
Numéro 50, automne 2003 Société des savoirs, gouvernance et démocratie Sous la direction de Claude Martin et Denis Saint-Martin
Sommaire (12 articles)
In memoriam
Présentation
I. Les savoirs dans la société
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La société des savoirs et la gouvernance : la transformation des conditions de production de la recherche universitaire
Frédéric Lesemann
p. 17–37
RésuméFR :
Cet article documente le processus de restructuration des rapports entre l’Université, la recherche universitaire et l’État dans le contexte de la « société des savoirs » et de sa gouvernance au Canada. Considéré comme la condition indispensable d’un accroissement de la compétitivité des économies nationales, ce processus met à mal l’autonomie universitaire et la fonction de production de recherche fondamentale de l’Université en ce qu’il oriente les thèmes et les priorités de la recherche. Les points de vue sur ce sujet sont divisés entre divers acteurs qui contrôlent le « champ » de la production de recherche. Depuis sa création, Lien social et Politiques a souvent traité des questions suscitées aujourd’hui par l’insertion de la recherche universitaire dans la « société des savoirs ».
EN :
This article documents the restructuring process, in the “knowledge-based society,” of relations among universities, university-based research and the state, and of its governance in Canada. Treated as the essential condition for the competitiveness of national economies, this process undermines the autonomy of the academy and the basic research process as it reorients research themes and priorities. Assessments are divided among the numerous actors involved in the “field” of research production. Since its creation, Lien social et Politiques has often addressed the issues that today are raised by the place of university-based research in the “knowledge-based society.”
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Le chantier de recherche de la gouvernance urbaine et la question de la production des savoirs dans et pour l’action
Gilles Pinson
p. 39–55
RésuméFR :
Cette contribution vise à démontrer que la gouvernance n’est pas un concept permettant de statuer définitivement sur l’ouverture et l’horizontalisation des processus de production de l’action publique et sur la démocratisation des processus de production des connaissances pour l’action. Si la gouvernance a pu être critiquée pour son caractère normatif, c’est sans doute que les travaux effectués à son sujet ont souvent négligé le niveau micro de l’analyse. On peut développer ce volet micro en s’intéressant aux modalités concrètes de production des connaissances dans et pour l’action. On peut ainsi comprendre comment des transformations macro s’effectuent dans les pratiques concrètes des acteurs. Pour illustrer ce point, nous prendrons l’exemple des politiques urbaines. L’aménagement urbain a été particulièrement investi par les savoirs experts porteurs d’un projet de modernisation. C’est aussi un domaine où ces savoirs ont subi les plus sévères remises en question et attaques de la part des savoirs indigènes. Ce domaine d’action montre que s’il y a bien pluralisation, complexification des modes de production des savoirs pour l’action, cette évolution n’est pas nécessairement synonyme de démocratisation ou de retrait du politique. On assiste à une importante différenciation des dispositifs de production des savoirs pour l’action, tributaires des configurations politiques et sociales locales.
EN :
If the concept of governance has been criticized as normative, it is no doubt because the micro level of analysis has been neglected. This gap can be filled by examining concrete ways in which knowledge is produced in and for action. In this way one can understand how macro changes are incorporated into concrete practices. In order to illustrate this point, the article examines urban policies. The field of urban planning has been one in which expert knowledge committed to modernization has been particularly important. It is also a field in which such knowledge has been questioned and attacked by those with local knowledge. This area of action clearly reveals a multiplication of and more complex ways of producing knowledge for action, and yet such change is not necessarily synonymous with democratization or withdrawal from politics. We are seeing a major diversification of forms of knowledge production for action, tied to local political and social conditions.
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Les savoirs aux prises avec l’opinion : l’exemple des effets du divorce
Claude Martin
p. 57–71
RésuméFR :
Si l’on entend, par « société des savoirs », la mobilisation des connaissances pour une meilleure gouvernance des sociétés contemporaines, celle-ci reste largement hypothétique. En effet, nombre d’obstacles s’érigent sur le chemin de la diffusion des savoirs dans la société, dont le premier est le poids des idées reçues et l’importance du contexte idéologique. Selon l’état du débat public, certains résultats de travaux académiques trouveront un écho, quand d’autres seront littéralement négligés, oubliés, voire niés. Ce phénomène de tri, de filtrage de la contribution des chercheurs au débat public est particulièrement puissant dans le domaine des sciences sociales, où la controverse scientifique représente une des modalités de production des savoirs eux-mêmes, et où l’établissement d’une causalité est toujours sujette à caution, tant le nombre de variables en cause est considérable et incontrôlable. Pour rendre compte de cette faiblesse des sciences sociales face au discours de l’opinion, nous prendrons ici l’exemple d’une controverse inscrite depuis plus d’un siècle dans l’histoire des sciences de l’Homme et de la Société : celle qui concerne le lien entre instabilité familiale et délinquance. En retraçant quelques moments de l’histoire de cette hypothétique causalité, il est possible de prendre la mesure, à la fois du rôle que joue indiscutablement le contexte idéologique et politique, et de l’impact du néoconservatisme ambiant sur les relations entre sciences sociales et action publique.
EN :
If a knowledge-based society means the deployment of knowledge for better governance in contemporary societies, this is still a quite hypothetical phenomenon. Numerous roadblocks to the diffusion of knowledge across the whole society exist. Depending on the state of public debate, some university-based research findings will be disseminated and others will be literally neglected, forgotten, even denied. Such selection and filtering of researchers’ contributions to public debate particularly affects the social sciences. For them, scientific debate is one of the ways of generating knowledge itself, and in addition, the attribution of causality is circumscribed, given the large number of variables and the lack of scientific controls. In order to assess the weaknesses of the social sciences faced with public opinion, the author examines the case of a century-long debate in the humanities and social sciences, that is the link between family break-up and delinquency. Looking at the history of this supposed causal link, it is possible to assess both the impact of the ideological and political context and the impact of neo-conservatism on the relations between the social sciences and policies.
II. Démocratisation de la gestion des risques
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Experts, embryons et « économie d’innovation » : la recherche sur les cellules souches dans le discours politique au Canada
Francesca Scala
p. 75–80
RésuméFR :
Les décisions relatives aux programmes de recherche sur les nouvelles technologies de reproduction et leur application ont été principalement prises en dehors de la société civile et des arènes politiques officielles. Parmi plusieurs cadres théoriques qui soulignent le rôle du discours dans l’établissement du cadre des questions politiques, la présente étude examine le rôle dominant que jouent les experts médico-scientifiques, tant au niveau des délibérations sur la recherche embryologique que sur les structures institutionnelles qui assurent leur indépendance dans ce domaine. L’étude explore ensuite les différents discours qui ont vu le jour lors de la Commission sur les nouvelles techniques de reproduction et explique comment les limites « moralement acceptables » sur la recherche embryologique ont été négociées et légitimées. Finalement, l’étude examine comment le discours médico-scientifique et l’autorité cognitive des experts scientifiques ont influencé la ligne de conduite du gouvernement fédéral canadien sur la recherche embryologique. Ce faisant, ce texte souligne le « lien discursif » entre la rhétorique du progrès scientifique, avancé par la communauté scientifique, et la Stratégie d’innovation du Parti libéral, laquelle vise à accroître la compétitivité économique du Canada en renforçant sa capacité dans les domaines de la recherche et de la science.
EN :
Decisions about research programmes for new reproductive technologies and their implementation have in general been taken with little reference to civil society and official policy domains. Of the several theoretical approaches that underscore the importance of discursive construction of issues, this analysis focuses on the dominance of medical-scientific experts, both in discussions about embryonic research and in the institutions which provide them independent space in this policy domain. The article describes the various discourses that emerged during the work of the Commission on New Reproductive Technologies and explains how “morally acceptable” limits on embryonic research were negotiated and legitimated. Then it describes how the medical-scientific discourse and ideational authority of scientific experts influenced the line of the Canadian federal government on embryonic research, one which is also linked to concerns about economic competitiveness and innovation.
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La démocratisation de la gestion des risques
Éric Montpetit
p. 91–104
RésuméFR :
La gestion des risques liés aux biotechnologies a traditionnellement été accomplie en conformité aux principes de la rationalité managériale, qui confinent à l’intérieur de rôles très précis les scientifiques, les managers et les politiciens. Les récents scandales du sang contaminé et de la vache folle ont non seulement contribué à remettre en cause les préceptes de cette rationalité managériale, mais aussi accru la sensibilité de certains gouvernants aux discours sur la démocratisation de la gestion des risques. Cet article présente deux modèles divergents de démocratisation de la gestion des risques dans le domaine des OGM, et un cas hybride. Le premier modèle, observé au Canada, ne remet pas fondamentalement en question les principes de la rationalité managériale, bien que ses partisans n’hésitent pas à recourir à la rhétorique de la démocratisation. Le deuxième, celui des perspectives contradictoires observé en France, est plus fidèle aux idées de démocratisation qui trouvent leur source dans la théorie critique de la rationalité managériale. Enfin, le cas hybride, celui du Royaume-Uni, permet à l’auteur de conclure que le modèle de la subordination à la rationalité managériale n’est tenable que dans un contexte institutionnel qui favorise un strict contrôle politique du discours sur les risques.
EN :
Traditionally, management of biotechnological risks was accomplished according to the principles of managerial rationality, which constrained the role of scientists, managers and politicians. The recent scandals about contaminated blood and mad-cow disease have not only contributed to concerns about these notions of managerial rationality but have also prompted more attention to the concept of a democratization of risk management. This article provides two different models for managing risk in the area of genetically modified foods (GMO), as well as a hybrid case. The first model is found in Canada, and does little to undermine managerial rationality, even if its supporters deploy a rhetoric of democratization. The second model is found in France, and is more faithful to critiques of managerial rationality. The United Kingdom is the hybrid case. This third alternative allows the author to conclude that one can accept managerial rationality only in an institutional configuration that incorporates strict political control over discourse about risk management.
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L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux politiques publiques en France et aux États-Unis
Daniel Béland et Jean-Philippe Viriot Durandal
p. 105–123
RésuméFR :
Les organisations américaines et françaises de retraités poursuivent des stratégies cognitives variées pour orienter leurs activités militantes dans le domaine des politiques publiques. Malgré d’indéniables points communs, des différences significatives existent entre les organisations des deux pays. Ainsi, l’expertise mobilisée par les organisations américaines se construit généralement autour d’une logique de professionnalisation. En France, au contraire, les organisations de retraités fondent leur action sur un certain « amateurisme cognitif », et ce bien qu’une tendance à la professionnalisation de l’expertise semble se faire jour. À cette recherche de professionnalisation s’ajoute une logique d’expertise partisane (advocacy) qui s’étend dans les deux pays. Mais, dans l’immédiat, l’élaboration de « contre-pouvoirs sociaux » dans le domaine de l’analyse et de l’élaboration des politiques publiques semble beaucoup plus développée aux États-Unis qu’en France.
EN :
The organisations representing retired people in France and the United States have different strategies for intervening in public policy debate, and this despite significant similarities in the two types of organisations. In the United States the emphasis is on professionalism, while in France the same kind of associations organise around their “amateur knowledge”, despite the rise of professional expertise within them. While the two cases display a reliance on professional expertise, there is also an “advocacy logic” present in the two cases. For the moment, the development of any social opposition to public policies is more developed in the USA than in France.
III. Production des savoirs par la société civile
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Entre science et politique : les politiques du savoir dans le monde associatif
Yves Lochard et Maud Simonet-Cusset
p. 127–134
RésuméFR :
Depuis les années 1980, il est possible d’identifier un mouvement général du monde associatif vers la production de savoirs propres et une reconnaissance institutionnelle de cette contribution à l’observation sociale. L’analyse des discours et des pratiques des acteurs met en évidence une diversité de politiques des savoirs : des politiques qui se définissent dans un double rapport au monde scientifique d’une part, et à l’État de l’autre, et qui, dans leur diversité, sont traversées par une même tension : celle de la coexistence et de l’articulation d’une logique de l’action et d’une logique de la connaissance.
EN :
Since the 1980s, the community sector has developed its own social knowledge and claimed recognition of this contribution to social analysis. An analysis of the discourses and practices of actors documents a wide range of political positions of the sector with respect to its double relationship: to scientists and to the state. In all cases there is a similar tension. Despite variety and the pressure for co-existence, there is a tension between the a logic of action and that of social knowledge.
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Savoir, pouvoir et pragmatisme : l’expertise au service de l’action sociale
Rachel Laforest et Michael Orsini
p. 135–145
RésuméFR :
Cet article décrit les nouveaux rapports qui se dessinent entre le secteur bénévole et le gouvernement canadien, en montrant comment le mouvement vers l’élaboration de politiques basées sur des données probantes a redéfini le rôle de certains acteurs et leur interaction avec le gouvernement. Le catalyseur de cette évolution a été l’Initiative sur le secteur bénévole et communautaire (ISBC). En raison de la transformation de la structure de représentation et des répertoires d’action politique, on voit, d’un côté, se dessiner un modèle de secteur enraciné dans la communauté, où les priorités de recherche et les besoins communautaires s’entrecoupent de façon significative. D’un autre côté, on retrouve un modèle d’interaction bureaucratisée entre de grandes organisations établies et le gouvernement, caractérisé par le discours de partenariat et de collaboration, mais aussi par une perte de légitimité de l’action sociale. La théorie des mouvements sociaux et les concepts de structure d’opportunités politiques et de répertoire d’action politique éclairent les changements en gestation, dont l’impact ne se fera pas sentir avant un certain temps.
EN :
This article sketches the contours of the new relationship emerging between the voluntary sector and the Canadian government, focusing specifically on how the privileging of evidence-based research is redefining some actors within the sector and how they interact with government. The impetus for this shift was the Canadian government’s Voluntary Sector Initiative (VSI), which was heralded as an unprecedented opportunity for the sector. We focus on two important effects of the sector’s engagement with government: a shift in the structure of representation and a change in the action repertoires. The picture of the sector that is now beginning to emerge is Janus-faced. On the one hand, there is a model of a voluntary sector that is community based, one where research priorities and community needs intersect in meaningful ways to inform practice and policy. On the other hand, there is a model of bureaucratized interaction between large umbrella organisations and government that is characterized by a common language of negotiation and partnership. Lost in the shuffle is the role of advocacy, which is becoming more and more marginal and delegitimate.
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Handicap, recherche et changement social. L’émergence du paradigme émancipatoire dans l’étude de l’exclusion sociale des personnes handicapées
Normand Boucher
p. 147–164
RésuméFR :
Le champ du handicap a subi de profondes transformations au cours des quatre dernières décennies dans la majorité des sociétés postindustrielles. Ce phénomène, qui influence les approches théoriques et la recherche à l’intérieur des sciences sociales, a fait surgir un nouveau paradigme émancipatoire basé sur une remise en cause des rapports entre le chercheur et le « sujet d’étude ». Dans cet article, nous explorons le développement de ce paradigme en nous appuyant sur l’expérience britannique, et nous discutons de son apport à la compréhension du handicap et des politiques sociales en abordant la question du rôle et de la position des acteurs au sein de la pratique de recherche.
EN :
The disability policy domain has undergone important transformations over the last four decades in most post-industrial societies. This is a phenomenon that can be observed within both the theoretical and disability research approaches of the social sciences. This process has lead to the emergence of a new emancipatory paradigm based on the questioning of the relationships that exist between the researcher and the research subject. In this article, we explore the development of this paradigm, using the British experience. We discuss this experiment’s contribution to the better understanding of disability and social policies while taking into account the roles and positions of the actors involved in the research process.
Hors thème
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Politiques de la petite enfance dans les pays nordiques
Gudny Bjork Eydal
p. 165–184
RésuméFR :
Cet article présente la politique de la petite enfance en Islande eu égard aux autres pays nordiques, en particulier la loi islandaise de 2000 relative à l’égalité des droits au congé parental. Parmi les pays nordiques, réputés pour leur offre publique de services aux familles, l’Islande accusait un retard prononcé en ce qui concerne les services de garde et les congés parentaux. Le congé maternité rémunéré, institué en 1975, s’y est progressivement étendu de trois à six mois (1990); les pères islandais ont acquis en 1998 le droit à un congé de paternité de deux semaines, qui a été porté à un mois en janvier 2001. Les congés disponibles pour les deux parents ont peu à peu augmenté, pour atteindre neuf mois. La loi a changé le régime d’indemnisation de manière radicale, garantissant une égalité de traitement à tous les parents qui travaillent. Mais il est trop tôt pour affirmer que l’Islande a emprunté la voie sociale-démocrate.
EN :
The Nordic countries have a reputation for providing generous public services to families with young children. Among these countries Iceland is a laggard, however, in terms both of publicly financed child care spaces and paid parental leaves. Recently new legislation has been adopted to improve the leaves available to fathers as well as mothers and to ensure equal treatment of working parents. This article examines policies for young children in Iceland since 2000, by comparing them to the other Nordic countries and paying particular attention to the rights to parental leave.