auteur propose une analyse des travaux photographiques de Chris Marker, plus particulièrement de son projet Staring Back (qui est à la fois une exposition et un livre publié en 2007). Cette oeuvre peut se lire comme une synthèse en images fixes de la carrière cinématographique d’un auteur qui s’est toujours efforcé d’explorer les limites instables entre image fixe et image mobile, comme dans son film-culte La jetée (1962) ou dans des productions telles que Si j’avais quatre dromadaires (1966) ou Le souvenir d’un avenir (avec Yannick Bellon, 2001). L’auteur appuie son analyse sur trois éléments : 1) le concept markérien de « superluminal », qui renvoie à une technique consistant à détacher certaines images fixes du flot d’images mobiles, 2) les débats plus ou moins récents sur l’intermédialité, à l’intérieur comme à l’extérieur des études du cinéma, et 3) la notion de cinéphilie, entendue ici comme une certaine façon de combiner écriture verbale et écriture filmique. Ces trois éléments l’aident à soutenir une lecture rapprochée de Staring Back, qui met fortement l’accent sur les enjeux politiques du regard, d’une part, et sur les rapports entre artiste et modèle, d’autre part.
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Maurice Bulbulian et l’art du langage
Martin Jalbert
p. 133–148
RésuméFR :
La production cinématographique du documentariste Maurice Bulbulian est ici lue comme un art marqué au coin de la condition spectrale du langage, où la vérité doit toujours composer avec la coïncidence entre relation et non-relation (Derrida, Rancière). Cet art du langage ne donne pas des documentaires dont les images seraient dotées du pouvoir de résumer une histoire ou de faire parler ce qui se tait, mais un cinéma accueillant des êtres de langage dépourvus de pouvoir dans l’ordre du monde et se constituant, à la faveur des mots, comme sujets politiques capables d’identifier les torts collectifs qui les concernent. Or, les films du cinéaste sont aussi faits de la puissance du montage par lequel le mensonge toujours possible des apparences et des mots se transforme en « vérité » (Bulbulian). Par le montage, les films parviennent à faire résonner les discours dans l’évidence de ce qui est montré à l’écran et à ainsi faire concurrence à la condition spectrale des mots, cette condition d’entités détachées de tout corps de vérité. Cet art contradictoire permet de situer le cinéma politique de Bulbulian par rapport à d’autres pratiques du cinéma direct québécois (Perrault, Leduc, Falardeau).
EN :
In this article the documentary films of Maurice Bulbulian are read as bearing the stamp of the spectral condition of language, in which truth must always accommodate the coincidence of relation and non-relation (Derrida, Rancière). This art of language yields documentaries in which the images are not endowed with the power to sum up a story or to make speak that which is silent; instead, it gives rise to a cinema of speaking beings deprived of power in the world order and establishing themselves, through words, as political subjects capable of identifying the collective wrongs that affect them. Yet Bulbulian’s films also employ the force of editing, through which the potential falsehood of words and appearances becomes, in his words, “truth.” Through this editing, his films succeed in making these discourses resonate in the obviousness of what is shown on screen, thereby competing with the spectral condition of words, the condition of entities detached from any body of truth. This contradictory art makes it possible to locate Bulbulian’s political cinema in a lineage of other Quebec cinéma direct practices (Perreault, Leduc, Falardeau).