Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 30, numéro 1, été 2022 Mobilités Sous la direction de Richard Bégin et Gilles Mouëllic
Sommaire (10 articles)
Dossier
Mobilités
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Présentation
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Vers une « danse photogénique ». Dispositifs portatifs et imaginaire du mouvement corporel dans les premières théories françaises du cinéma
Laurent Guido
p. 13–32
RésuméFR :
Les réflexions sur la dimension « haptique » ou « tactile » des dispositifs médiatiques actualisent, développent et exploitent systématiquement certaines virtualités du médium cinématographique qui ont été identifiées depuis sa période d’émergence. Effets illusionnistes fondés sur l’analyse du mouvement, simulation du relief, diffusion à distance et en direct, ou encore possibilités de tournage offertes par la miniaturisation et la maniabilité des appareils de prise de vue : toutes ces possibilités ont été régulièrement associées au cinéma dans les débats nourris qui lui ont été consacrés dans la France des années 1920. La présente étude vise à montrer à quel point la nouvelle relation symbiotique, qui a alors été mise en évidence entre les propriétés perceptives de la machine et celles du corps humain, fait écho tant aux termes d’un imaginaire théorique particulier, tourmenté par la problématique du mouvement, qu’à la mise au point et à la diffusion de techniques destinées à accroître la « portabilité » des appareils de prise de vue.
EN :
Reflecting on the “haptic” or “tactile” dimension of media devices brings into the present time, develops and makes systematic use of certain potentialities of the film medium which have been identified since the period of its emergence. Illusionist effects based on the analysis of movement, the simulation of three dimensions, remote or live broadcast and the possibilities offered for filmmaking by the miniaturization and portability of the camera: all these possibilities were regularly associated with cinema in the prolonged discussions around it in France in the 1920s. The present study seeks to demonstrate the extent to which the new symbiotic relationship made apparent at the time between the perceptive properties of the machine and those of the human body echo both the individual theoretical imaginary, tormented by the question of movement, and the development and dissemination of technology intended to increase the “portability” of moving image recording devices.
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Dans le mouvement du monde. La musique pop filmée par le cinéma direct
Gilles Mouëllic
p. 33–50
RésuméFR :
L’attention actuelle portée aux techniques audiovisuelles par les chercheurs a permis de donner un nouvel éclairage à plusieurs moments de l’histoire du cinéma. Parmi ceux-ci, on compte l’avènement du cinéma direct, au tournant des années 1960, qui permet de reconsidérer les liens entre l’émergence de formes inédites et une société en pleine mutation, quinze années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement au cinéma hollywoodien, qui tente de se renouveler en accentuant la dimension spectaculaire de la projection en salle, le direct est une manière pour le cinéma documentaire de s’inscrire dans un mouvement plurimédiatique qui concerne la télévision, la radio ou le disque, avec pour points communs des enjeux de mobilité, préoccupation majeure d’une époque riche en innovations techniques. Plusieurs cinéastes américains consacrent alors des longs métrages à la musique pop, avec l’intuition qu’il s’agit là de l’expression la plus vive d’une jeunesse en train d’inventer ce qu’on appellera plus tard la « contre-culture ».
EN :
The attention paid to audiovisual technology by researchers today has made it possible to shine new light on several moments in film history. Among these is the advent of direct cinema in the late 1950s and early 1960s, making it possible to rethink the connections between the emergence of new forms and a society in the midst of sweeping changes fifteen years after the end of the Second World War. Arising at the same time as Hollywood cinema was trying to inaugurate a period of renewal by accentuating the spectacular quality of movie-theatre projection, direct cinema was a way for documentary cinema to take part in a movement involving many media forms, including television, radio and recorded music. What these media had in common were questions around mobility, a major concern at a time of plentiful technological innovations. Several filmmakers in the United States at the time made feature-length pop music films with the intuition that this was the liveliest expression of a generation of youth in the process of inventing what would later be called the “counter-culture.”
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Mobilité(s) de l’écoute. De la schizophonie à la résonance
Véronique Campan
p. 51–70
RésuméFR :
Cet article analyse les liens entre l’écoute du spectateur du xxie siècle et l’écoute mobile d’un auditeur muni d’écouteurs intra-auriculaires. L’écoute au casque induit des habitus comportementaux, professionnels ou sociaux, et modifie la manière dont on habite son environnement. Elle invite aussi à constamment remettre en cause ces habitus pour les adapter à des contextes diversifiés. Selon la manière dont on paramètre son baladeur MP3 ou dont on règle ses écouteurs, le donné sonore change, modulant le rapport à l’espace suggéré de façon auditive comme à l’espace dans lequel on se déplace. Cette pratique peut être considérée comme le paradigme d’une dynamique relationnelle dans l’exercice de laquelle l’auditeur et son environnement – sonore, spatial, temporel et humain – se modèlent mutuellement et entrent en résonance. Tout au long du déroulé audiovisuel d’un film, le spectateur fait lui aussi l’expérience d’une écoute en mouvement. En suivant Alex Tremain, l’adolescent skateur de Paranoid Park (Gus Van Sant, 2007), nous étudierons les conditions dans lesquelles le voyage immobile du spectateur peut, à son tour, devenir une expérience de la résonance.
EN :
This article analyzes the connections between the listening of spectators in the twenty-first century and the mobile listening of a listener using in-ear headphones. Listening with headphones gives rise to behavioural, professional or social habitudes and modifies the ways in which we inhabit our environment. It also invites us to constantly call these habitudes into question by adapting them to a variety of contexts. The sound will change according to the way one configures one’s MP3 player or adjusts its earphones, modulating both our relations with space proposed in an auditory manner and the space through which we move. This practice can be seen as the paradigm of a relational dynamic in the exercise of which the listener and his or her sound, spatial, temporal and human environment shape and become in tune with one another. As a film unfolds audiovisually, the spectator also experiences listening in motion. By following Alex Tremain, the teenaged skateboarder in Paranoid Park (Gus Van Sant, 2007), this article will study the conditions under which the spectator’s immobile journey can in turn become an experience of tuning in.
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Mobilographies. Pour un matérialisme écologiste
Richard Bégin
p. 71–87
RésuméFR :
Il y a de ces techniques au cinéma qui permettent à l’image d’afficher une certaine forme d’authenticité. L’usage de la caméra épaule en fait évidemment partie. Cette technique permet non seulement de souligner la présence physique du filmeur derrière la caméra ; elle permet également la captation des mouvements d’un corps filmant en situation de mobilité. L’auteur a nommé « mobilographie » ce geste technique qui consiste à enregistrer en images et en sons la présence d’un corps mobile et le dynamisme d’un environnement changeant et souvent perturbateur. La mobilographie est ainsi devenue un matériau filmique incontournable pour toutes productions audiovisuelles soucieuses d’ajouter à l’image un quotient de réalisme documentaire. Le présent article a pour objectif de retourner aux sources de ce geste technique, avant qu’il ne devienne, par la force des choses, une figure de style. L’auteur analyse les origines à la fois matérialistes et écologistes de ce geste en m’appuyant sur l’étude comparative d’une oeuvre de fiction de Noah Baumbach et de la production documentaire de Johan van der Keuken. Il démontre qu’en deçà de son utilisation discursive, la mobilographie est avant tout un mode distinct de connaissance du monde.
EN :
Some film techniques make it possible for the image to display a degree of authenticity. The use of the hand-held camera is clearly one such technique, which makes it possible not only to highlight the physical presence of the person behind the camera, but also to capture the movements of the filming body in motion. The present author has given the name mobilography to this technical gesture, which consists in recording in images and sounds the presence of a mobile body and the dynamic quality of a shifting and often disruptive environment. Mobilography has thus become a filmic material essential to any audiovisual production wishing to add a degree of documentary realism to the image. The goal of the present article is to return to the origins of this technical gesture before it became, by force of circumstance, a stylistic device. In it the author analyzes the at once materialist and ecological origins of this gesture, based on a comparative study of a fiction film by Noah Baumbach and the documentary output of Johan van der Keuken. The author will demonstrate that beyond its discursive use, mobilography is above all a distinct form of knowledge of the world.
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Le sujet selfique. La subjectivité mobile
Marina Merlo
p. 89–105
RésuméFR :
Le regard caméra s’applique généralement aux films narratifs et fictionnels, mais cet article propose d’interroger ce qui se passe quand nous regardons nos appareils portables, lorsque nous nous mettons en scène devant l’appareil. En analysant des « dronies » de voyage et une publicité GoPro, nous montrerons comment le regard et la gestuelle vers la caméra établissent une relation dialogique entre le sujet et un spectateur présumé quand les utilisateurs interagissent avec leurs appareils. Nous montrerons également comment les théories sur le regard caméra expliquent les notions d’immédiateté et d’artificialité, lesquelles sont essentielles pour comprendre les pratiques mobilographiques actuelles. Nos exemples illustrent les mêmes effets produits par le regard caméra dans un film de fiction, le spectateur devenant alors complice d’un visionnement cinématographique du monde. Le concept du regard caméra s’applique aussi à la pratique du selfie : penser l’autoreprésentation par appareils mobiles, comme cinématographique, permet de souligner le rôle de la médiation dans la gestion du rapport à autrui et de dépasser la critique trop souvent faite de narcissisme envers ces pratiques.
EN :
The camera’s gaze generally applies to narrative and fiction film, but this article proposes to interrogate what happens when we gaze into our portable devices at the time of posing for them. Through analysis of travel “dronies” and a GoPro advertisement, the author will demonstrate how our gaze and gestures towards the camera establish a dialogical relationship between the subject and a presumed viewer when users interact with their devices. The author will also show how theories of the camera’s gaze give an account of the concepts of immediacy and artificiality, which are essential to an understanding of present-day mobilography practices. The examples given illustrate the same effects produced by the camera gaze in a fiction film, as the viewer becomes a part of a cinematic view of the world. The concept of the camera gaze also applies to the practice of the selfie: conceiving self-representation through mobile devices as cinematic enables the author to underscore the role of mediation in the management of our relationship with the other and to go beyond the critique of narcissism too often made of these practices.
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Caméra portée et images de synthèse : vers une « portabilité augmentée » ? Le cas de la SimulCam d’Avatar de James Cameron
Jean-Baptiste Massuet
p. 107–126
RésuméFR :
Cet article cherche à interroger la relation entre la portabilité de la caméra de cinéma et l’imagerie de synthèse. Il invite à remettre en question, dans le cadre de productions intégralement « virtuelles » et composées sur ordinateur, la place accordée aux mouvements de caméra portée, alors même que les déplacements dans l’espace virtuel dépendent en premier lieu d’algorithmes et de trajectoires prédéterminées. L’article propose d’aborder cette question par le prisme d’un film particulier, Avatar (James Cameron, 2009), reposant sur une technologie à mi-chemin de l’imagerie de synthèse et du tournage en prises de vues réelles, la performance capture, ainsi que sur un dispositif de captation original prenant la forme d’une caméra portable, développée pour ce film. L’idée est de constater qu’à l’aune d’un désir de plus en plus marqué des infographistes d’inscrire leur production au sein d’un imaginaire singulier du cinéma d’action contemporain – reposant en grande partie sur la caméra portée –, de nouveaux appareils de captation voient le jour sous la forme, ici, d’une simulation de caméra portative : la SimulCam. Ce dispositif met en jeu un étonnant paradoxe qui réaffirme la place du cadreur dans la production de synthèse, tout en niant sa présence physique par le biais de fonctionnalités héritées du jeu vidéo.
EN :
This article will interrogate the connection between the movie camera’s portability and synthetic imagery. It invites readers to question, in the case of wholly “virtual” productions composed on a computer, the role granted to hand-held camera movements when even movements through virtual space depend in the first place on algorithms and predetermined trajectories. This article proposes to approach this question through the prism of a particular film, James Cameron’s Avatar (2009), which was based on a technology, performance capture, lying part-way between synthetic images and live-action photography, and on an original capturing system taking the form of a portable camera developed for the film. The idea is to establish that at the dawn of an ever-greater desire on the part of computer graphics artists for their work to be part of the singular imaginary of contemporary action cinema, based in large part on the hand-held camera, new capturing devices came into existence in the form, in this case, of a simulation of the portable camera: the SimulCam. This system brought into play an astonishing paradox which reaffirms the role of the camera operator in synthetic film production while at the same time negating his or her physical presence through features inherited from video games.
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« Le monde ne suffit pas. » Représentations audiovisuelles de la mobilité dans la saga James Bond (1962-2015)
Marie-Hélène Chevrier et Chloé Huvet
p. 127–149
RésuméFR :
Dès la sortie de James Bond 007 contre Dr No (Terence Young, 1962), la mobilité du héros constitue une part importante de l’identité de la saga : les multiples déplacements de l’espion vers des destinations lointaines et son usage de techniques de transport parfois dépaysantes en font un individu « hypermobile ». Par une approche croisée, cinémusicologique et géographique, cet article interroge la représentation des moyens de transport et des trajets de 007 à l’écran et leur inflexion, au fil des années, en lien avec l’évolution des mobilités au sein des sociétés dans la deuxième moitié du xxe siècle. La représentation de la mobilité, élément essentiel de la « formule Bond », dépend à la fois des choix de réalisation, des capacités physiques de l’acteur incarnant le personnage et des contextes économique, sociologique et technologique dans lesquels 007 évolue. Une analyse comparative détaillée de plusieurs courses-poursuites en voiture, illustrera ces évolutions à partir d’un type de scène incontournable.
EN :
Right from the release of the film Dr. No (Terence Young, 1962), the hero’s mobility played an important part in the identity of the series: James Bond’s many espionage travels to distant locations and his use of sometimes dizzying transportation technology made him a “hypermobile” individual. The present article, joining a cine-musicological approach with a geographical one, interrogates the depiction of 007’s means of transportation and his trips and their inflection over the years in keeping with the evolution of mobility in the latter half of the twentieth century. The depiction of mobility, an essential element of the “Bond formula,” depended at one and the same time on directing decisions, the physical capabilities of the actor playing the role of Bond and the economic, sociological and technological contexts in which 007 evolved. A comparative analysis by means of detailed discussion of several car chases will illustrate this evolution on the basis of such unforgettable kinds of scenes.
Hors dossier / Miscellaneous
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La ville dans le documentaire italien contemporain (2010-2020)
Ivelise Perniola
p. 153–166
RésuméFR :
Cet essai propose un parcours à travers la représentation de l’espace urbain dans le cinéma documentaire italien contemporain, en explorant certains thèmes récurrents comme le multiculturalisme et la banlieue, de même que le rapport entre la ville d’art et le tourisme de masse. L’analyse d’ouvrages récents conduit à l’émergence de certaines constantes esthétiques et thématiques, lesquelles tendent à laisser hors du champ certaines articulations centrales – telles que l’intégration de l’auteur lui-même à l’intérieur de l’espace urbain et de l’espace vécu directement par l’auteur, à quelques rares exceptions près – qui seront examinées dans le texte. Dans cet essai, nous verrons quelques exemples de documentaires de création réalisés au cours des dix dernières années, en mettant en lumière les textes qui s’écartent de la tendance « observative », selon la définition de Bill Nichols, qui tend à prévaloir dans le cinéma documentaire italien.
EN :
This essay surveys the representation of urban space in contemporary Italian documentary film by exploring certain recurring themes such as multiculturalism and the outskirts of cities, along with the relation between art cities and mass tourism. An analysis of recent films brings out certain aesthetic and thematic constants which tend to leave unseen various central connections, such as the integration of the filmmaker him- or herself into urban space and the space experienced directly by them, with a few rare exceptions which will be examined here. In this essay, the author will discuss a few examples of creative documentaries made over the past decade and highlight texts which distance themselves from the “observational” mode of documentary, in Bill Nichols’ description, which tends to dominate Italian documentary cinema.