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Après la Seconde Guerre mondiale, le monde a connu l’ordre bipolaire de la guerre froide qui était marqué par les différentes stratégies de modernisation des rapports socioéconomiques, capitalistes et socialistes. La rivalité américano-soviétique, consécutive à la défaite du nazisme et à l’affaiblissement des puissances coloniales européennes, a accéléré la décolonisation. Le fragile équilibre de la guerre froide a favorisé la disparition progressive des vieilles dictatures qui dataient de la période de l’entre-deux-guerres, issues du fascisme (Portugal, Espagne). Puis, avec la fin de la guerre froide, on a assisté à des évolutions qualitativement nouvelles qui ont été généralement qualifiées de « transitions démocratiques[2] ». On a alors assisté à la disparition de nombreuses dictatures caractéristiques de l’ordre bipolaire. Ces processus se sont déroulés en particulier dans les deux zones du monde les plus contrôlées par les deux superpuissances de la guerre froide, l’Europe de l’Est et l’Amérique latine. Or, on a observé ailleurs d’autres bouleversements des systèmes politiques et / ou économiques : dans l’ex-URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), en Afrique, dans le monde arabo-musulman et en Asie extrême-orientale. L’intérêt des observateurs et, plus encore, celui des grands médias se sont cependant portés avant tout vers les changements qui se sont produits dans l’Europe du Centre-Est et en Amérique latine[3]. Par ailleurs, les chercheurs ont fait montre d’un intérêt plus diversifié, mais les résultats de leurs travaux ont rarement reçu un écho suffisant, surtout lorsqu’ils allaient à l’encontre des opinions dominantes[4].

La Pologne a éveillé un intérêt particulier dans l’analyse des processus de démontage du bloc soviétique. Elle constitue même un vrai « cas d’école ». D’abord pour des raisons historiques, parce que ce pays a occupé une place fondamentale dans les négociations diplomatiques qui ont débuté à Yalta et qui ont résulté en la mise en place des bases de l’ordre bipolaire. Ensuite parce que, tout au long de la période socialiste, de profonds courants sociaux qui visaient la refonte du système ont traversé la Pologne, en particulier en 1956, en 1970 et en 1980. Puis, avec la création du syndicat Solidarność et l’instauration de la loi martiale en décembre 1981, la Pologne a été la première à connaître la formation d’une opposition organisée et durable. C’est d’ailleurs au cours de cette période que ses dirigeants ont tenté de mettre en place les réformes économiques de janvier 1982, puis celles de 1988, lesquelles prévoyaient l’autonomie, l’autofinancement et l’autogestion des entreprises. Finalement, c’est au printemps 1989 que les dirigeants de Varsovie ont accepté les premiers l’introduction du pluralisme politique, qui allait mener au démantèlement du socialisme, à la « thérapie de choc » libérale et à la construction du capitalisme et de la démocratie de marché.

Il nous a donc semblé fondamental de replacer le cas polonais dans son contexte est-européen et mondial ; or, cela nécessite une analyse comparative avec les autres processus de démocratisation qui ont eu lieu ailleurs. Il nous a semblé utile de revenir sur le concept de « transition », sur l’impact des réformes polonaises, sur les ruptures et les continuités qui existent entre les périodes d’avant et d’après 1989, sur les capacités et les incapacités du nouveau système et de ses élites à assurer par leurs propres moyens sa pérennité, mais aussi à esquisser, comme pour tout système, ses limites potentielles.

Le concept de « transition », tel qu’il a été élaboré, a souvent servi de présupposé à l’axiome, implicite au départ, qu’il n’existait qu’un seul modèle social d’arrivée, naturel, efficace et rationnel : domination de l’économique sur le politique, alternances politiques sans alternative socioéconomique, supériorité du marché sur le plan de la propriété privée, sur différentes formes de propriété sociale, et vision téléologique d’une « fin de l’histoire », une fois les principes du libéralisme adoptés. Or, de nouveaux problèmes sociaux ont émergé. Dès que l’on compare les fondements sociaux différents de chaque dictature qui tend à évoluer vers la société de marché, les analyses se complexifient et posent la question de la pertinence du modèle d’arrivée.

Qu’entend-on par « transition » ?

Si l’on compare les « transitions » en Amérique latine, en Europe de l’Est et aussi celles qui ont eu lieu auparavant en Europe du Sud (Grèce, Portugal, Espagne) ou ailleurs dans le monde, on constate une certaine similarité entre tous ces changements, sur le plan de leurs conséquences dans le domaine politique ; mais ils recouvrent, en revanche, des transformations économiques et sociales de nature souvent très différente. Partout, les « transitions » ont visé à démocratiser le système politique, mais les systèmes sociaux et économiques préexistants, au contraire, ont été conservés dans les dictatures auparavant liées au bloc de l’Ouest, tandis qu’ils ont été totalement transformés dans le cas des pays de l’ancien bloc de l’Est. Même dans ce cas, notons que les bouleversements structurels n’ont pas modifié fondamentalement la composition des élites dirigeantes ou influentes, en particulier dans les milieux économiques et médiatiques. Donc, si le point de départ de la « transition » est radicalement différent d’une société à l’autre, c’est finalement le point d’arrivée théorique qui semble donner à ce processus, et à ce concept, une certaine cohérence. Partout, en effet, simultanément à l’adoption du pluralisme politique et de la liberté individuelle, on a assisté à la généralisation des conceptions socioéconomiques bâties autour des valeurs libérales de bonne gouvernance soutenues par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, le gouvernement des États-Unis et ses alliés. Que recouvre donc dès lors le vocable de « transition » ?

Rôle du concept de « transition »

Même s’il a été utilisé avant 1989, le terme « transition » a été généralisé lorsqu’il a fallu remplacer celui de soviétologie, ou d’études du communisme, tombé en désuétude avec la fin de l’URSS[5]. C’est dans la foulée du démantèlement du bloc soviétique, puis de l’URSS, que le monde a connu une vague jusque-là inédite de démocratisations, symbole suprême d’une « transition » dont les volets économiques et sociaux étaient sans doute au moins aussi importants, quoique moins spectaculaires. Le mot « transition » mériterait d’être mieux analysé, non seulement car l’adoption de la démocratie de marché s’est produite hors des anciens pays du bloc soviétique, mais aussi parce que, avant 1989, les dirigeants de ces pays présentaient leurs régimes socialistes comme étant en « transition » vers le… communisme.

En effet, l’idée même de « transition », c’est-à-dire celle du passage d’un système sociopolitique à un autre, est liée aux axiomes de la modernité, axiomes reconnus en principe tant par les libéraux que par les marxistes. Le principe fondateur de la modernité est en effet qu’aucun ordre social, économique, politique, idéologique, humain, voire naturel, n’est immuable et que toute situation donnée est, par principe, passagère au fur et à mesure de l’évolution, et des révolutions, humaines. Depuis le xviiie siècle au moins, les sociétés occidentales, plus « dynamiques », ont donc imposé au monde entier l’idée que la seule réalité immuable était en fin de compte le changement permanent, logique qui est aujourd’hui arrivée à sa conséquence suprême, celle où tout est devenu provisoire, conjoncturel, « transitoire », voire « jetable » tôt ou tard. C’est la société de l’instantané, du présent permanent, du zapping et des modes. On peut donc émettre l’hypothèse que le capitalisme postmoderne s’est révélé en définitive, à notre époque, plus révolutionnaire, en tout cas plus transformateur, que le socialisme réel.

Cependant, on doit rappeler que, au départ, le socialisme réel, accusé par ses adversaires de stagnation, voire d’immobilisme, a bien été « transitoire », car il a préparé, tout au moins en Europe, non pas des lendemains qui chantent communistes, mais la fin de la stabilité féodale, rurale, religieuse, traditionaliste et le passage au capitalisme postindustriel et urbanisé, sans parler de son rôle majeur dans l’appui aux décolonisations du tiers monde et aux conquêtes sociales dans les pays développés[6]. Le socialisme réel a même réalisé en deux ou trois générations la plupart des changements de structures sociales, spatiales et productives qui avaient mis au-delà de deux siècles à se produire en Occident ! Des « transitions » à couper le souffle, qui expliquent peut-être pourquoi ces sociétés semblent aujourd’hui quelque peu essoufflées[7].

C’est à partir d’un tel contexte que l’on doit poser non pas la question de la seule « transition démocratique », et moins encore celle de l’étude comparative d’une « transition » choisie avec une autre, en l’occurrence celle de la Pologne après 1989, mais de se demander les raisons qui expliquent pourquoi seules certaines « transitions » ont retenu une attention soutenue de la part des médias et de la plupart des observateurs ou des chercheurs réputés. Car des « transitions », c’est-à-dire des transformations sociales approfondies, on en trouve aussi en Afrique, dans le monde arabo-musulman, en Asie orientale et dans toute l’ex-URSS. Et c’est à l’aune de ces processus que les « transitions » en Pologne, dans les autres pays de l’Europe du Centre-Est et dans les anciennes dictatures d’Europe ou d’Amérique latine prennent toute leur signification.

C’est en effet dans tout l’ancien bloc soviétique et dans le tiers monde que des processus de « transition » ont été engagés à partir de la fin des années 1980. Mais leurs résultats se sont révélés très différents dans chaque cas. La « transition » démocratique a, par exemple, abouti à l’effondrement de l’État (Zaïre, Somalie, etc.), à la guerre civile ou quasi-guerre civile (Yougoslavie, Algérie, etc.), à la généralisation de la pauvreté (Zambie, Éthiopie, etc.), au maintien de la dictature initiale (Togo, Gabon, etc.), à la stabilisation au moins provisoire des structures économiques existantes (Biélorussie, Ouzbékistan, etc.), à la désagrégation puis à la reconstruction graduelle de l’interventionnisme étatique (Russie), à la continuité politique accompagnée d’une déconcentration économique plus ou moins audacieuse (Asie orientale) ou à l’introduction de réformes économiques et / ou politiques graduelles sans que le choix d’un modèle social d’arrivée ait été fait (Chine, Viêtnam, Cuba, Afrique du Sud, etc.).

Nous ne mentionnons ici que schématiquement chacun de ces exemples, car ils dépassent le cadre de notre travail et que des recherches élaborées ont été menées pour analyser chacun d’entre eux. Il ne s’agit ici que de mentionner à quel point le monde entier connaît des mutations dont personne n’est en mesure de prédire péremptoirement où elles mèneront. La zone ex-soviétique, l’Afrique, le monde arabo-musulman et l’Asie orientale constituent une source de problèmes pour ceux qui veulent trouver une « transition » pure, qui tende vers la démocratie de marché modèle[8]. Ce modèle est privilégié par les tenants de la « fin de l’histoire », inspirés par Fukuyama[9]. Ils dénoncent toute stagnation, mais ont tendance aussi à ignorer tout changement systémique plus sélectif par rapport à leurs propres présupposés ou plus imaginatif sur les plans social ou économique et qui tient compte de critères autres que les seuls paramètres macroéconomiques reconnus par les théoriciens libéraux.

Doit-on dès lors limiter à certains processus de transformation sociale l’usage du terme « transition[10] » ? Et ce terme a-t-il encore un sens, alors même que les structures sociales et économiques subissent en Asie, en Afrique et dans toute l’ex-URSS des bouleversements d’un degré souvent inégalé ailleurs ? Ne doit-on pas voir ici la cause de la recherche effrénée des « bons élèves de la transition » ? Ces questions nous amènent à émettre l’hypothèse que les travaux de recherche et de vulgarisation les plus cités dans les médias, en particulier ceux qui proviennent des chercheurs polonais et centre-européens, ne sont pas forcément les plus sérieux, mais qu’ils jouent un rôle de légitimation des processus politiques introduits lors du démantèlement du camp socialiste. Dans ce contexte, la Pologne, ainsi que ses voisins qui ont adhéré à l’Union européenne et à l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), sont effectivement de « bons élèves », pour le moment du moins[11].

Mais peut-on considérer comme scientifique le fait de prendre pour incontestables les critères spécifiques qui font que certaines « transitions » sont censées produire de « bons élèves » et d’autres non ? Ne s’agit-il pas, comme ce fut auparavant le cas du socialisme réel ou des régimes féodaux, d’une nouvelle forme de légitimation idéologique de la part d’intellectuels qui servent de porte-voix à différents pouvoirs ? Cette question concerne divers objectifs : politiques (démocratie pluraliste à tendance bipartisane, décentralisation de l’État), sociaux (privatiser tous les moyens de production et d’échange qui peuvent l’être et mettre en faillite des services socialement rentables, mais financièrement peu ou pas bénéficiaires à court terme), économiques (marché libre) et idéologiques (primauté du libéralisme économique pouvant être éventuellement combiné avec différentes formes de légitimité idéologique ou religieuse fermée, « identitaire »). C’est là qu’apparaissent en toute logique les théories développées par Huntington sur la transformation des anciens conflits de blocs politiques (vidés dans ce jugement de leurs réalités sociales) en conflits nouveaux entre entités culturo-ethno-religieuses, elles aussi vidées de tout contenu socioéconomique précis[12].

La non-conformité ou la conformité partielle de certaines transformations systémiques aux modèles propagés par les États-Unis, tant sur le plan politique qu’économique, ainsi que leurs résultats contrastés expliquent l’intérêt des grands médias envers certains pays en particulier. Les explications « culturalistes » ont servi à expliquer les échecs de certaines transformations systémiques, sans remettre en cause les dogmes néolibéraux, et à trouver dans cette perspective de « bons élèves » là où c’était, pour le moment du moins, possible dans les anciennes dictatures d’Europe du Sud, d’Amérique latine et de l’Europe du Centre-Est.

Il s’agit de prouver là que la stratégie de « transition » est une réussite. Ailleurs, il s’agit d’expliquer pourquoi les succès sont pour le moins partiels, mais qu’ils ne remettent pas en cause les axiomes de départ ni le but du processus. Ainsi, les médias ont présenté des articles qui comparaient la situation des « bons élèves » avec l’ex-URSS ou la Chine[13]. Dans chaque cas, le lecteur devait en retirer le sentiment que les succès avaient des causes objectives (efficacité de la privatisation, prédominance de l’économique sur le politique, etc.) et que les échecs avaient des causes locales (autoritarisme postsoviétique, héritage orthodoxe ou musulman, despotisme asiatique, etc.). Notons qu’il existe par ailleurs des analyses plus hétérodoxes, mais faiblement diffusées (dont : W. Andreff, Z. Bauman, V. Belohradsky, C. Karnoouh, A. Melegh, J. Sapir, G.M. Tamas).

Notre réflexion nous permet de déduire que ce qui semble intéresser a priori les recherches médiatisées n’est pas tant de réfléchir sur la situation de départ, mais plutôt sur l’arrivée à une situation de stabilité institutionnelle, à la démocratie de marché, dans laquelle le pluralisme politique semble finalement moins important que la stabilité du marché, d’un marché ouvert, libre, situation qui exclut la plupart des pays qui ont connu des bouleversements en Afrique, dans le monde arabo-musulman, en ex-URSS et, surtout, en Extrême-Orient, qu’ils soient socialistes ou capitalistes. Il faut ajouter le cas de Cuba, car ce pays a aussi connu des transformations profondes et, donc, une « transition » au cours de la décennie écoulée. Partant de ces considérations, nous pouvons commencer à analyser ce que recouvre le concept de « transition » dans un pays comme la Pologne, en le comparant avec d’autres processus d’occidentalisation.

Réflexions sur l’accompagnement politique de la « thérapie de choc » en Pologne

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la presse clandestine polonaise d’abord, puis les médias nés des changements systémiques se sont trouvés devant un vide explicatif pour aborder l’évolution en cours. Il ne semblait y avoir aucune expérience qui permette d’analyser le passage d’une société socialiste (économie administrée, monopole idéologique et politique du Parti-État, égalitarisme social) à une société capitaliste (décentralisation, privatisation, pluralisme politique, différenciation sociale). L’analyse de l’Égypte post-nassérienne aurait pu présenter un intérêt dans cette optique, mais, vu les résultats politiques, sociaux et économiques mitigés de l’infitah, cela serait allé à l’encontre de la politique de communication des partisans de la « transition » libérale, en Pologne et ailleurs.

Car il n’existait pas en Pologne, en 1989, de consensus sur le démantèlement des structures socioéconomiques du socialisme réel. Seules la démocratisation politique et l’instauration du pluralisme idéologique étaient en principe acceptés par tous. Mais les nouveaux dirigeants étaient décidés à imposer les règles du néolibéralisme économique (société de marché, privatisation, ouverture à la concurrence, etc.) et à trouver les moyens politiques et les justifications idéologiques qui leur permettraient d’instaurer la « transition ».

Les chroniqueurs des grands médias, puis la plupart des chercheurs réputés, ont concentré alors leur attention sur la démocratisation des institutions politiques et la légitimation des changements économiques, faisant le choix de comparer différentes expériences de passage d’un régime dictatorial au pluralisme politique. C’est dans ce contexte que les transformations des anciennes dictatures sud-européennes ou latino-américaines ont été mises de l’avant. Les changements institutionnels et ceux des systèmes partisans ont occupé l’essentiel des travaux de recherche[14]. Les économistes, de leur côté, multipliaient les analyses qui permettaient d’expliquer et souvent de justifier les réformes socioéconomiques en cours[15]. Mais d’autres ont produit des analyses critiques élaborées[16].

L’analyse des liens entre les processus politiques, économiques, sociaux et idéologiques reste cependant incomplète[17]. Or, la volatilité de l’électorat, la faible implantation des partis politiques, l’effritement des syndicats, l’abstentionnisme massif, etc., témoignent de la faible légitimité des changements tels qu’ils ont été introduits en 1988-1989. Nous pensons que cette tâche s’ouvre désormais aux chercheurs, politologues, sociologues, historiens, économistes, philosophes, psychologues, etc.

La Pologne : un « cas d’école » dans la course vers la démocratie de marché

En 1989, les médias polonais ont souvent comparé les changements dans leur pays avec ce qui s’était passé dans l’Espagne post-franquiste ou dans certains pays d’Amérique latine comme le Chili. Ces comparaisons étaient moins pertinentes dans le domaine des seules institutions politiques de départ, encore moins économiques, qu’en ce qui touche la question du modèle socioéconomique et politique postulé d’arrivée. L’Espagne préfigurait pour les Polonais la sortie d’un régime isolationniste, qui tendait vers l’adhésion à l’Union européenne et aboutissait au statut de société développée et stabilisée. Avec le temps, cependant, et sans doute à cause de la dureté des effets sociaux de la transition économique pour certains milieux, l’adhésion à l’OTAN a accompagné ce processus, permettant de garantir la position des institutions et des élites dirigeantes. Le Chili représentait dans cette même perspective, depuis Pinochet, le modèle d’un État qui était sorti des « rêveries » socialistes pour tendre par tous les moyens vers une économie idéalement libérale qui bénéficiait de l’appui des États-Unis et se terminait par la démocratisation. Ces deux exemples permettent de constater qu’il s’agissait bien de démontrer avant tout la justesse du but final.

Toutefois, hormis les différences qui existent entre ces pays et en raison de leurs spécificités et de leur position géostratégique, les « transitions » se sont déroulées dans des conjonctures économiques très différentes. Dans les cas espagnol et chilien, les changements de système politique se sont déroulés à un moment de croissance économique, tandis que la Pologne a lancé en 1988-1989 la libéralisation des prix, puis la privatisation, dans un contexte de dépression qui allait durer jusqu’en 1992. Par ailleurs, le démontage de l’État-providence dans le cas chilien avait déjà été effectué au cours de la dictature de Pinochet, tandis que la Pologne, où la protection sociale était plus poussée, ne s’y lança qu’au moment où elle engageait des réformes politiques, ce qui rendait le processus plus hasardeux et nécessitait de trouver des appuis extérieurs bien solides. Mais la situation géographique de la Pologne, aux portes de l’Allemagne et même quasiment dans la banlieue de sa nouvelle capitale, favorisait son intégration dans l’espace européen stabilisé.

Les structures sociales, pour leur part, n’avaient pas été aussi profondément bouleversées en Espagne ou au Chili qu’en Pologne pendant la dictature et elles ne l’ont presque pas été lors de la démocratisation. Cette différence se constate par le fait que les partis politiques traditionnels, même réprimés, avaient gardé au Chili et en Espagne une partie de leurs structures dans la clandestinité, la légitimité et l’implantation, alors qu’en Pologne les partis traditionnels ont définitivement disparu au cours de la période stalinienne (1949-1956), pendant laquelle des transformations sociales ont modifié fondamentalement la structure de la société. Le pluralisme y a donc été construit sur des bases entièrement nouvelles à la sortie du système autoritaire. Cette absence de partis traditionnels d’opposition a facilité la durée du socialisme réel, système qui a permis la gestation d’une nouvelle Pologne au tissu social plus diversifié. Avant comme après 1989, les tentatives de ressusciter les formations politiques traditionnelles, de droite comme de gauche, n’ont donné presqu’aucun résultat, car il s’agissait d’une société tout à fait nouvelle, tant dans ses fondements que dans ses structures. Les seuls partis qui en fin de compte ont conservé après 1989 une implantation dans la société sont les héritiers du socialisme réel (Alliance de la gauche démocratique [Sojusz Lewicy Demokratycznej – SLD], issue du Parti ouvrier unifié polonais ex-communiste [Polska Zjednoczona Partia Robotnicza – PZPR], Parti paysan [Polskie Stronnictwo Ludowe – PSL], ancienne « courroie de transmission » du PZPR dans la paysannerie, ainsi que les partis issus de Solidarność après 1989). La transformation systémique s’est de toute façon heurtée à la faible implantation des partis, car, qu’ils soient nouveaux ou non, les difficultés économiques et la recomposition de la structure sociale ont rendu difficile tout rassemblement durable autour d’objectifs précis pour de larges secteurs de la société.

Transformations systémiques et continuité des élites

Si, en Pologne comme dans les anciennes dictatures de droite d’Europe du Sud ou d’Amérique latine, le système politique a connu des modifications somme toute comparables, elles se sont partout accompagnées d’une continuité assez poussée des élites dirigeantes, dans la vie politique, l’économie et la vie sociale ou culturelle. Des recompositions assez importantes ont certes eu lieu au sein du personnel politique dirigeant ; en revanche, dans les domaines économiques, judiciaires et médiatiques, la continuité a dominé[18]. La marginalisation des cercles dirigeants issus du PZPR a en fait consisté à éliminer de la vie politique les représentants de l’aile « dure » de ce parti (dite « béton ») et à la mise à la retraite de la plupart des dirigeants vieillissants. Leurs adjoints, par contre, tant à l’échelle nationale que régionale, n’ont eu qu’à patienter dans l’opposition jusqu’en 1993, parfois en se maintenant à des postes d’élus. Et le retour sur le devant de la scène de personnalités comme Aleksander Kwasniewski et Leszek Miller, qui avaient occupé des postes dans les gouvernements et au Comité central du PZPR avant 1989, démontre que le passage par le « purgatoire politique » a été de courte durée. L’efficacité des réseaux de la nomenklatura, combinée au désarroi de la partie appauvrie de la population devant les conséquences sociales du démantèlement du socialisme réel, expliquent pourquoi la SLD a été vite ramenée au pouvoir, à la grande surprise de ses dirigeants d’ailleurs, mais plus encore à celle de leurs adversaires issus des différentes mouvances de Solidarność qui pensaient que les communistes avaient été définitivement jetés en 1989 dans les « poubelles de l’histoire ». Si le clivage entre ex-communistes et anciens dissidents a subsisté jusqu’à aujourd’hui[19], empêchant la constitution de majorités politiques « naturelles » basées sur les choix socioéconomiques, notons que la plupart des anciens dissidents avaient, à l’origine, eux aussi fait leurs premières classes politiques au sein du PZPR[20] ou de ses satellites[21]. On peut donc aussi dans ce cas parler d’une assez grande continuité des élites, malgré quelques exceptions comme Lech Walesa.

Notons également que la rupture de certains ex-dissidents polonais avec le PZPR a pu être facilitée par les appuis extérieurs dont ils ont bénéficié avant 1989. Cette aide, qui venait de la plupart des gouvernements, des syndicats, des partis, des fondations, des ONG, des services de renseignements, etc., occidentaux, permettait aux organisations dissidentes de s’organiser et à leurs dirigeants de pallier les conséquences matérielles de leur licenciement éventuel. En contraste avec cette situation, les partis de la gauche chilienne, par exemple, n’ont plus été en mesure de bénéficier, à partir du milieu des années 1980, d’aucune aide en provenance du camp soviétique. Cela peut en partie expliquer la faiblesse des courants anticapitalistes dans les différentes « transitions » post-1989, que ce soit au sein de la gauche chilienne ou de Solidarność. Tous furent amenés à renoncer dans l’ensemble à leurs programmes sociaux radicaux ou à se cantonner dans la marginalité.

Pour comprendre la capacité des élites formées au cours du socialisme réel à conserver leur position, tout en changeant fondamentalement de légitimité idéologique, il faut prendre en compte plusieurs facteurs. Il y avait peu d’ouvriers en 1945, mais une très large masse paysanne acquise aux principes de mobilité sociale et d’égalitarisme. Or, tout en favorisant la promotion sociale des enfants du peuple, le socialisme réel a contribué à l’émergence d’une bureaucratie, à la formation de classes moyennes et d’élites dirigeantes. Celles-ci se sont formées d’abord dans le cadre de l’appareil du pouvoir, puis parfois en rupture avec lui. Les effets de l’industrialisation et de l’urbanisation accélérées, le maintien de la prédominance mondiale des grandes puissances capitalistes et de leurs idéologies, ainsi que les habitudes paternalistes héritées du féodalisme et entretenues par l’Église catholique ont permis aux élites installées sous le socialisme réel de sortir du cadre analytique marxiste. Cette évolution vers l’individualisme et le capitalisme a été facilitée par le fait que les économistes polonais avaient été « re-formés » depuis la fin des années 1970 dans les instituts économiques des États-Unis, avec lesquels les institutions scientifiques polonaises entretenaient des relations.

Le syndicat Solidarność avait adopté à son congrès de septembre 1981 un programme qui tentait de combiner marché, plan et autogestion, que le pouvoir avait repris formellement en y introduisant le 1er janvier 1982, soit deux semaines après la proclamation de la loi martiale, une loi d’autonomie des entreprises. Cette réforme s’est heurtée à de nombreux blocages, dans le climat de tensions du moment, mais la « délégitimation » des dogmes égalitaristes du socialisme dirigiste était engagée. Cela a poussé le pouvoir à louvoyer en permanence dans les années 1982-1989, d’autant plus que beaucoup de directeurs d’entreprises d’État poussaient dans le même sens. Cette pression explique l’introduction en 1988, par le dernier gouvernement « communiste » de Mieczyslaw Rakowski, de mesures de libéralisation des prix et d’égalisation des trois secteurs économiques existants : étatique, privé, coopératif. Cette décision a surtout bénéficié aux cadres du secteur économique de la nomenklatura qui ont tiré avantage de leur fonction pour privatiser à leur profit une partie des biens publics. Simultanément, le pouvoir engageait des négociations avec l’opposition pour élargir la base sociale des réformes. On a alors assisté à la désagrégation des structures du pouvoir, car beaucoup de dirigeants, en particulier dans les entreprises, avaient commencé à se désengager de la vie politique pour profiter de la vague de création d’entreprises privées « satellites » qui pouvaient se développer en parasitant les entreprises d’État. Ce qu’on allait appeler « la prise de propriété par la nomenklatura » a facilité le passage à « la thérapie de choc » libérale. Voilà les bases de la « transition » et de la continuité des élites.

Ce changement était soudain et imprévu pour la masse de la société, ainsi livrée sans contrepoids politique ou syndical à la menace du chômage, à la désagrégation de la protection sociale et au démantèlement de pans entiers de l’économie ; les réactions de mauvaise humeur ont été ponctuelles[22]. Mais, pour de nombreux cadres, la prise de participation dans les biens publics et la fin du contrôle de l’appareil central du Parti étaient ressenties comme une émancipation, tandis que l’élargissement des libertés individuelles était perçu comme un progrès par la masse des citoyens qui voyaient ou croyaient voir s’ouvrir devant eux un vaste monde. Les épargnes accumulées sous le socialisme ont permis aux Polonais de croire qu’ils pourraient en profiter pour investir dans des affaires juteuses. Peu avaient prévu que, avec l’ouverture des frontières, les capitaux étrangers allaient rapidement occuper une grande partie du terrain de la distribution et de la production, empêchant la naissance d’un capitalisme national.

Il y a eu en Pologne en 1989, comme ailleurs, un changement de système politique et une transformation du système socioéconomique en liaison avec l’ordre mondial dominant, ainsi qu’une continuité des élites, qui allait de pair avec un changement de leur légitimité politique et de la base sociale dont elles se réclamaient. Dans le cas polonais, les héritiers du PZPR ont totalement rompu avec leur héritage ouvriériste, et ce fut aussi le cas de la plupart des formations politiques issues de Solidarność. Face à la prédominance avant 1989 du discours d’ancrage dans le peuple et la classe ouvrière, c’est un discours « interclassiste » prônant en fait un rôle d’avant-garde pour les classes moyennes, voire pour les élites émergentes, qui s’est imposé. Ces milieux émergents étaient, grâce à la thérapie de choc, directement issus des élites qui avaient dominé les scènes politique, sociale, culturelle dans la période précédente.

Qu’ils proviennent directement de l’ancienne nomenklatura communiste ou des anciens milieux dissidents du communisme, ces « nouveaux-anciens » dirigeants ont vécu le changement de 1989 comme une émancipation de la tutelle centralisée du parti dans la vie politique, sociale, économique, idéologique et culturelle[23].

Aux idéaux du socialisme (cohésion sociale, égalité, mobilité sociale, centralisation et mécénat public dans le domaine culturel) ont succédé les idéaux du libéralisme, pluralisme politique, individualisme, mobilité individuelle, décentralisation et consumérisme. La société polonaise n’a pas forcément souscrit dans sa masse à tous ces changements de valeurs, mais ceux-ci ont été menés à bien dans le consensus au sommet, à partir des négociations de la Table ronde en 1989.

Une « transition » à la recherche de sécurité

On doit envisager d’ajouter aux éléments généralement considérés comme caractéristiques des processus politiques et économiques de « transition », l’engagement des États concernés dans le rapprochement stratégique avec les puissances occidentales, particulièrement avec les États-Unis, évolution dont la guerre en Irak a démontré l’aboutissement[24]. Ce jugement est valable tant pour l’Europe de l’Est que pour l’Amérique latine. On constatera que des États postsoviétiques peu, voire non démocratiques au regard des critères libéraux communément admis, comme l’Ouzbékistan ou le Turkménistan, mais qui sont ou ont été proches des États-Unis, ont été faiblement dénoncés par les médias, les observateurs électoraux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, les fondations et les ONG occidentales, alors que des États somme toute plus proches du pluralisme politique, mais assez éloignés de l’Occident, comme la Biélorussie ou, récemment, la Géorgie de Chevarnadze et l’Ukraine à la fin de la présidence de Koutchma, ont été régulièrement dénoncés dans les médias internationaux et dans des travaux de recherche beaucoup plus largement diffusés.

Dans un contexte d’effondrement de pans entiers de l’économie pour cause d’ouverture soudaine à la concurrence mondiale et de la disparition de plusieurs partenaires économiques traditionnels (République démocratique allemande – RDA, URSS, Tchécoslovaquie), la nécessité de trouver des garanties de sécurité pour le nouveau système et ses élites s’est fait sentir beaucoup plus fortement en Pologne et dans les pays voisins que dans les pays d’Europe du Sud, où les changements se sont produits dans la période précédente, ou en Amérique latine. Bien entendu, ni l’armée ni la sécurité d’État n’ont été supprimées. Leurs employés ont été soumis à des vérifications qui ont permis de s’assurer la loyauté d’un noyau de spécialistes auxquels on associa de nouvelles recrues. Même la censure n’a été supprimée en Pologne qu’après plusieurs mois d’hésitations, en grande partie à cause des réticences de l’Église catholique qui craignait pour son autorité morale au sein d’une société libéralisée. En outre, les nouveaux dirigeants ont également cherché, dans un premier temps, à maintenir le pacte de Varsovie et la présence des troupes soviétiques en Pologne occidentale, face aux menaces que l’unification allemande faisait peser sur la sécurité des frontières occidentales de leur pays. On ne peut pas exclure non plus le fait que l’appartenance aux structures sécuritaires du bloc soviétique gorbatchévien constituait, encore en 1989-1990, une garantie pour la stabilité des changements économiques et sociaux hasardeux qui venaient d’être engagés et des milieux qui les mettaient en oeuvre. Mais la désagrégation finale de l’URSS a poussé les dirigeants polonais à envisager puis à accélérer l’adhésion à l’OTAN comme structure alternative de sécurisation. L’adhésion à l’Union européenne, et auparavant l’adoption de ses réglementations, a constitué l’aboutissement de ce processus sur les plans politique et commercial.

Cette stratégie fut poursuivie par tous les gouvernements polonais successifs jusqu’à aujourd’hui, qu’ils soient d’extraction anticommuniste ou communiste. C’est dans ce contexte de course au rang de « bon élève » que l’on doit comprendre la recherche de la protection à tout prix des États-Unis, la seule puissance militaire et sécuritaire crédible après 1991. Cela a conduit jusqu’à soutenir activement la politique des États-Unis en Irak en 2003, à l’encontre de l’opinion de la grande majorité des Polonais. Il y a donc eu en Pologne et dans les pays voisins, à la différence des anciennes dictatures d’Europe du Sud et d’Amérique latine, un retournement géostratégique complet qui n’a produit en fin de compte que des problèmes d’adaptation technique et linguistique pour les militaires, mais qui s’est réalisé sans tensions politiques durables, preuve s’il en est du caractère élitiste du pouvoir polonais avant comme après 1989 et de la faiblesse des justifications idéologiques, finalement interchangeables.

On doit prendre également en compte le rôle spécifique joué alors par l’Église catholique, si l’on fait la comparaison avec les autres pays « en transition ». Même si, dans tous les anciens États socialistes, les Églises ont pu être sollicitées par des pouvoirs à la recherche de nouvelles légitimités, c’est seulement en Pologne que l’Église a bénéficié d’une base économique et d’une légitimité morale qui lui ont permis de jouer un rôle fondamental pour cautionner les changements systémiques de 1989[25]. À la différence des dictatures d’Europe du Sud et d’Amérique latine, l’Église polonaise pouvait difficilement être accusée de collaboration avec la dictature en voie de démantèlement. Cela, même si dans les faits l’Église a su à plusieurs reprises servir, de 1956 à 1989, d’interlocuteur privilégié, et parfois de caution pour le pouvoir, en particulier lors des crises de 1956, de 1970 et de 1980 et pendant que le pays était sous la loi martiale. Elle a été à ce titre un des acteurs reconnus par tous les partenaires de la Table ronde. Le rôle de « pompier des tensions sociales » qui a échu à l’Église était d’ailleurs déjà envisagé par Michnik avant 1989[26], mais, à la grande surprise de l’électorat polonais laïcisé, ce rôle a aussi été reconnu dans les faits, après 1993, par les forces politiques d’extraction communiste (SLD et PSL).

Un nouveau « besoin d’ennemi » : russophobie et anticommunisme

Alors que les idéologues de « la fin de l’histoire » soutenaient que la page du communisme était définitivement tournée, on a assisté à de très virulentes campagnes médiatiques anticommunistes et antirusses, visant plus souvent l’idéologie et les réalités géopolitiques que les anciens dignitaires toujours influents. Pourquoi ?

Après les changements de 1989 et l’unification de l’Allemagne, la méfiance à l’égard de l’expansionnisme germanique, fortement enracinée en Pologne, ne pouvait plus constituer un élément fondamental de légitimité des pouvoirs. La russophobie a en revanche été réhabilitée et combinée souvent avec l’anticommunisme. Elle a servi d’élément répété de légitimation des pouvoirs, autant par les médias que les discours des hommes politiques. Malgré l’affaiblissement général de la puissance russe et les intérêts de nombreuses entreprises polonaises à reconstituer des liens économiques avec l’espace postsoviétique, les politiciens polonais ont, à de nombreuses reprises, utilisé les événements en Russie (1991, 1993, crises tchétchènes, crise ukrainienne de 2004, etc.) et les rappels sélectifs de l’histoire récente ou plus ancienne pour légitimer à la fois leur ancrage à l’Ouest et la nécessité de lancer des réformes économiques et sociales compatibles avec les dogmes néolibéraux, présentés comme les seuls fondements de cet Occident. Même l’ouverture au printemps 2003 d’un corridor ferroviaire reliant la Pologne et l’Europe de l’Ouest à l’Ukraine, la Russie et l’Extrême-Orient asiatique[27] n’a pas servi d’occasion aux élites polonaises, tant sur le plan politique que celui des médias, pour prôner une détente dans les rapports polono-russes. Alors qu’elle représente l’intérêt à long terme de l’économie polonaise, cette approche priverait les milieux dirigeants d’une légitimité géopolitique et, surtout, d’un « ennemi » nécessaire pour affermir une autorité morale qui en a bien besoin vu la précarisation des conditions de vie d’une proportion importante de compatriotes.

La russophobie et l’anticommunisme constituent un épouvantail qui joue non pas en fonction des sentiments profonds du peuple polonais, mais qui exerce une pression morale sur l’opinion visant à empêcher toute idée d’alternative aux décisions prises en 1989. Toutes les enquêtes d’opinion menées démontrent en effet qu’il existe une majorité qui rejette la diabolisation du communisme ou de la Russie[28]. Il existe même une nostalgie persistante envers le socialisme réel qui ne provient pas d’une adhésion, tout à fait marginale, au marxisme-léninisme, mais d’une vision nuancée des acquis sociaux et culturels développés au cours de cette période[29]. Les élections de 1993, avec le retour des ex-communistes, avaient d’ailleurs déjà témoigné de ce phénomène. On peine en effet à imaginer un retour des forces officiellement issues des dictatures de droite quelques années après la fin des régimes militaires dans des pays comme l’Espagne, la Grèce, le Portugal, le Chili ou l’Argentine, sans parler de l’Allemagne postnazie. Cela n’allait pas empêcher pour autant les ex-communistes, parvenus au pouvoir avec le slogan implicitement antilibéral « Poursuivre ainsi n’est pas une fatalité ! », de poursuivre les politiques de leurs prédécesseurs de droite sur les plans politique, géostratégique, social et idéologique. Mais le succès de cafés dans le style du défunt réalisme socialiste après 1989, la popularité de la figure du « Che » dans la jeunesse, l’élection comme sénateur en Silésie, en 2001, d’Adam Gierek, fils de l’ancien premier secrétaire du PZPR, avec plus de 70 % des voix, et les enquêtes d’opinion successives témoignent de cette nostalgie, qui explique le faible enracinement des partis politiques dominants et, en l’absence de forces politiques puissantes se réclamant de la gauche radicale, l’émergence de mouvements populistes, radicalement revendicateurs[30]. Que ce soit au sujet de la période du socialisme réel, des privatisations, des conséquences de l’adhésion à l’Union européenne ou de l’occupation de l’Irak, partout on constate le décalage qui existe entre l’état d’esprit des élites et celui de la masse de la population[31]. La dépolitisation, la désyndicalisation et l’abstentionnisme sont, pour ces raisons, en Pologne comme dans les pays voisins, parmi les principales caractéristiques de la « transition ».

Malgré les discours qui établissent une similarité quasi systématique entre les « deux totalitarismes du xxe siècle », fasciste et communiste, les sociétés postfascistes semblent avoir dans l’ensemble définitivement tourné la page de leur passé et il est malvenu d’y faire publiquement référence, tandis que la société polonaise, comme les autres sociétés anciennement socialistes, manifestent une ambiguïté marquée sur ce que fut le socialisme réel. Cela explique la virulence des campagnes « décommunisatrices » par rapport au silence dont on a longtemps voulu entourer les souvenirs des dictatures de droite. Dans le cas polonais, cela est d’autant plus notable que le caractère systématique des crimes a cessé en fait dès la déstalinisation de 1956, alors que les dictatures de droite ont en général poursuivi leurs violences jusqu’à leur fin. C’est pourquoi la comparaison entre les lois du « point final » en Amérique latine et le « gros trait » polonais d’après 1989 appelle une approche nuancée. La fragilité de la situation économique et sociale en Pologne (à preuve un taux de chômage de presque 20 % en 2004) permet d’expliquer en partie cette tentative de diabolisation du passé qui permet de dénoncer toute tentative visant à rechercher une alternative au libéralisme.

Notons que, puisque les brutalités systématiques commises en Pologne se sont limitées à la période d’avant 1956, la « décommunisation » n’a en fait visé que quelques vieillards, mais pas les anciens dirigeants déjà décédés. Elle a aussi touché des personnes d’importance secondaire liées aux violences ponctuelles qui ont accompagné l’histoire de la Pologne après 1956. Et le général Jaruzelski, d’abord élu président de la République en 1989 par un parlement à dominante anticommuniste, a ensuite été acquitté pour avoir proclamé la loi martiale. Seules quelques personnes d’importance secondaire ont été condamnées. La « décommunisation » médiatique n’a pratiquement pas touché les journalistes, mais elle a permis d’intimider ceux d’entre eux tentés de se montrer critiques face à tel ou tel aspect des changements en cours et de culpabiliser le communisme, c’est-à-dire, en fait, toute forme de radicalisme social. On voit par ces exemples que les campagnes de « décommunisation » ne visaient pas des responsables, mais des principes.

La « décommunisation » a aussi permis de maintenir la pression sur les anciens membres du PZPR, d’une part, en renforçant leur esprit de corps et, d’autre part, en les poussant dans un « sauve-qui-peut » qui les amenait à démontrer par tous les moyens leur adhésion aux options désormais dominantes (économie de marché, allégeance aux États-Unis et à l’OTAN). Cette évolution a en particulier été montrée au grand jour lorsque le premier ministre ex-communiste Leszek Miller a accepté de réhabiliter publiquement Ryszard Kuklinski, l’ancien agent des services secrets des États-Unis au sein de l’état-major de l’armée polonaise avant 1981. Cette démarche, voulue par Washington, a provoqué des tensions virulentes, mais finalement passagères, chez les militaires polonais.

Quant aux anciens opposants, la « décommunisation » leur a assuré une légitimité en cette période de désarroi populaire, tout en éliminant de la vie politique les anciens informateurs de la sécurité d’État qui avaient infiltré ces milieux, ou en les soumettant à un chantage permanent. L’esprit de corps des milieux ex-dissidents, par-dessus leurs multiples querelles intestines, a donc aussi bénéficié des campagnes médiatiques. Les médias polonais après 1989 ont confirmé leur rôle de « quatrième » pouvoir. Il reste à faire, par-dessus les réalignements idéologiques des journalistes, l’histoire de la prise de contrôle des groupes de presse et du secteur audiovisuel.

Les forces qui assuraient la « transition » ont fait preuve d’une volonté acharnée visant à garantir l’hégémonie la plus complète possible de l’idéologie néolibérale, sous sa forme sociale-libérale dans le cas de la SLD. Cette politique allait de pair avec une certaine tolérance envers les courants catholiques intégristes, globalement moins dangereux pour le nouvel ordre social que les courants radicalement antitraditionalistes. Si, dans les anciennes dictatures de droite, des forces alternatives, comme les partis communistes ou l’extrême gauche, ont pu se reconstituer aux côtés des partis dominants de droite et de centre-gauche, ce n’est pas le cas en Pologne où aucun parti contestataire important n’a pu voir le jour depuis le début de la démocratisation. Cette absence prolongée mérite d’être notée, si l’on compare cette situation avec les opinions très diversifiées des Polonais sur des questions comme les privatisations, la séparation de l’Église et de l’État, la mission des pouvoirs publics, l’intégration à l’Union européenne et à l’OTAN, la politique à suivre envers les voisins orientaux de la Pologne, etc.

Les secteurs économiques, financiers, politiques, médiatiques et, dans une large mesure, universitaires polonais ont été dominés dès 1989 par les partisans du libéralisme et des États-Unis. Le pluralisme politique et culturel s’en est trouvé très vite réduit et le décalage entre les élites et le peuple, entre « eux » et « nous », est réapparu. En l’absence de théoriciens « alternatifs », cette situation a entraîné une dépolitisation et un abstentionnisme massif, d’où l’émergence, en général ponctuelle, de forces démagogiques (candidature de Tyminski en 1991, Ligue des familles polonaises de tendance catholique intégriste-nationaliste ou mouvement d’origine rurale « Autodéfense ») rassemblant les mécontents éparpillés par la recomposition sociale en cours. Car le mécontentement fut quasi général dans la population dès 1989[32], ce qui contraste avec la situation de l’Espagne post-franquiste, plus encore avec celle du Portugal de la révolution des oeillets, mais aussi avec l’ébullition politique et sociale que la Pologne a connue en 1980 ou les républiques soviétiques au cours de la perestroïka. La dépolitisation semble constituer une donnée symptomatique de toutes les « transitions accomplies » et, plus largement, de toutes les « démocraties postmodernes ». La Pologne, comme les autres anciens pays socialistes, semble avoir été une pionnière dans cette évolution.

Une « transition » par qui et pour qui ?

Le socialisme réel a été un système « transitoire » qui a permis l’industrialisation, l’urbanisation, la modernisation, la formation de classes moyennes et de nouvelles élites et, finalement, le passage au capitalisme. Comme tout produit de la modernité, ce système est lui aussi « transitoire », ce que les théoriciens du néolibéralisme négligent souvent, estimant que la démocratie de marché représente la « fin de l’histoire ». Les conflits étant dès lors jugés inexplicables en termes sociaux, de classe ou idéologiques, il leur devient nécessaire d’opposer les « bons élèves » de la « transition », généralement en Europe et en Amérique latine, aux « mauvais élèves », décrits comme archaïques, qu’ils soient d’idéologie traditionaliste ou révolutionnaire.

Les aspects médiatiquement privilégiés de la « transition » se concentrent sur la sortie de l’isolationnisme, que ce soit en Espagne ou en Pologne, et l’introduction du pluralisme partisan, assimilé à la démocratie en soi. L’économie de marché et la privatisation sont aussi décrétées parties constitutives de la démocratie. En revanche, la question des changements de la base sociale du pouvoir et de sa légitimité est généralement sous-estimée, ainsi que celle de la continuité des élites politiques, sociales, économiques, médiatiques.

Le rapprochement avec les États-Unis et l’OTAN, garants de la sécurité des changements systémiques, est également traité comme un élément majeur de la « transition » réussie. Dans ce contexte occidentaliste, le rôle politique joué par l’Église catholique en Pologne n’est pas perçu comme un phénomène réactionnaire, tandis que le rôle similaire que tentent de jouer les Églises orthodoxes en Russie, en Serbie, voire en Grèce, est jugé comme un facteur régressif. L’affaiblissement des craintes germanophobes en Pologne est décrit positivement, tandis que la généralisation des campagnes russophobes n’éveille pas de critiques majeures. Les sentiments de nostalgie envers certains aspects du socialisme réel sont dénoncés comme une manifestation de populisme. Les réticences à mettre en accusation les tortionnaires des dictatures sud-européennes ou latino-américaines éveillent peu d’émoi, tandis que des campagnes de « décommunisation », justifiables ou non, se succèdent.

La nouvelle stratification sociale à l’Est a produit des clivages sociaux qui sont rarement analysés. Ils expliquent la « réémergence » çà et là du concept de classe, surtout chez les jeunes. Les évolutions récentes en Amérique latine vont dans la même direction. La Pologne populaire a non seulement constitué une période de « transition » vers la modernité ; elle s’est d’abord appuyée sur les éléments issus des couches populaires et intellectuelles qui ont pu s’insérer dans les processus de mobilité sociale organisés par le pouvoir. Une fois cette « transition » terminée, le système s’est essoufflé et les élites désormais constituées s’en sont peu à peu détournées. Dans le cas des dictatures traditionalistes de droite, la situation est évidemment très différente.

On est passé, en Europe de l’Est, d’un État socialiste dans sa légitimité et ses politiques sociales, postféodal dans ses habitudes et ses comportements paternalistes, moderniste dans ses effets et capitaliste dans les influences que subissaient à la fois ses élites et la masse de la société, à un État qui se repliait sur ses fonctions régaliennes et s’appuyait sur les seules couches sociales en état d’influer sur le cours des choses et de profiter de sa désagrégation. Il existait aussi un consensus chez tous les partenaires de la Table ronde, visant à engager, dès que possible, leur pays aux côtés des puissances de l’Occident libéral. Ce facteur a sans doute été favorisé par l’histoire polonaise, marquée par des liens prédominants avec le cercle de civilisation romaine et catholique, situation que la Pologne partageait avec la plupart des pays d’Europe du Centre-Est et du Sud, ainsi qu’avec l’Amérique latine. Or, ce sont ces pays qui ont accompli avec le plus de conséquences une « transition » vers le modèle social occidental actuellement dominant. C’est sans doute là qu’on peut trouver ce qui rapproche réellement toutes les « transitions » réussies d’un point de vue libéral. Et c’est sans doute ce qui fait leur différence avec les « transitions », « réussies » ou non, qui se déroulent dans les autres grandes zones de la planète (ex-URSS, Extrême-Orient asiatique, Moyen-Orient, Afrique noire). Mais toutes les « transitions » se heurtent aux mêmes problèmes sociaux dus aux effets socialement et régionalement inégalitaires de la mondialisation produite par le capitalisme néolibéral. Et le caractère souvent décrit comme « exemplaire » des « transitions », d’abord de l’Europe du Sud, de l’Amérique latine, puis de la Pologne et, enfin, du reste de l’Europe du Centre-Est est dû au fait que ces « transitions » ont pu être expliquées en termes superficiellement « culturalistes », dès lors que l’argumentation strictement économiciste ne suffisait plus pour expliquer le « succès » des uns et les « retards » des autres. Le caractère romain, catholique ou protestant, de ces pays aurait en effet constitué dans cette optique un élément positif, par rapport aux pays orthodoxes, musulmans, confucianistes, etc. On est passé dès lors de l’analyse objective à l’idéologie, malgré le discours sur la « fin des idéologies ». Mais l’évolution en cours en Amérique du Sud et l’ampleur de la crise sociale en Pologne et dans les autres pays de l’Europe du Centre-Est montrent que le « bon élève » peut aussi commencer à remettre en cause la légitimité du système pour lequel il a été encensé, et que les facteurs sociaux restent fondamentaux dans la vie politique et économique.