Numéro 4, automne 2004 Aimer Loving
Sommaire (10 articles)
Aimer / Loving
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Présentation : aimer – la technique
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Aimer hors chant : réinvention de l’amour et invention du « roman »
Francis Gingras
p. 18–43
RésuméFR :
Cet article s’intéresse à la rupture du lien entre l’amour et le chant qui informait la poésie lyrique, en soulignant comment cette disjonction contribue simultanément à la reconfiguration de l’érotique des romanciers et à l’invention de la forme romanesque. Dès lors que la voix de l’amant-poète le cède à la voix narrative, la nouvelle forme « en roman » engage avec la musique un autre dialogue où l’amour change de forme et de sens. Les plus anciens textes traduits « en roman » ne sont pas seulement des témoins de ces transformations; ils expriment la tension qui existe entre les deux modes d’expression de l’amour qui se partagent alors la littérature vernaculaire : le chant et le récit. En devenant la voix désincarnée du conteur, voire du conte lui-même, le romancier prend le risque de la mimesis : c’est-à-dire celui de donner un corps aux voix du désir, de les soumettre aux rythmes du temps, et donc à la mort.
EN :
This article focuses on the rupture between love and song — initially constitutive of lyrical poetry — and highlights how this disjunction contributes both to the reconfiguration of the romancers' art of love and to the invention of the genre of romance. When the poet-lover's voice is replaced by the narrator's voice, the new form in the vernacular initiates a new dialogue with music, and thus entails love itself to change its form and meaning. The first texts translated in the romance language are not only witnesses of these transformations, they express the tension between the two ways that were then used to express love: song and romance. By favoring the storyteller's disincarnated voice (as opposed to the subjective I of the poet-lover), the romancer takes the risk of mimesis: through his characters, he gives a body to the poetical voice of desire; he submits it to the rhythm and flow of time, and thence to the power of death.
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Les inventions de Tendre
Delphine Denis
p. 44–66
RésuméFR :
Du XVIe au XVIIIe siècle, l’émergence progressive de la notion d’intimité rend pensable une conception nouvelle de la relation interpersonnelle, dont le XVIIe siècle sut prendre toute la mesure. Parmi les nombreux discours sur l’amour et l’amitié qui accompagnèrent l’institution d’une littérature moderne, le modèle de Tendre, imaginé par Madeleine de Scudéry dans les années 1650, se présente comme un espace de médiations multiples, investi par divers publics, actualisé dans différents supports matériels. En se penchant sur les récits d’invention qui en orchestrèrent l’élaboration, ainsi que sur les modulations esthétiques qu’il suscita, cet article voudrait en dégager les ambiguïtés et les tensions internes : fragilité indéniable du Royaume de Tendre, mais qui fait précisément toute la richesse de ses propositions.
EN :
From the XVIth to the XVIIIth Century, the slow emergence of the notion of intimacy allows for a new kind of interpersonal relationships, the importance of which was fully grasped in the XVIIth Century. Amongst many discourses on love and friendship, at the wake of the modern institution of literature, the model of Tenderness which Madeleine de Scudéry imagined around 1650 can be seen as a multifaceted mediating pole pertaining to different publics and media. While studying the accounts of how Tender's Kingdom was invented and its aesthetic expressions, this paper intends to underline its ambiguities and tensions: the rich proposals of this model may be closely connected with its very fragility.
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Aimer une statue : Pygmalion ou la fable de l’amour comblé
Aurélia Gaillard
p. 67–85
RésuméFR :
L’amour pour les statues est apparemment un de ces sujets bizarres, une sorte d’hapax et une perversion : à partir de la fable de Pygmalion et de quelques autres histoires d’amours marmoréennes, je veux soutenir le paradoxe qu’aimer une statue est au contraire le scénario et la structure profonde de toute histoire d’amour comblé. Cette histoire-là d’une part démontre (ou révèle) le mécanisme de la rencontre amoureuse, d’autre part propose un grossissement des rôles et des postures de tout amoureux. La bizarrerie et la perversion seraient ainsi ce qui fonde l’acte même d’aimer : aimer, c’est toujours aimer une statue.
EN :
Apparently, love for statues is one of those strange subjects, a kind of hapax and a perversion: stemming from the myth of Pygmalion and other stories of marble love, I wish to make the paradoxical claim that loving a statue reveals, quite on the contrary, the scenario and the deep structure of every fulfilled love story. That story, on the one hand, reveals the mechanism of falling in love and, on the other hand, amplifies the parts and attitudes of every lover. Thus, extravagance and perversion are what found the act of loving itself: loving is always loving a statue.
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Aimer, s’aimer à s’y perdre? Les jeux spéculaires de Cahun-Moore
Andrea Oberhuber
p. 87–114
RésuméFR :
Que penser d’une jeune artiste qui se présente tantôt en Méduse ou en beauté orientale, tantôt en bouddha, en haltérophile ou en Gretchen? Que penser de cet autoportrait dédoublé « en damier » qui fait écho au portrait d’une femme « en rayures », celui-ci également dédoublé? Comment décoder des photomontages — tous plus énigmatiques les uns que les autres — conçus en collaboration avec cette même femme « en rayures », et qui se retrouvent intercalés dans un texte intitulé Aveux non avenus? Que signifie « aimer », lorsque l’être aimé est notre alter ego? Cette histoire d’amour entre soi et la projection de soi peut-elle éviter l’abîme? Cet article propose de réfléchir sur la notion d’« aimer » chez Claude Cahun et Suzanne Malherbe alias Marcel Moore, en interrogeant le côté « narcissique » et autoréflexif que révèlent la plupart des autoportraits, l’autobiographie et les photomontages, d’une part, et le désir lesbien stigmatisé à l’époque comme un « faux masque », d’autre part. Dans un deuxième temps, il s’intéressera à ce couple symbiotique que forment l’auteure-photographe Cahun et la graphiste-peintre Moore, symbiose artistique qui leur permet de créer des oeuvres à leur image.
EN :
How can we reflect upon a young artist who multiplies the images of herself, portraying herself as Medusa or as an oriental beauty, as a Buddha, as a weightlifter or as a Gretchen? And how can we theorize her renowned fragmented self-portrait, self-portrait in “checkers,” which echoes the portrait of another woman “in stripes,” a portrait which is equally divided? And how can we decode the photomontages — each more enigmatic than the next — conceived in collaboration with this same woman “in stripes,” and dispersed throughout the text entitled Aveux non avenus? What does it mean to “love,” when the object of our affection is our own alter ego? Can this love story between the self and the projection of self avoid falling into the abyss? This article reflects upon the notion of “loving” as it is elaborated by Claude Cahun: first, it will explore the issue of narcissism which is present in most of her self-portraits, her autobiography and her photomontages; it will then consider lesbian desire, stigmatized at the time as a “false mask,” despite the moral liberty reigning in the salon culture of the Left Bank. Next, it will examine the symbiotic couple made-up of Cahun, author-photographer, and Moore, graphic artist-painter, and explore how such symbiosis permits them to create works that are truly their own reflection.
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Don et image de don : esthétique documentaire et communauté
Marion Froger
p. 115–140
RésuméFR :
La critique filmique et la théorie du cinéma ont coutume de traiter l’expérience relationnelle entre les différents agents producteurs du film comme accessoire, relevant, au mieux, de la « petite histoire » du tournage. C’est à condition d’affranchir le film de son histoire propre que ce dernier peut faire l’objet d’une expérience esthétique supposant l’autonomie de l’oeuvre devant le regard du spectateur. Or il me semble qu’au contraire, notamment dans le cinéma documentaire, on aurait intérêt à considérer cette « petite histoire » de plus près, pour parvenir à décrire une expérience esthétique qui reposerait sur la perception d’une figure et d’un désir de communauté tant du côté production que du côté réception. Ce qui demande de ne pas prendre en compte uniquement le point de vue du cinéaste dans la réception des films, mais aussi celui des personnes filmées. Se trouve alors en jeu une sensibilité commune à la possibilité et à l’événement d’un être-en-commun. Il sera dès lors possible de souligner la pertinence d’un nouveau paradigme, celui du don dans les rapports sociaux, pour relancer l’étude des films documentaires sur la voie d’une socioesthétique plus attentive à leur spécificité.
EN :
Film criticism and film theory usually consider the relationship between the different producing agents of a film as secondary, or, at best, as part of the “little story” of the shooting of the picture. It is as if one needed to separate the film from its own history for it to become the object of an aesthetic experience, which presupposes the autonomy of the work presented to the spectator's eye. I believe, on the contrary, in documentary films for instance, that much can be gained if we consider this “little story” more closely, since it can enable us to describe an aesthetic experience that is based on the perception of a figure of, and a desire for, community, both on the side of production and reception. This means that we should take into account the point of view not only of the director, but also of the people who are filmed, upon the reception of the film. What is at stake then is a common sensibility towards the possibility and the event of a being-together. We will thus be able to underline the pertinence of a new paradigm, that of the gift within social relationships, in order to rethink the study of documentary films from a socioaesthetical perspective, that will be more attentive to their specificity.
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Liberté de l’amour
Jean-Luc Nancy
p. 141–153
RésuméFR :
Si l’amour est, par définition, toujours libre, il est aussi un exercice de la liberté elle-même. Il s’agit alors d’examiner cette entr’appartenance de l’amour et de la liberté, afin de mieux comprendre comment la liberté renvoie au déclenchement d’une ouverture et comment l’amour désigne l’appel que cet ouverture forme et performe.
EN :
If, by definition, love is always free, then it is also an exercise in freedom itself. The question is hence to examine love and liberty's mutual belonging to consequently better understand how freedom refers to the triggering of an opening, and how love designates the call that this opening forms and performs.