
Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 18, numéro 2, automne 2017 À la croisée des chemins
Sommaire (9 articles)
-
Éditorial
-
Les différentes représentations du songe dans la tragédie lyrique du xviie siècle
Claudia Schweitzer
p. 11–20
RésuméFR :
Le songe est un élément que l’on trouve dans un certain nombre d’oeuvres dramatiques musicales à la fin du xviie siècle. Sa fonction et sa mise en scène sont pourtant soumises à différents facteurs. Le corpus d’étude de cette recherche est constitué par les songes de Renaud dans l’Armide (Jean-Baptiste Lully, 1686), celui d’Atys (dans l’oeuvre lullienne du même nom, 1689) et celui d’Ulysse dans Circé (Henri Desmarets, 1694).
La comparaison de ces trois songes montre que les différences peuvent être expliquées par le recours des librettistes et des compositeurs, soit à une certaine matrice littéraire ancienne, soit aux caractéristiques du genre de la pastorale musicale. La source de référence pour la mise en scène du songe fournit au compositeur différents moyens d’expression. Le recours à un texte littéraire crée la possibilité de laisser participer le spectateur à une mise en scène du songe comme une sorte d’illusion. L’utilisation des éléments de la pastorale, en revanche, dissocie les actions, exposant a priori tranquillement le dormeur pour relater ensuite le contenu de son rêve.
L’analyse du rôle de ces traditions, complétée par celles de la place du songe dans la trame de l’histoire et des éléments dramatiques et théâtraux concrets qu’engagent les compositeurs, fait ressortir deux grandes lignes : plus le songe s’inscrit dans la tradition de la pastorale dramatique, plus il joue sur l’allégorique. Le recours à une matrice littéraire entraîne cependant une concentration sur les questionnements humains.
Il est ainsi possible de confirmer, mais aussi d’affiner un lien qu’établit Michel Brenet en 1883 dans Le Ménestrel entre la tragédie lyrique Circé de Desmarets et l’Armide de Lully et de placer Atys dans ce contexte.
EN :
The “songe” (dream) is an element found in several musical dramatic works in the late 17th century. Yet, its function and staging are subject to different factors. The study corpus for this research is constituted of Renaud’s dreams in the Armide (Jean-Baptiste Lully, 1686), those of Atys (in the Lullian work of the same name, 1689) and those of Ulysses in Circe (Henri Desmarets, 1694).
Comparing these three dreams shows that the differences can be explained by the fact that librettists or composers made use either of an old literary matrix or of the characteristics of the pastoral musical genre. Indeed, the source to which the composer refers for the staging of the dream provides him with different means of expression. While the use of a literary source creates space for the staging of the dream as a kind of illusion in which the spectator participates, the use of the pastoral musical elements dissociates the actions, initially quietly revealing the sleeper to then convey the contents of his dream.
Analyzing the role of these traditions, supplemented by those of the dream’s place within the fabric of history and of the specific dramatic and theatrical elements used by composers, highlights two main lines: the more the dream falls within the tradition of the pastoral drama, the more it plays on the allegorical, and on the other hand, the use of the literary matrix corresponds to a focus on human questions.
It is thus possible to confirm, but also to refine, a link established by Michel Brenet in 1883 in Le Ménestrel between Desmarets’ “tragédie en musique” Circé and Lully’s Armide, and to place Atys in this context.
-
Le départ du premier contingent des zouaves en 1868 : un moment marquant de la vie musicale québécoise au 19e siècle
Paul Cadrin
p. 21–29
RésuméFR :
Le départ du premier contingent de zouaves a été l’occasion d’une fête d’une ampleur exceptionnelle, le 18 février 1868. Fastueusement décorée pour l’occasion, l’église Notre-Dame de Montréal y a accueilli environ 15 000 personnes, quatre évêques et des centaines de prêtres venus des quatre coins de la Province. La célébration comprenait les allocutions d’usage et une bénédiction du Très Saint-Sacrement, mais, surtout, un long programme musical présenté par un choeur et un orchestre formés de plus de 200 interprètes. Trois témoins de l’événement en ont soigneusement noté tous les détails, y compris le répertoire interprété, les paroles des chants, et même les noms de tous les choristes et instrumentistes. Grâce à eux, nous sommes en possession d’un gros plan saisissant d’un sommet de la musique religieuse pratiquée à Montréal dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Cet épisode de l’histoire des zouaves a déjà été étudié par les spécialistes de l’histoire religieuse, sociale et politique du Québec, mais ses aspects proprement musicaux ont échappé à l’attention des musicologues. En analysant en détail les témoignages des contemporains, cet article vise à combler cette lacune et à faire connaître un événement qui s’avère avoir été un moment marquant de la vie musicale québécoise à l’époque.
EN :
On February 18, 1868, the Notre-Dame Parish Church in Montreal was the scene of one of the most imposing religious solemnities that had ever taken place in Canada. The occasion was the departure of the first detachment of Zouaves. In the church lavishly decorated for the occasion, a crowd of 15,000 people gathered, including four bishops and hundreds of priests come from all corners of the Province of Quebec. The celebration included appropriate addresses and a benediction of the Blessed Sacrament, but also a lengthy musical programme involving a brass band, an orchestra, and a chorus of over 200 participants. Three witnesses have given detailed accounts of the event, including the repertoire, the words of the music sung, and even the names of all the instrumentalists and singers. Thanks to them, we have a captivating close-up of an outstanding moment in the life of religious music in Montreal in the latter half of the nineteenth century. This episode in the history of the Zouaves has been the object of scrutiny by historians interested in its religious, social, and even political aspects, but its significance as a musical event has been overlooked. This article aims to fill this gap and bring to light what was an apex of musical life in Quebec at the time.
-
Design sonore ou musical, problématisation provisoire : réflexions sur le projet Subway Symphony de James Murphy
Frank Pecquet
p. 31–38
RésuméFR :
Longtemps considéré comme un genre intrinsèquement fonctionnel, le design sonore, discipline parente du design, lequel relève de la même logique, intègre depuis peu des artéfacts sonores de plus en plus sophistiqués et intentionnellement musicaux. Ce sont jingles et sonotypes (sonals), mais aussi son d’alerte, de validation ou de confort, etc., parfois visés pour eux-mêmes dans un processus dès lors plus créatif qu’étroitement fonctionnel. Cette dimension d’ordre plutôt artistique caractérise depuis la reconnaissance avérée de la discipline en tant que telle (Schäfer 1977), ce que l’on désigne encore souvent comme le design musical. Dans son dernier ouvrage, Michael Boumendil (2017) a recours à ce terme jusque-là non encore consacré, pour signifier la part musicale dans cette « créativité planifiée » (Archer, 1974). Ce nouveau modèle est aujourd’hui « bousculé » dans le cas du projet de James Murphy pour le métro new-yorkais, projet commencé il y a plusieurs années (2014). Cette mutation est d’autant plus intéressante qu’elle conduit à dépasser la logique de frontières entre ces univers et leur hiérarchisation « naturelle » dans l’esthétique dominante dont ce modèle est porteur. Elle inspire largement la réflexion de ce texte qui cherche à souligner plusieurs faits : le retour au son musical contre ou avec le son machine dans le design sonore longtemps limité à ce son-machine (sonorisation des portillons automatiques ou des machines à affranchir, par exemple), le tout dans une logique de bien-être ou d’ergonomie avancée, notamment en écologie sonore urbaine ou autre, telle que la sonorisation en milieu de soins, mais en tenant compte des apports actuels des nouvelles technologies du signal et de l’information. Cet article introduit des notions telles que celles d’écoson ou de nouvel ordre sonore.
EN :
In recent years, sound design, a design discipline long considered an intrinsically functional genre, has increasingly integrated sophisticated and intentionally musical sound artifacts. Jingles, “sonotypes”, but also sounds for warnings, confirmations, and even ambient sounds are sometimes chosen for their musical quality, as a part of a more creative process rather than serving a strictly functional objective. Sound design has developed into a recognized and distinguishable artistic form and a generally accepted discipline (Schafer, 1977), and given this increasingly rich acoustic dimension, has evolved into what is known today as “musical design”. In his most recent work, Michael Boumendil (2017) uses this term to express the musical aspect in what he refers to as “planned creativity” (Archer, 1974). This new model has now been turned on its head, in the case of James Murphy’s project with the New York subway, which began in 2014. This change is even more interesting since it exceeds the defined limits of these fields and their “natural” hierarchy within the dominant aesthetic from which this model arises. It greatly inspires the content of this text insofar as it seeks to highlight the following observations about sound design today: musical sounds, with or without machine sounds (sound system of automatic turnstiles or ticketing machines, etc.), with a complementary objective of well-being or advanced ergonomics. This trend can be identified notably, but not exclusively, in urban sound ecology, such as sound systems in the healthcare field, which improve and enhance the original purpose of “signalization” and the transfer of information, by means of new technologies. This article introduces notions such as ecosound, musical design, and the new sound order.
-
La fricassée : aspects d’un genre original
Vita Kim
p. 39–57
RésuméFR :
L’auteure du présent article propose aux lecteurs une partie de sa recherche consacrée aux chansons franco-flamandes connues au xvie siècle sous le nom de fricassée. Parmi les oeuvres polyphoniques a cappella interprétées durant la Renaissance, ce genre, créé afin de faire rire le public, joue un rôle particulier. Composée de plusieurs mélodies et textes poétiques empruntés à d’autres chansons, la fricassée se distingue par son caractère érotique et parfois absolument obscène. Pour quelle raison cette jolie miniature vocale, apparue au premier tiers du xvie siècle, reste-t-elle populaire jusqu’à la fin de la Renaissance ? Le but de cet article est d’expliquer certains traits caractéristiques de ce genre en lien avec le concept Homo ludens de Johan Huizinga ainsi que la philosophie du rire carnavalesque de Mikhail Bakhtin. L’existence de ces liens se démontre notamment par des exemples tirés d’une fricassée, qui a longtemps échappé à l’attention des chercheurs jusqu’à ce qu’elle soit découverte en 2013 dans la Bibliothèque nationale de Bavière. L’étude de cette oeuvre se penche surtout sur l’analyse de ses textes qui, d’après l’auteure, non seulement constituent l’un des plus intéressants aspects de ce genre, mais aussi confirment que son caractère ludique a pour origine les concepts mentionnés.
EN :
The author of this article presents readers with a part of their research devoted to the Franco-Flemish songs known in the sixteenth century by the name fricassée. Among the polyphonic a cappella works performed during the Renaissance, this genre, created to make audiences laugh, plays a specific role. Composed of several melodies and poetic texts borrowed from other songs, the fricassée is recognizable for its erotic and sometimes completely obscene character. Why did this lovely vocal miniature that appeared in the first third of the sixteenth century remain popular until the end of the Renaissance? The aim of this article is to explain certain characteristic traits of this genre in connection to Johan Huizinga’s Homo ludens concept as well as Mikhail Bakhtin’s philosophy of carnivalesque laughter. The existence of these connections is especially demonstrated in examples drawn from a fricassée that had long escaped the attention of researchers, until its 2013 discovery in the Bavarian State Library. The study of this piece focusses mainly on the analysis of its texts that, in the opinion of this author, not only constitute one of the most interesting aspects of the genre, but also confirm that its playful character originates in the aforementioned concepts.
-
Découper l’histoire : sur la périodisation de la vie et de l’oeuvre de Joseph Haydn
Sarah-Ann Larouche
p. 59–65
RésuméFR :
Plusieurs divergences subsistent dans la littérature quant aux oeuvres de Joseph Haydn (1732-1809), notamment en ce qui concerne leur datation ainsi que leur authenticité. Mais en l’absence d’une datation certaine, comment et selon quels critères est-il possible de procéder à une périodisation adéquate de la vie et de l’oeuvre du compositeur ? L’objectif du présent article est de soulever les problématiques inhérentes à une telle entreprise, mais surtout de proposer une réflexion par rapport au travail de périodisation.
À la suite de l’analyse d’un corpus de littérature secondaire varié, il apparaît dans un premier temps que la terminologie amène deux principales difficultés sur le plan de la périodisation. D’abord, plusieurs expressions employées pour désigner la période de jeunesse de Haydn renvoient à différents moments de sa vie, ce qui occasionne des divergences de dates dans la littérature dominante. Également, l’emploi de termes comme « années d’apprentissage » ou « maturité » suppose implicitement une forme de hiérarchie dans la production du compositeur, conférant ainsi à certaines oeuvres une plus grande importance qu’à d’autres.
Par ailleurs, les critères selon lesquels la périodisation est effectuée, qu’ils soient biographiques, stylistiques ou autres, ont une incidence importante sur le contenu d’un ouvrage, incidence qui peut aller jusqu’à l’omission complète d’une période.
Dans une perspective plus large, une concordance importante peut être observée entre la périodisation de l’époque classique et celle de la vie et de l’oeuvre de Haydn. S’il est vrai que le déroulement du classicisme se superpose parfaitement avec celui de la vie créatrice du compositeur, cela ne signifie pas que le découpage de l’un justifie le découpage de l’autre. C’est par la voie contraire, en remettant en question la terminologie et les critères de périodisation employés jusqu’ici, qu’il devient possible de mieux comprendre les étapes de la production de Haydn.
EN :
Among all the sources available, many discrepancies remain regarding the works of Joseph Haydn (1732-1809), including their dating and authenticity. Without a reliable chronology, how and according to which criteria can we proceed to an adequate periodization? The purpose of this article is first to raise the underlying issues in such a task and second to suggest reflections on the work of periodization.
Following the analysis of a varied corpus of secondary literature, it appears at first that the terminology poses two main problems in terms of periodization. First, several terms employed for Haydn’s youth period refer to different moments in his life, resulting in divergent dates in mainstream literature. Also, the use of terms such as “learning years” or “maturity” entails a form of hierarchy in the composer’s output, giving some works greater importance than others.
Moreover, the criteria according to which the periodization is carried out, whether biographical, stylistic, or otherwise, have a significant impact on the content of a work, which may go as far as the complete omission of a period.
In a broader perspective, a conspicuous concordance can be observed between the periodization of the classical era and that of Haydn’s life and work. It is true that the course of classicism can be perfectly superimposed with that of the creative life of the composer, which does not mean that the division of one justifies the division of the other. It is by taking the opposite approach, challenging the terminology and periodization criteria employed thus far, that we can shed new light on Haydn’s output.
-
Rāga et imagination : phénoménologie de l’expérience de la représentation interne d’une mélodie
Jonathan Voyer
p. 67–75
RésuméFR :
Cet article présente une réflexion sur l’expérience d’un musicien en situation d’apprentissage d’un rāga de la musique hindustanī. La première partie décrit les composantes d’un rāga telles que transmises par le maître de santour Pandit Satish Vyas lors d’une séance d’apprentissage. La seconde partie présente l’analyse de l’expérience de la représentation interne d’une mélodie vécue par l’auteur en situation d’apprentissage. Cette analyse est réalisée à la lumière des thèses épistémologiques de la tradition philosophique non dualiste du shivaïsme du Cachemire. Le contenu de l’article est tiré d’un projet de recherche-création réalisée à travers une approche phénoménologique permettant de rendre compte de l’expérience vécue par un musicien lors du processus d’apprentissage d’un rāga. Les données de type autoethnographique ont été recueillies à l’aide de captations vidéo, de mémos et d’un journal de bord ; analysées par les méthodes d’analyse par théorisation ancrée et soumises à un travail d’interprétation. L’analyse du mode d’apparition des composantes du rāga dans l’expérience de l’imagination révèle l’existence d’une conscience sonore et mouvante qui possède le pouvoir de manifester, de saisir et de synthétiser les expériences musicales du sujet.
EN :
This article presents a reflection on the experience of a musician learning a rāga in the context of Hindustanī music. The first part describes the components of a rāga that were transmitted during a learning session given by Santoor maestro Pandit Satish Vyas. The second part presents the analysis of the internal representation of a melody as experienced by the author in a learning situation. This analysis is carried out using non-dual Kashmir Shaivism’s epistemological theories of philosophy. The content of this article is taken from a research-creation project presenting the experience of a musician during the learning process of a rāga through a phenomenological approach. The autoethnographic data was collected using video recordings, memos, and notebooks, analyzed using grounded theory analysis, and submitted to a process of interpretation. The analysis of internal representation of a melody reveals the existence of a consciousness that has the power to manifest, seize, and synthesize the musical experiences of the subject.
Comptes rendus
-
Pascal Dusapin et Maxime McKinley, Imaginer la composition musicale : correspondance et entretiens, 2010-2016, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, collection « Littératures », 2017, 183 p. ISBN 978-2-7574-1722-5
-
Steven Huebner, Les opéras de Verdi : éléments d’un langage musico-dramatique, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, collection « PUM », 2017, 368 p. ISBN 978-2-7606-3302-5