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L’ouvrage d’Hélène Charron montre remarquablement en quoi une perspective de genre entendu comme « structure symbolique qui supporte une vision de l’ordre sexuel différentialiste et inégalitaire » (p. 421) renouvelle la sociologie historique des sciences sociales qui, jusque-là, « invisibilisait » les femmes. En faisant un dépouillement très complet de toutes les publications de sciences sociales qui ont existé de la fin du xixe siècle jusqu’à 1940, l’auteure montre à la fois que les femmes sont présentes et produisent des savoirs, mais que leur légitimité intellectuelle est restée contestée, même lorsqu’elles accèdent au doctorat. Dans ce milieu intellectuel masculin, les femmes se heurtent dans leur activité intellectuelle à « un processus de division structuré du travail intellectuel » (p. 15) qui tend à disqualifier ou, du moins, à dévaloriser les savoirs qu’elles produisent.
La première partie de l’ouvrage, qui concerne la période 1880-1914, prend pour objet d’analyse les figures féminines non diplômées mais bien intégrées dans les sociétés organisées par les catholiques sociaux et les leplaysiens. Ceux-ci, en définissant les sciences sociales comme liant pratique réformatrice et production de connaissances, sont plus accueillants à l’égard des femmes que les groupes de sociologues, plus théoriciens en rapport avec l’institution universitaire. Ces milieux à la morale catholique naturaliste, qui implique une différence hiérarchisée des fonctions féminines et masculines, comme garante de l’ordre social et moral, s’opposent au travail salarié et intellectuel des femmes. Celles qui interviennent dans ces groupes ont donc un positionnement difficile « dans l’espace du savoir et de la science » (p. 64). Lorsqu’elles sont amenées à se prononcer dans ces sociétés, leur éducation et leurs convictions les poussent à se définir une place spécifique, complémentaire par rapport à celle des hommes et conforme aux qualités « naturelles » féminines : elles limitent leurs prétentions intellectuelles pour éviter d’entrer en rivalité avec les hommes.
De leur côté, les autorités masculines évaluent leur contribution en s’appuyant sur une opposition entre le masculin, d’un côté, seul capable de science et de théorie, et le féminin, de l’autre, dont les productions seront caractérisées comme particulières, descriptives et essentiellement pratiques. Parmi ces groupes, celui qui accueille le plus de femmes est la Société d’économie sociale qui publie La Réforme sociale. Ces femmes qui appartiennent à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie sont présentes surtout en tant que fondatrices et organisatrices d’oeuvres sociales : elles interviennent particulièrement au congrès de 1901 dont le thème est « Le rôle et la condition de la femme dans la société nouvelle ». Jusqu’à la Première Guerre mondiale, elles contribuent par des communications, des essais, des rapports portant sur des sujets féminins, en particulier le travail des femmes et des monographies. Les autorités masculines portent sur leurs productions des jugements fondés sur des qualités morales (dévouement, amour, empathie) et esthétiques (grâce, élégance), ce qui est une manière de ne pas reconnaître chez elles les qualités intellectuelles, cognitives et rationnelles, qu’ils se réservent. Pour ce qui est de l’éducation des filles, l’accord qui se fait sur le besoin d’une instruction plus poussée des filles que celle que donnent les couvents ou les pensions, repose sur un malentendu : pour les hommes, il s’agit seulement de former de meilleures épouses et éducatrices; les femmes ajoutent à cette finalité le développement de leur personnalité et de leur potentiel individuel en vue de l’exercice d’une profession, thèmes que les hommes ne reprennent pas. De même, pour l’enseignement ménager, alors que celles qui l’encouragent y voient aussi un moyen de promotion professionnelle, les autorités masculines y voient seulement un moyen de maintenir toutes les femmes dans l’espace domestique : en fait, ils évacuent la dimension intellectuelle de leur projet et les renvoient aux activités « féminines » d’éducation et d’action sociale (p. 139).
Au tournant du siècle, aux yeux de certains réformistes sociaux, le féminisme devient incontournable. Cependant, les hommes vont s’arroger le monopole de la théorie du féminisme, en distinguant entre un « bon » féminisme (chrétien), favorable à l’« amélioration morale et économique de la femme » (p.145), soucieux des devoirs plus que des droits des femmes, mais qui maintient la division sexuée entre espaces privé et public (p. 145), et un « mauvais » féminisme, celui des républicaines qui revendiquent l’égalité de droits avec les hommes. Ces réformistes dénient aux femmes la capacité de définir elles-mêmes leurs intérêts de groupe (p. 144). Même les féministes chrétiennes qui, tout en restant dans le cadre idéologique de la hiérarchie des sexes, tentent, au nom du « rôle social de la femme », de « redéfinir certains paramètres du partage des pouvoirs et des responsabilités » (p. 163) entre les sexes, ne sont pas entendues par les hommes, d’autant qu’elles ne se reconnaissent pas de pouvoir de « création intellectuelle » (p. 166). Dans l’entre-deux-guerres, lorsque prévaudront les doctrines familialistes et natalistes, même ces figures féminines légitimes, dont la présence avait été jusque-là admise dans un statut subordonné, seront complètement exclues de ces groupes de sciences sociales.
Le titre de la deuxième partie, « Les figures féminines de la transgression », renvoie aux intellectuelles, venant plutôt de la petite bourgeoisie, qui refusent le cadre idéologique différentialiste et hiérarchique et qui entendent rompre le monopole masculin de la science. Les autorités masculines disqualifient leurs travaux avec différents critères. Aux premières, autodidactes, comme Clémence Royer, qui proposent de grandes synthèses dans le paradigme évolutionniste en vigueur à l’époque, les hommes reprocheront de ne pas se plier au processus historique de spécialisation des sciences et les rejetteront vers la vulgarisation sans prendre en considération leurs théories originales (p. 208). Quant aux intellectuelles hautement diplômées mais sans assise institutionnelle qui ont produit des travaux théoriques et empiriques s’inscrivant dans les champs français des sciences sociales avant 1914 (dont la figure éminente est Madeleine Pelletier), ou quant à celles qui, au sein des mouvements féministes au début du xxe siècle, ont produit des articles et des ouvrages, à la limite entre le genre savant et l’essai, Hélène Charron montre que, dans ces milieux de la réforme sociale, « plus [ces intellectuelles] s’inscrivent dans une perspective féministe militante radicale, moins la valeur de leurs analyses sociologiques est reconnue » (p. 296). Alors que les sociologues hommes qui produisent des ouvrages sur les femmes (chapitre 5) « parviennent à convertir leurs points de vue normatifs en appréciations neutres, voire scientifiques » (p. 296), les théories des femmes sur les rapports sociaux de sexe et la domination masculine sont déclarées irrecevables et disqualifiées comme analyses partiales et partisanes, voire « extravagantes » (p. 266), relevant de l’« hétérodoxie politique » (p. 296) et non des « sciences » sociales. Quand des femmes, à l’instar de Madeleine Pelletier, entendent avoir une pensée à l’égal des hommes, elles sont stigmatisées comme « anormales ». L’analyse des débats qui suivent les présentations par des femmes de type professionnel, telles que les enseignantes au primaire et au secondaire ou les femmes de lettres, permet de saisir in vivo les procédés de disqualification : propos antiféministes, critiques négatives, déformation des idées, accusation de « malice », commentaires sur l’apparence physique (chapitre 8).
La troisième partie considère les transformations qui se sont produites dans l’entre-deux-guerres quant aux rapports des femmes aux sciences sociales, en raison de l’accès progressif d’un plus grand nombre aux programmes menant à l’obtention d’un baccalauréat et à l’enseignement supérieur. La vision du monde différentialiste qui continue à être partagée par les deux sexes contribue à définir les nouvelles professions qui s’offrent aux femmes comme dominées, creusant « la distance disciplinaire » entre les « sciences féminines », pratiques (professorat, travail social, science domestique) et les « sciences masculines », théoriques (sociologie, économie, sciences politiques) (p. 368). Chez les femmes qui accèdent aux études de troisième cycle, seule une minorité poursuit ses recherches au-delà. Pour s’intégrer, les femmes ont de plus en plus tendance à choisir des sujets de thèse « neutres », conformes aux normes de leur discipline, et à mettre à distance toute militance féministe; cependant, pour l’évaluation de leurs thèses, le genre est toujours convoqué, suscitant un nouveau partage entre l’empirique (féminin) et le théorique (masculin) (p. 382). L’accès au statut universitaire est exclu pour les femmes et la sociologie durkheimienne les invisibilise. Les femmes ont pu trouver une place dans le Centre de documentation sociale de Célestin Bouglé (qui aidera Marguerite Thibert, après la soutenance de sa thèse, à trouver un poste au Bureau international du travail, à l’Institut d’ethnologie de Mauss avec Jeanne Cuisinier, puis à la génération suivante, Denise Paulme, Germaine Dieterlen et Germaine Tillion); mais là encore, ces femmes qualifiées s’autodéfinissent comme « femmes de terrain » et non comme théoriciennes.
Il est bien difficile de rendre compte de ce livre si riche d’analyses en si peu de place. Hélène Charron peint une fresque impressionnante des transformations de la place et du statut des femmes dans leurs rapports aux sciences sociales, sous la Troisième République en France et de la façon dont, malgré une présence importante, elles restent, sous des modalités différentes, marginalisées et infériorisées : « La féminité continue de fonctionner comme un stigmate » (p. 376). Ce concept, emprunté à Irving Goffman et à Norbert Élias, se révèle très éclairant pour comprendre les moyens qu’utilisent les autorités masculines pour créer l’illégitimité intellectuelle des femmes. Hélène Charron illustre aussi dans ce champ particulier des sciences sociales un processus bien connu : lorsque la différenciation hiérarchisée des sexes ne se traduit plus par l’exclusion des femmes d’un certain champ de pratiques, leur inclusion se fait au prix d’une nouvelle hiérarchisation interne. Comme le dit l’auteure, « on assiste ainsi entre 1900 et 1940 à une formidable adaptation de la structure de genre » (p. 301).
Cette histoire des intellectuelles en sciences sociales et des procédés utilisés par les autorités masculines pour produire leur illégitimité intellectuelle se révèle fondamentale. Et elle nous éclaire sur certaines difficultés que les femmes peuvent éprouver aujourd’hui encore quant à la reconnaissance de leurs travaux.