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Dans son plus récent ouvrage, Andrée Rivard poursuit son analyse des transformations des pratiques et des représentations entourant la naissance au Québec. Publié en 2014, son premier livre, intitulé Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne, décortiquait déjà le processus de médicalisation de l’accouchement au fil du xxe siècle, ses conséquences sur l’expérience des femmes, ainsi que l’émergence d’un mouvement de revendication en faveur de l’humanisation des naissances. Avec De la naissance et des pères, l’historienne et chargée de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières se penche maintenant sur l’expérience des pères. De 1950 à 1980, un ensemble de discours (médicaux, religieux, sociaux, étatiques, etc.) façonnent et remodèlent la culture de la naissance. D’abord exclus de l’hôpital, les pères y reviennent progressivement grâce à l’émergence des méthodes d’accouchement naturel (ou conscient) qui font la promotion d’un nouveau modèle paternel. À travers six chapitres, l’ouvrage retrace cette évolution, ainsi que les principaux facteurs l’ayant influencée. L’analyse critique se situe au carrefour de l’histoire socioculturelle des familles et de la naissance, mais aussi de l’histoire des paternités et des identités masculines, champ de recherche de mieux en mieux balisé au Québec, mais qui laisse encore entrevoir de nombreux terrains en friche.

L’ouvrage repose sur l’analyse rigoureuse d’un ensemble de sources documentaires primaires et secondaires : guides de préparation à la naissance; témoignages publiés par des médecins et des parents; ouvrages médicaux; imprimés gouvernementaux (rapports, politiques, recommandations sanitaires), etc. L’étude tire également profit d’un corpus de sources orales précédemment utilisées par la chercheuse dans le cadre de ses recherches doctorales. Quatre récits de vie recueillis en 2011 auprès d’hommes ayant été pères pendant la période 1958-1981 complètent le corpus et permettent à l’auteure de se distancier des discours pour entrer dans la sphère, plus intime, de l’expérience des pères. L’analyse se concentre sur les pères franco-québécois issus de la classe moyenne. Il aurait d’ailleurs été pertinent que la question des rapports de classe soit mieux intégrée à la réflexion d’ensemble et que la notion de classe moyenne soit précisée, celle-ci demeurant très vaste et marquée par d’importantes mutations sociales, matérielles et culturelles au cours de la période ciblée.

Dans les deux premiers chapitres, Andrée Rivard précise le contexte sociohistorique ayant entraîné l’exclusion des pères de la salle d’accouchement. Dès la première moitié du xxe siècle, un ensemble de discours encadrent les attitudes et les comportements des pères dans le foyer, tout comme les rapports qu’ils doivent entretenir avec leurs enfants nouvellement nés. Façonné par le courant progressiste du mouvement d’action sociale catholique, mais aussi par les autorités gouvernementales qui conçoivent de plus en plus la parentalité comme un enjeu de santé publique, l’idéal de la famille nucléaire, ou du modèle de la famille démocratique (companionate marriage), invite les pères à prendre part à l’éducation de leurs enfants, sans pour autant s’engager dans la vie domestique ou au moment de l’accouchement. Parallèlement à l’émergence puis au renforcement de cet idéal, le début des années 1950 est aussi marqué par une intensification de la médicalisation des naissances. À ce moment, la proportion des accouchements à l’hôpital dépasse déjà celle des accouchements à la maison. Présenté comme une norme, ce modèle d’accouchement dirigé exclut les pères de la naissance sous prétexte de leur incompétence et de leur nuisance, jugement qui sera fortement intériorisé par les futurs parents. Allant au-delà du cliché du père qui s’évanouit et s’assomme sur le calorifère, Andrée Rivard montre bien que l’imposition du modèle d’accouchement dirigé et l’exclusion des pères de la salle d’accouchement résultent d’abord et avant tout du désir des médecins de se soustraire à la surveillance de la famille et du mari. Encadrés par un protocole médical très strict et invasif au sein d’une institution hospitalière qui établit ses propres règles, les futurs parents n’ont pratiquement plus de marge de manoeuvre en ce qui concerne la naissance de leurs enfants.

Loin de rester passifs devant ce cadre rigide, les parents s’organisent et contestent rapidement les conditions d’accouchement dans les hôpitaux. En réaction au phénomène d’hypermédicalisation, un mouvement en faveur de l’humanisation des naissances émerge grâce aux nouvelles méthodes d’accouchement naturel, ou conscient, qui connaissent une popularité croissante au Québec au cours des décennies d’après-guerre (troisième chapitre). Ces méthodes s’inspirent de deux courants européens : l’accouchement sans crainte, du médecin anglais Grantley Dick Read, et l’accouchement sans douleur (ou préparation psychoprophylactique), importée d’Union soviétique et diffusée par le médecin français Fernand Lamaze. Au Québec, leur diffusion suit différentes voies. Andrée Rivard met particulièrement l’accent sur le rôle de deux pionnières de l’enseignement prénatal au Québec : Trude Sekely et Yvette Pratte-Marchessault. Axées sur une préparation physique et psychologique à l’accouchement, ces méthodes naturelles reposent également sur la présence et la participation du mari dont le soutien serait nécessaire pour éviter le recours aux médicaments généralement administrés aux parturientes. Dans ce contexte, la demande grandissante des femmes d’avoir accès à un accouchement naturel ira de pair avec la revendication des droits individuels des pères d’assister à la naissance.

Malgré leur popularité croissante, les nouvelles pratiques d’accouchement naturel trouvent peu d’échos à l’hôpital et auprès des médecins. Les futurs parents ont dû mener de chaudes luttes à l’intérieur du système hospitalier pour transformer la culture de l’accouchement et faire valoir le droit des hommes d’assister à la naissance de leurs enfants. Le quatrième chapitre retrace l’expérience de certains couples, ainsi que les acteurs et les actrices clés de ce mouvement. L’auteure s’y penche notamment sur le docteur américain Robert A. Bradley qui a défendu l’importance du rôle actif du mari pendant la gestation et l’accouchement. Elle met également en lumière les mouvements de contestation de parents qui commencent à s’organiser au fil des années 1970. À Montréal, la Childbirth Education Association organise d’ailleurs une revendication collective en 1973 autour du droit des hommes d’assister à la naissance de leurs enfants. Tout en rappelant que le mouvement d’humanisation de la naissance a surtout été porté par le militantisme des femmes et soutenu par les mouvements féministes, Andrée Rivard souligne ici le rôle des futurs pères qui y ont participé et l’ont appuyé. Signe de l’impact de ces luttes, de nouvelles pratiques font leur apparition dans les hôpitaux. Au cours des années 1970, un nouveau modèle de la naissance se met en place dans lequel les pères peuvent désormais jouer un rôle.

Maintenant conçue comme souhaitable, la présence des pères à l’accouchement est néanmoins encadrée par un nouveau modèle au sein duquel leurs faits et gestes sont savamment orchestrés. Le cinquième chapitre revient sur ces prescriptions qui cantonnent les pères dans un rôle de soutien, mais aussi de surveillants responsables de veiller à ce que la future mère soit docile et suive bien les prescriptions des médecins et des infirmières. Même s’il intègre les pères, ce nouveau rituel de l’accouchement demeure rigide et laisse peu de marge de manoeuvre aux futurs parents. Au milieu des années 1970, l’approche du médecin français Frédérick Leboyer, qui préconise les principes d’une naissance sans violence, rallie de plus en plus de parents qui tentent de dessiner un espace de liberté autour de l’expérience de l’accouchement (sixième chapitre). Cependant, la plupart des médecins se montreront très réfractaires à ces idées. Malgré la popularité de cette approche, de nombreuses embûches et des contraintes matérielles, sociales et culturelles continuent de se dresser devant les parents qui souhaitent appliquer la méthode Leboyer à l’intérieur du système hospitalier. Désireux de vivre une naissance heureuse, ces futurs parents tentent d’avoir accès à de nouveaux espaces d’accouchement, notamment les chambres de naissance qu’ils contribuent à mettre sur pied au sein des hôpitaux. D’autres prônent le retour à l’accouchement à domicile pour véritablement vivre la naissance à leur manière. La publication de l’ouvrage de Frédérick Leboyer aurait ainsi joué un rôle prépondérant auprès de plusieurs couples, désormais convaincus que la naissance représente bien plus qu’un acte médical.

Tout en retraçant l’évolution de la place des pères au moment de la naissance de 1950 à 1980, l’ouvrage d’Andrée Rivard met en lumière leur rôle proactif au sein du mouvement d’humanisation des naissances, ce qui a favorisé une transformation de la culture de l’accouchement à l’hôpital. Derrière cette évolution apparemment lisse se cache cependant un certain nombre de normes et de contraintes. Il serait bon de se demander dans quelle mesure ces pères désormais présents à l’hôpital, mais toujours bien encadrés, ont pu devenir, parfois malgré eux, une nouvelle courroie de transmission du pouvoir médical sur les femmes enceintes. Soulevée en conclusion par l’auteure, la question mérite sans aucun doute une attention plus soutenue.

Fluide et bien documenté, l’ouvrage d’Andrée Rivard soulève un ensemble de questionnements féconds, notamment en ce qui a trait au rôle des hommes en matière de changement social ou quant à l’encadrement médical du corps des femmes. Il aurait été pertinent que l’historienne s’intéresse davantage aux nouveaux modèles de paternité qui émergent au cours de la période ciblée par sa recherche, tout comme les identités masculines qui les sous-tendent. Bien que le questionnement soit présent en filigrane de l’étude, il aurait mérité une analyse plus approfondie. Par ailleurs, si les citations extraites des récits de vie sont riches et pertinentes, le nombre d’entrevues réalisées avec des hommes demeure restreint. Bien qu’il soit vain, en histoire orale, d’espérer construire des échantillons parfaitement représentatifs, les quatre récits de vie recueillis permettent difficilement à l’auteure de procéder à une analyse nuancée et critique de l’expérience des pères. On ne peut qu’espérer qu’Andrée Rivard continuera à explorer cette riche thématique pour mieux éclairer les diverses facettes des paternités québécoises.