Numéro 3, printemps 2004 Devenir-Bergson Becoming-Bergson Sous la direction de Christine Bernier et Éric Méchoulan
Sommaire (10 articles)
Devenir-Bergson / Becoming-Bergson
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Présentation
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L’image est le mouvant
Georges Didi-Huberman
p. 11–30
RésuméFR :
À l’époque où triomphait, dans les laboratoires de biologie, la méthode expérimentale théorisée par Claude Bernard, Henri Bergson a proposé une « philosophie expérimentale » dont le réel comme apparaître constituait l’objet central. Contrepoint à une véritable épistémologie des limites du scientisme, la proposition bergsonienne place les images au centre du connaître. À travers une mise en parallèle des modèles bergsoniens et des images instrumentalisées par Étienne-Jules Marey, ce texte questionne la constitution de l’image-temps à la fin du XIXe siècle.
EN :
At a time when the experimental method, theorised by Claude Bernard, was championed in biology laboratories, Henri Bergson proposed an “experimental philosophy” in which the “real”, understood as “what appears,” constituted the central object. Counterpoint to a true epistemology of the limits of scientism, the bergsonian project placed images at the center of knowing. By drawing a parallel between the bergsonian model and the instrumental images of Étienne- Jules Marey, this article interrogates the constitution of the “time-image” at the end of the 19th century.
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Une ombre dans le regard
Éric Lecerf
p. 31–49
RésuméFR :
L’une des caractéristiques essentielles de la philosophie d’Henri Bergson tient dans son refus d’entrer dans ce mode de systématisation de la pensée qu’est la dialectique. Au delà de son apport déterminant sur une ontologie dérivée de la durée, ou encore sur l’inscription de l’intuition comme sens initial propre à dé-substantialiser toute forme de dualisme, cet apport singulier permet de comprendre l’intérêt renouvelé pour cette oeuvre qui, de façon exemplaire, réintroduit du mouvement dans un être-pour-la-liberté auquel nulle négativité ne vient conférer sa raison d’exister. Cet article propose de retrouver comment Henri Bergson entreprend de se situer hors de la dialectique en interrogeant le renversement, tout à la fois discret et démiurgique, qu’il effectue du thème de l’ombre. À travers cette réfutation implicite du mythe fondateur de la caverne, nous le voyons ainsi conférer à la vie mécanique sa pleine valeur de vie aliénée.
EN :
One of the essential features of Bergson's philosophy is his refusal to enter this mode of systematisation of thinking that is dialectics. Beyond his fruitful contribution to an ontology derived from duration, or his understanding of intuition as the initial sense through which all forms of dualism can become desubstantiated, it is this singular feature that could help explain the renewed interest for his work which, in an exemplary fashion, reintroduces movement in a being-for-freedom who doesn't owe its existence to any form of negativity. This article proposes to investigate the way by which Bergson places himself outside of dialectics by interrogating the reversal, both discreet and demiurgic, that he operates on the theme of the “shadow”. Through his implicit refutation of the founding myth of the cavern, we can thus see him conferring to mechanic life its full value of alienated life.
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La transparence : obsession et métamorphose
Mireille Buydens
p. 51–77
RésuméFR :
Chaque époque est habitée par des métaphores caractéristiques qui en expriment les lignes de force. La transparence est incontestablement l’une d’elles aujourd’hui. On la retrouve en effet aussi bien en esthétique industrielle (« coquilles » transparentes des ordinateurs et autres objets technologiques) qu’en droit (obsession de la transparence des machines abstraites, suspicion du secret), et elle traverse tout autant l’architecture (utilisation du verre, expulsion des organes internes du bâtiment à l’extérieur) que l’économie (théorie de la transparence des marchés), voire la philosophie (éthique de la communication, chez Habermas par exemple). Cet article entend rechercher ce que signifie cette métaphore de la transparence au travers de ses multiples occurrences et de souligner quelques points de rencontre possible avec la pensée d’Henri Bergson.
EN :
Each epoch is inhabited by dominant metaphors that express its lines of force. Transparency is without a doubt one of those metaphors today. We find it as much within industrial aesthetics (transparent “shells” of computers and other technological objects) than law (obsession with the transparency of abstract machines, suspicion towards secrecy, etc). It traverses architecture (glass architecture, exteriorisation of the internal organs of buildings), economy (market transparency theory), even philosophy (the Habermasian ethics of communication, for instance). This article tries to analyse the meaning of this transparency metaphor through its multiple occurrences, and suggests certain points of possible juncture with the work of Henri Bergson.
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Le centre d’indétermination : une esthétique de l’interactivité
Grégory Chatonsky
p. 79–96
RésuméFR :
Les oeuvres dites numériques sont paradoxales et leur description reste un pari difficile à tenir. Elles mettent en jeu des tensions, des différends qui déstabilisent nos habitudes esthétiques. Certains concepts développés par Bergson, et déplacés par nous selon une méthode anachronique peuvent-ils nous permettre de mieux cerner certains régimes de l’interactivité? Le premier fil est celui qui relie le corps à l’action selon une pensée instrumentale singulière au regard de la tradition aristotélicienne. Avec Bergson, la perception n’est pas un phénomène passif, elle est bien au contraire liée à l’action. Percevoir c’est déjà s’engager dans le monde, dans le possible et l’image. Deuxièmement, cette instrumentalité n’est pas déterministe. Il y a un décalage entre les causes et les effets lié à l’intervalle même que nous sommes. La diachronie est un élément constitutif de la perception et de l’action. Enfin, la notion de centre d’indétermination qui définit le vivant n’est-elle pas au coeur d’une esthétique bergsonienne de l’interactivité?
EN :
Digital works of art are paradoxical and their description remains a difficult task to undertake. They bring into play tensions and divergences that destabilise our aesthetic habits. How can certain concepts developed by Bergson, once displaced following an anachronistic method, help us understand certain regimes of interactivity? The first path would be to link the body to action, following a very particular instrumental thinking, when compared with an Aristotelian tradition. With Bergson, perception is not a passive phenomenon, it is very much linked to action. Perceiving is a way of engaging oneself in the world, in the “possible” and in the “image.” Secondly, this instrumentality is not deterministic. There is always a split between causes and effects, linked to the interval that we are: diachrony is a constitutive element of perception and action. Finally, could the notion of “center of indetermination,” that defines the living being, be at the core of a Bergsonian aesthetic of interactivity?
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Diagramming Duration : Bergsonian Multiplicity and Chaos Theory
Paul Harris
p. 97–117
RésuméEN :
This essay traces Bergson's search for a language adequate to express the notion of “durée réelle” as a continuous multiplicity, in his work “Introduction à la métaphysique.” It then argues that computer-graphic images of chaos theory in fact provides such a language, and develops the conceptual and theoretical implications that follow from this correlation.
FR :
Cet article retrace les efforts menés par Bergson dans son « Introduction à la métaphysique », afin de découvrir une façon de représenter, par le langage, sa notion de « durée réelle », entendue comme une multiplicité continue. L’auteur suggère que les images graphiques générées par ordinateur afin de représenter la théorie du chaos en offrent la possibilité, avant de développer les conséquences conceptuelles et théoriques que cette corrélation entraîne.
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Bergson anachronique, ou la métaphysique est-elle soluble dans l’intermédialité?
Éric Méchoulan
p. 119–135
RésuméFR :
À la différence de maints penseurs contemporains, Bergson situe sa pensée dans le cadre explicite de la métaphysique; mais une métaphysique qui n’est plus celle de la substance et de la présence, il s’agit d’une métaphysique de la durée qui implique autant absence que présence. Par là, il est à la fois anachroniquement métaphysicien (obsolète), mais aussi penseur de l’être en tant qu’anachronique. Ce sont ces investissements qui intéressent aujourd’hui l’intermédialité.
EN :
Differing from many contemporary philosophers, Bergson inscribes his philosophy in the realm of metaphysics; but far from being a metaphysics of substance and presence, it is a metaphysics of duration which implies both presence and absence. He appears then both as an obsolete, anachronistic metaphysician, and as a philosopher of being as anachronistic. These investments are indeed what interests intermediality.
Artiste invité / Guest Artist
Hors dossier / Miscellaneous
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Variations sur l’insignifiant génétique : les métaphores du (non-)code
Thierry Bardini
p. 162–186
RésuméFR :
Cet article examine l’histoire de la biologie moléculaire à partir d’une perspective sémiotique sur la métaphore du « code génétique ». Celle-ci est considérée comme la catachrèse centrale d’un réseau métaphorique cybernétique développé depuis la naissance de la discipline dans les années 1950. En suivant la perspective de Paul Ricoeur, l’auteur suggère que la métaphore du « code génétique » peut produire une vérité scientifique et philosophique contre l’illusion référentielle. Cet argument est analysé à partir de la description de la partie non codante de l’ADN, entendue comme le résidu d’une métaphore qui considère l’ADN comme le médium d’un s-code, mais aussi comme l’objet d’un effet de réel/récit. Seule une multimodalité de référence pour la métaphore du code génétique pourrait rouvrir le champ de la découverte sur ces 97 % de l’ADN tenus par la métaphore cybernétique originelle comme des « détails insignifiants ».
EN :
In this paper, the history of molecular biology is examined in a semiotic perspective. It is argued that it is best to look at the trope of “the genetic code” as the key catachresis of a metaphorical network grounded in cybernetics and developed in molecular biology since the early 1950's. Following Paul Ricoeur's notion of the metaphor, the author intends to show that the metaphorical network of molecular biology's “genetic code,” conveys against the referential illusion a scientific and philosophic truth. The theoretical point on the truth value of the metaphor is made more concrete through a consideration of the non-coding part of DNA, as both the false residual of a metaphor that equates DNA with the medium of an s-code, and the object of an “effet de réel/récit.” Only an open mode of reference for “junk DNA” could open the way for a renewed understanding of DNA, away from the limited information theory metaphors that would qualify these 97 % of the human DNA sequences as “noise” or “insignificant details.”