Volume 16, numéro 2, octobre 2017 La drogue : aux limites de la société (1) Représentations Sous la direction de Marc Perreault
Sommaire (7 articles)
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Mot de présentation : Penser ensemble les limites de la société et de la drogue
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La représentation des drogues dans l’histoire des sociétés. Le cas français
Didier Nourrisson
p. 1–14
Résumé L’histoire des drogues se fond dans l’histoire des hommes. Le mot lui-même mélange santé (médicament) et maladie (toxique), bien-être et mal-être, humanité et dangerosité sociale. Les drogues et leurs usagers sont abondamment montrés dans la littérature et les arts. Leur présence même vaut la définition des normes de vie en société : tolérance ou intolérance, sociabilité ou disqualification sociale, intégration ou exclusion. Elles permettent même d’étudier les consommations et leurs représentations sous l’angle du genre. Question d’époque.Trois périodes sont en effet considérées : un temps où la curiosité pour les drogues le dispute à l’enthousiasme et où le savoir-vivre passe par l’échange entre pairs (XVIe-XVIIIe siècle) ; un temps où les drogues, sous l’effet de la démocratisation de leurs usages, commencent à inquiéter la gent médicale (XIXe siècle) ; un temps enfin où la réglementation, voire l’interdiction des drogues (stupéfiants, alcool et tabac) provoque la disqualification sociale des usagers.
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Réappropriations mutuelles. Ayahuasca et néochamanisme péruvien internationalisé
Sébastien Baud
p. 15–35
Résumé Dans cet article, je présente et analyse le paysage chamanique péruvien internationalisé et façonné par ce que j’appelle des « réappropriations chamaniques ». Ces dernières sont le fruit de rencontres entre nouvelles spiritualités européennes, sud et nord-américaines et néochamanismes locaux, entre celles et ceux qui voyagent à la rencontre de leurs chamanes et ces derniers. Ce paysage en devenir est attesté depuis une époque ancienne – je ne me hasarderai pas ici à donner une date –, comme en témoigne la circulation de plantes rituelles, médicinales et psychotropes et des noms qui les désignent. Autrement dit, ce que d’aucuns appellent le « tourisme chamanique » n’est pas à l’origine, mais participe d’un processus diffus. Pour le montrer, j’appuie mon propos sur une description de l’ayahuasca, cette plante psychotrope emblématique de ce paysage, puis celle du chamanisme awajun (famille linguistique jivaro, Pérou), peu familier, comparativement à d’autres, des « festivals chamaniques » et autres rituels « bricolés » organisés en Amérique ou en Europe. Enfin, j’aborde la rencontre et son intelligence, à travers un essai de compréhension de ce qui se joue dans l’expérience psychotrope des « modernes ».
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Devenir-plante : enlacements vivants en Océan Indien et en Amazonie
Julie Laplante
p. 36–54
Résumé Percevoir un médicament, un remède ou une drogue comme un objet pouvant nuire ou guérir selon une logique causale est possible selon un positionnement de l’extérieur. Si l’on se place au milieu des choses ou entre l’humain et le non-humain dans l’agencement-vie qui émerge entre les deux, il n’y a plus ni objet, ni sujet, mais un devenir. Voilà le lieu qu’occupent maintes chamanes et guérisseuses pour mieux connaître comment guérir avec les plantes, certaines de ces plantes étant communément nommées « drogue » ou « psychotrope », lorsque reconnues selon leurs propriétés biopharmaceutiques ou biomoléculaires. Dans cet article, je vise à montrer en quoi l’approche horizontale de guérisseurs en océan Indien et en Amazonie se comprend mieux par une approche phénoménologique rhizomique que par une approche généalogique de l’arborescence sur laquelle repose en grande partie l’approche scientifique actuelle. Trois études de cas démontrent respectivement en quoi devenir-plante se fait par le mouvement-repos, le rêve et l’affect. L’approche phénoménologique rhizomique en anthropologie proposée emprunte en partie à Deleuze et Guattari (1980) et permet de mieux comprendre comment il est possible d’entretenir des relations fructueuses avec les plantes. Une telle approche amène à privilégier un savoir obtenu par proximité, plutôt qu’à poser un regard de la distance typique du laboratoire qui extrapole la plante de ses contextes, voire d’elle-même, et qui s’intéresse le plus souvent à l’une des molécules de la plante plutôt qu’à ses synergies activées dans-la-vie.
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Altérités liminales. À propos de quelques usages contemporains de plantes psychotropes
Christian Ghasarian
p. 55–75
Résumé Cet article traite des représentations, discours et pratiques liés à quelques plantes psychotropes initialement employées dans les contextes shamaniques à travers le monde et désormais réappropriées dans le cadre d’une quête de soi. Après un bref retour sur les circonstances socioculturelles et les raisons individuelles de ces investissements dans les sociétés postindustrielles (reconnexion avec la nature, travail sur soi, développement personnel, recherche d’expériences fortes, rapport valorisé à l’inconnu, etc.), il présente un courant particulier dans l’offre des spiritualités alternatives contemporaines : l’approche néo-shamanique, avec ses modèles d’action inspirés des shamanismes, mais reformulés pour un public qui n’en possède pas le sens commun. La description de situations concrètes de ces prises de plantes psychotropes, illégales dans la plupart des pays, est suivie par celle des expériences vécues par les personnes les ingurgitant sous forme de breuvage. Bien qu’elles puissent parfois être pénibles, voire effrayantes psychologiquement ou physiquement, les expériences en jeu, liminales, dans un entre-deux de la conscience, sont fortes et quasiment toujours rétrospectivement envisagées comme « enseignantes » et transformatrices par les personnes impliquées. La notion de « travail » introspectif, systématiquement mobilisée et l’impact que ces expériences peuvent avoir dans leur existence distinguent ainsi ces substances psychotropes de l’usage ludique de celles communément classées dans la catégorie des drogues.
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Hyperespace dans le cyberespace : DMT et méta-ritualisation
Graham St John
p. 76–103
Résumé La DMT (N,N-diméthyltryptamine) est une puissante tryptamine à effet de courte durée qui a gagné en popularité au cours de la dernière décennie, indépendamment de l’ayahuasca, un breuvage visionnaire d’Amazonie dont elle est un des principaux ingrédients actifs. Réputée pour sa capacité à déclencher des expériences extracorporelles et de profondes modifications de la perception sensorielle, de l’humeur et des pensées, elle est devenue l’inspiration de toute une communauté underground d’amateurs louant les vertus « enthéogènes » de la DMT et d’autres psychotropes. S’appuyant sur les témoignages des utilisateurs provenant de sites référentiels en ligne et d’autres sources, le présent article s’attarde à décrire l’évènement de percée (breakthrough event) ou l’hyperespace provoqué par la DMT. Dépeinte comme un évènement de gnose et parfois comparée à une expérience de mort imminente, l’expérience de la DMT est souvent associée à des contacts avec des entités et à des manifestations de communication visuelle. Les récits des voyages dans l’hyperespace mettent en lumière la manifestation fondamentale de la substance et nous aident à comprendre la phénoménologie liminale de la DMT et des autres tryptamines. Les comptes-rendus de ces voyages témoignent d’un processus transitionnel, interne et individualisé. Bien que la transe causée par la DMT soit privée, ses conditions ontologiques sont rapportées publiquement, généralement de manière anonyme, sur des sites comme Erowid et DMT-Nexus. Il s’agit aussi d’explorer ici le rôle d’Internet, moyen d’expression universel, dans la création d’une communauté mondiale d’usagers et d’amateurs de ce psychotrope. La navigation dans le cyberespace, sorte d’hyperespace numérique, s’apparente au phénomène de désincarnation propre au « voyage » dans l’hyperespace induit par la DMT. Or, l’ontologie liminale de cet hyperespace est bien plus qu’une simulation ou une réalité virtuelle. Les usagers la considèrent comme une expérience de transformation personnelle authentique. Par analogie, voyages, passages et transitions qui émaillent ces récits relèvent d’une rhétorique méta-ritualisée. Cet article se veut donc une discussion exploratoire sur ce phénomène peu documenté, et aborde l’hyperespace à partir des trois formes de transition qui caractérisent sa phénoménologie méta-ritualisée.
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Penser et percevoir autrement les personnes qui font usage de drogues par injection
Hélène Poliquin
p. 104–124
Résumé Cet article propose une réflexion sur les caractéristiques des personnes qui font usage de drogues par injection (UDI) pouvant mener à un élargissement de la réponse sociale qui ira au-delà des interventions biomédicales ciblant des personnes « à risques ». Ainsi, le potentiel mobilisateur et les limites de la prise en compte des personnes UDI par d’autres caractéristiques sociales seront exposés. Il s’agit de la personne vue comme étant « vulnérable », « souffrante », « victime de discrimination et d’iniquités sociales » et enfin « en devenir ». Il sera exposé que la réponse aux « problèmes » sociaux des personnes UDI dépendra de notre aptitude, en tant que société, à repenser les actions autrement que par une approche sanitaire reposant massivement sur la prévention des risques biologiques et des maladies. Plus particulièrement, la prise en compte de l’individu comme un être en devenir, avec des projets qui lui sont propres, est capital pour se déprendre des pensées institutionnelles réductrices et pour humaniser la réponse sociale. Il est notamment nécessaire, dans une société qui se veut solidaire, juste et équitable, de voir à créer les conditions sociales essentielles. Il s’agit de créer des espaces de réduction des méfaits et de soin et de rendre accessibles diverses sources d’aide dont l’insertion sociale par l’emploi et le logement, des lieux d’écoute et des mécanismes de reconnaissance des forces et des aspirations singulières de ces personnes, sans tomber dans le piège des formules d’interventions toutes faites, des préjugés ou des stéréotypes.