Volume 35, numéro 2, automne 2007 Imaginaire des ruines Sous la direction de Richard Bégin, Bertrand Gervais et André Habib
Sommaire (13 articles)
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Présentation : imaginaire des ruines
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Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent
Jean-François Hamel
p. 7–14
RésuméFR :
Dans ses thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin a créé, s’inspirant de l’Angelus Novus de Klee, une allégorie désormais célèbre. Le progrès, depuis la perspective de l’Ange de l’histoire, ne donnerait à voir qu’une catastrophe interminable et un amoncellement indéfini de ruines. Pour saisir dans toute son ampleur la genèse culturelle de cette allégorie et sa signification politique, il est nécessaire de la resituer au coeur du projet d’une archéologie du xixe siècle français dont nous sont parvenus les fragments du Livre des passages et d’en reconnaître les sources littéraires. À la lumière du topos des ruines futures de Paris tel qu’il apparaît dans L’An 2440 de Mercier et Le Dernier Homme de Grainville, ainsi que de la philosophie bergsonienne à travers laquelle Benjamin définit la crise de l’expérience propre à la modernité, on peut relire l’allégorie des ruines du progrès et y découvrir, au-delà du nouage entre marxisme et messianisme, une critique des effets mémoriels pathologiques de l’anticipation futuriste. S’esquisse alors une politique du présent qui prend le contre-pied d’une mélancolie induite selon Benjamin par la pensée progressiste.
EN :
In his theses on the concept of history, Walter Benjamin created a famous allegory influenced by Klee’s Angelus Novus. From the point of view of the Angel of history, progress is seen as an non-ending catastrophe and an ever-growing pile of ruins. In order to grasp its cultural genesis and its political signification, it is necessary to place back this allegory into Benjamin’s archeological analysis of French 19th century and to recognize its main literary sources. In light of the prospective ruins motif that is encountered in Mercier’s L’An 2440 et Grainville’s Le Dernier Homme and of the bergsonian philosophy through which Benjamin reflected on the modern crisis of experience, the ruins of progress mean more than the well-known mixture of marxism and messianism. What is at stake is a critic of the pathological mnemonic effects of futuristic anticipation. In fact, Benjamin’s allegory outlines a politics of the present that is the exact opposite of the melancholy induced, according to him, by the progressist thought.
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Le temps décomposé : ruines et cinéma
André Habib
p. 15–26
RésuméFR :
Une façon d’aborder « l’imaginaire de la ruine au cinéma » consiste à interroger moins la présence de la ruine au cinéma que la ruine du film en tant que tel et les usages singuliers auxquels elle donne lieu. Cet article se penche sur une « poétique des ruines » contemporaine, à l’oeuvre dans la pratique de plusieurs cinéastes expérimentaux qui explorent les possibilités expressives de la pellicule abîmée ou fragmentée, et sur le singulier « goût de l’archive » qui lui est associé, en insistant tout particulièrement sur un film de Bill Morrison, Light is Calling (2003). L’auteur tente d’analyser la relation entre temps, ruines et cinéma, et de réfléchir aux modalités contemporaines d’une nouvelle mélancolie des ruines.
EN :
One way to deal with the “imaginary of ruins in cinema” consists in analysing, less the presence of ruins in cinema, than the ruin of film itself, and the way it is used by artists. This article reflects on this contemporary “poetics of ruins,” at stake in the works of experimental films that explore the expressive possibilities of decayed or fragmented films, and on the “taste of the archive” that is tied to it. The last part of the article is devoted to Bill Morrison’s Light is Calling (2003). The author analyses the relationship between time, ruins and cinema, and the contemporary modalities of this new melancholia of ruins.
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« […] d’un temps qui a déjà servi » : l’imaginaire des ruines de Bruno Schulz à Wojciech Has
Richard Bégin
p. 27–36
RésuméFR :
La Clepsydre (1973) de Wojciech Has est l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Bruno Schulz Le Sanatorium au croque-mort (1934-1937). La nouvelle et le film racontent tous deux la même histoire, celle d’un homme prisonnier d’un univers stagnant et d’un temps indéfiniment réitéré. Cependant, l’imaginaire qu’évoque la nouvelle ainsi que celui qu’expose le film diffèrent à maints égards. Aux impressions de vide et de désillusion qu’exprime la nouvelle de Schulz, Has préfère l’excès de figures ruiniformes et l’exubérance baroque des espaces pléthoriques. Il marque du même coup le passage d’un sentiment de désenchantement à un sentiment du sublime et, ce faisant, d’un imaginaire « moderne » de l’évidement à un imaginaire « contemporain » du débordant.
EN :
La Clepsydre (1973) by Wojciech Has is a cinematographic adaptation of the novel Sanatorium Under the Sign of the Hourglass (1934-1937) by Bruno Schulz. The novel and the movie tell the same story of a man, prisoner in a stagnant univers,e and of a time endlessly reiterated. Nonetheless, the imaginary involved in the novel, and the one exposed in the movie differ in many aspects. The filmmaker preferred an excess of “ruin-like” figures and the baroque exuberance of overabundant spaces to the impressions of emptiness and disillusion expressed in Schulz’s essay, thus stressing the transition from a feeling of disenchantment to a feeling of sublime, and from a “modern” imaginary of emptiness to a “contemporary” imaginary of overwhelming.
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La description des ruines et le phénomène saturé : penser les ruines à partir de Jean-Luc Marion
Javier Bassas Vila
p. 37–43
RésuméFR :
Suivant la notion de « phénomène saturé » établie par J.-L. Marion, cet article essaie de penser l’imaginaire des ruines d’un point de vue phénoménologique. Ces analyses s’articulent en deux moments : une réflexion sur la manifestation des ruines à partir des catégories kantiennes, tout en analysant en détail des extraits de D. Diderot et d’A. Speer, et une série d’hypothèses sur le mode descriptif qui conviendrait à ce que l’on appellera la « saturation intuitive » des ruines.
EN :
Acknowledging J.-L. Marion’s notion of “ saturated phenomenon ”, this paper intends to understand the ruins in a phenomenological perspective. It describes the ruins focusing on, on the one hand, the analysis of their manifestation through Kantian categories, with some examples from D. Diderot and A. Speer, and, on the other hand, pointing out the linguistic problems related to the description of what we call their “ intuitive excess ”.
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Shõmei Tõmatsu : la mémoire des ruines
Cyril Thomas
p. 45–54
RésuméFR :
Cette analyse se penche sur l’ouvrage de Shõmei Tõmatsu 11 ji 02 fun (11 : 02 Nagasaki), au sein duquel il travaille la ruine comme un motif particulier s’insérant au coeur d’un récit visuel. L’auteur examine également comment ce photographe transforme la ruine en un élément narratif pour expérimenter une nouvelle approche de la photographie afin de s’éloigner des conventions de la photographie réaliste de l’après-guerre japonais.
EN :
This article intends to trace the historical transformation of the ruins. It starts with the work of Shõmei Tõmatsu 11 ji 02 fun (11 : 02 Nagasaki), in which the artist uses ruins as a “motif” fitting into a narrative visual fiction. This essay also examine how this photographer transforms ruins into a narrative element to try out a new approach of photography, moving away from the Japanese post-war period conventions of realistic photography.
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Voyage to Italy de Victor Burgin (fragments photographiques)
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Frankenstein et Les Ruines de Volney : l’Éducation littéraire de la Créature
Johanne Lamoureux
p. 65–73
RésuméFR :
Cet essai souligne la valeur programmatique des lectures d’enfance des personnages du Frankenstein (1818) de Mary Shelley, et tout particulièrement les effets de l’exposition de la créature à la lecture de l’essai de C.-F. Volney, Les Ruines (1791). Il montre comment cette lecture renvoie le monstre à une scène primitive problématique et à son statut abhorré de « machine orpheline », fabriquée de fragments humains par un père célibataire. Mais l’auteur analyse aussi comment la ruine est posée comme telos du récit, le monstre se définissant peu à peu, devant l’isolement où il se voit confiné, comme agent ruiniste : celui qui porte la ruine et fait ainsi du créateur un être réduit à ressembler à sa créature. Comparant les signifiants de la ruine chez Volney et Shelley, le texte situe le devenir-monstre de la créature dans les agissements de celle-ci plutôt que dans le bricolage physiologique dont elle est le produit.
EN :
This essay underlines the programmatic value of childhood readings for the characters of Mary Shelley’s Frankenstein (1818) as it assesses the impact of C.-F. Volney’s The Ruins (1791) on Victor Frankenstein’s creature. It demonstrates how this book confronts the monster to his problematic “primitive scene” and his abhorred condition of “orphan machine” made of human fragments pieced together by a single father. But it also analyzes how the idea of ruin becomes the horizon and telos of the narrative as the monster, confined to solitude, resolves to be an agent of destruction, a bearer and carrier of ruin who condemns his creator to resemble his creature. Comparing the signifiers of ruin in both Volney and Shelley, the author situates the becoming-monster of the creature in the latter’s behaviour rather than in the physiological bricolage from which it has been born.
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Les pierres du temps : archéologie de la nature, géologie de la ruine
Michel Makarius
p. 75–80
RésuméFR :
« C’est tout l’attrait des ruines de permettre qu’une oeuvre humaine soit presque perçue comme un produit de la nature ». Tout en confirmant cette thèse de Simmel, le premier Romantisme (Novalis, Schiller) développe une « rêverie minéralogique » (Breton) où nature et culture échangent leurs signes : l’art est apprécié pour son matériau naturel tandis que les formes de la nature sont envisagées sous leur aspect esthétique. En interrogeant cette rêverie dans le cadre de la modernité du Land Art de Robert Smithson, nous voyons comment, là encore, la proposition de Simmel s’inverse de telle sorte que c’est tout l’attrait des ruines de permettre qu’une oeuvre de la nature soit presque perçue comme un produit de l’art.
EN :
“ It is the main attraction of ruins to allow a human work to be perceived almost as a product of nature ”. While confirming this thesis of Simmel, the first period of romanticism (Novalis, Schiller) develops a “mineralogical reverie” (Breton) where Nature and Culture exchange their specific attributes : art is appreciated for its natural material while the forms of nature are seen from an aesthetical point of view. If we examine this reverie in the modern context of Robert Smithson’s land art, we can observe, once more, how Simmel’s proposition becomes reversed so that it is now the main attraction of ruins to allow a work of nature to be perceived almost as a product of art.
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Ana Mendieta : l’autoportrait dans les ruines, un visage de l’exil
Isabelle Hersant
p. 81–88
RésuméFR :
Prenant l’oeuvre d’Ana Mendieta pour objet d’étude, cet article se penche sur la notion d’exil en tant que ruine. Le rapport est posé par les termes d’invisibilité et de visibilité comme dialectique d’une réflexion qui portera d’abord sur l’ensemble de son oeuvre. Ici redéfinie comme art de la perte et du reste, son oeuvre sera ensuite ramenée vers son origine, c’est-à-dire vers la pièce singulière qui l’a préfigurée puisque cette pièce a situé le corps de l’artiste en relation directe avec la ruine architecturale. De l’imaginaire de l’effacement et de la disparition que celle-ci détermine aux enjeux de la Vanité qu’elle permet de repenser, « l’autoportrait dans les ruines » ouvre alors la question d’une double tentation de la ruine, romantique et érotique. Mais, tandis que la pensée du tragique s’y révèle par l’apparition d’une ruine littérale qui ne reviendra plus dans l’oeuvre de Mendieta, la conclusion amène à poser l’antithèse que cet autoportrait forme avec l’imagerie contemporaine, où la prolifération de la ruine comme spectacle active différemment la notion d’absence et de mort dont cet article fait sujet.
EN :
This article analyses the art of Ana Mendieta, posing exile as a form of ruins. The dialectic of invisibility and visibility brings us to examine her art as a whole. It plays explicitly on what is lost and left behind, which is used to recover some form of origin. The artist’s body is present in a setting that evokes architectural ruins. It is brought into an “auto-portrait in ruins”, where the ruins play on the romantic and the erotic. With Mendieta’s art, we find ourselves at the antithesis of contemporary imagination, where ruins proliferate as superficial spectacle, whereas in Mendieta’s work the notion of death and of absence play a discrete but powerful role.
Document
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Cendres et dessin : la représentation en ruine chez Derrida
Joana Masó
p. 89–92
RésuméFR :
Le présent article cherche à exposer la pensée derridienne des ruines comme la condition de possibilité de toute oeuvre, que nous retraçons à partir de deux figures paradigmatiques : la cendre de Feu la cendre et l’autoportrait des dessinateurs dans Mémoires d’aveugle. L’Autoportrait et autres ruines. Nous mettrons en lumière la temporalité impossible de la ruine, son incomplétude originaire ainsi que son invisibilité, qui configurent l’originalité de l’approche derridienne des ruines.
EN :
This paper intends to expose Derrida’s thought of the ruin as the condition that makes possible the emergence of a work, through the following paradigmatic figures : the ashes in Cinders and the draftsman’s self-portrait in Memoirs of the Blind. The Self-Portrait and Other Ruins. We will consider the impossible temporality of the ruin, its original inachievement and invisibility, which outline the originality of the derridian approach to ruins.
Hors dossier
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La carnavalisation du religieux dans la littérature migrante au Québec : l’islamisme de Dany Laferrière
Mounia Benalil
p. 95–104
RésuméFR :
Il va sans dire que l’écriture migrante au Québec travaille à la refonte des perspectives de l’identitaire québécois. Chez certains écrivains de l’émigration comme Dany Laferrière, la thématisation du phénomène religieux est une façon de poser la problématique du dialogue intercuturel et des conditions politiques et culturelles de sa réalisation au sein de la société d’accueil. Dans cet article, je me propose d’interroger l’architectonie religieuse de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière pour montrer que, si l’auteur se sert de l’islam et du Coran pour réviser la condition des Noirs au Québec, la représentation de cet islam aboutit à un dialogue – classiquement – problématique avec l’Orient musulman en tant qu’altérité objective et concrète. Le savoir sur l’islam proposé dans le roman est médiatisé par le kitsch et par le stéréotype qui inscrivent la démarche de l’auteur dans la mouvance d’une esthétique orientaliste québécoise où le rapport à l’Autre reste très limité. Cet Autre ici est le musulman reculé de l’Histoire, l’étranger schizophrène sans repères fixes. L’intervention et la préfabrication de l’islam chez Laferrière aboutit à une sorte d’islamisme (ou d’expérience de l’islam) qui est de l’ordre de la « flottaison ». Si cette tendance est propre au récit de la postmodernité en général, elle demeure problématique dans la conjugaison d’un véritable dialogue avec l’Autre.
EN :
It goes without saying that the literature of migration in Quebec plays a fundamental role in the construction of identity of the Quebecois subject. For some migrant writers such as Dany Laferrière, the thematization of the religious phenomenon serves as a strategy to help establish an intercultural dialogue, as well as the political conditions of its realisation in the host society. This article aims to question the religious structure of Laferrière’s How to Make Love to a Negro. If the author uses Islam and the Coran in order to revise and assess the black condition in Quebec, the representation of this Islam problematizes in almost a classical way the dialogue with the Islamic Orient as an objective reality. Laferrière’s novel textualizes a type of knowledge about Islam that is largely mediated and governed by the kitsch and the stereotype as aesthetic modalities that inscribe the author’s writing in the orientalist discourse of Quebec literature. It is in the light of this textuality that the relationship to the Muslim Other as the outsider and the shizophrenic at the margins History has to be understood. Laferrière’s prefabricated idea of islamic religion allows for an experience of Islam which does not transcend the levels of “flottaison” and superficiality. If the postmodern discourse is marked by these tendancies, the latter serve as an agent of closure that evacuates all the complexity of the dialogue with the Other.
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Sémiotique et design : un cas d’étude : le micro-ordinateur
Nelly Giraud
p. 105–114
RésuméFR :
Face à un objet technique et de design, l’activité sémiotique permet de mettre à l’épreuve ses lois propres en plaçant l’objet plastique au coeur même de l’analyse. Il est ainsi donné prioritairement par l’expérience perceptive, instant où le saisissement des formes, des matières et des couleurs se noue, chacune ramenant le sens à la surface. Entre l’objet technique et l’utilisateur, prennent corps la dimension sensible et son contenu narratif, qui délimitent un certain nombre de significations à décoder, afin de construire un objet stabilisé. Mais les ordinateurs étudiés ne se laissent pas prendre aussi facilement : du contact visuel au geste, déroulement procédural de l’usage, le sujet est soumis à perturbation. Outre la surdétermination fonctionnelle de l’objet technique, des détails figuratifs, des marques rythmiques et autres traces interstitielles jalonnent l’objet pour en donner l’accès. La sémiotique, elle, invite à la vérification de la cohérence objectale.
EN :
Facing a technical object and its design, the semiotic activity deploys its own laws by placing the object in the centre of the analysis. This means that priority is given to the perceptive experience, i.e. to the moment when forms, materials and colors are seized and integrated, bringing out several layers of meaning. Between technical object and user, both the sensitive dimension and its narrative contents take form and limit the number of significances the user has to decode in order to construct a stable object. But the computers, the objects studied here, do not let themselves interpret so easily : from the visual contact to the manual intervention, the user is submitted to a wide range of distortions. Besides the functional overdetermining of the object, figurative details, rhythmic markers and other small signs try to structure the object in order to give access to its multiple options. Semiotics, as a science of meaning, offers a method to ascertain the coherence of such an object.