Volume 16, numéro 2, 2008 L’individualisation de la relation religieuse Sous la direction de Francis Gautier et Guy-Robert St-Arnaud
Sommaire (12 articles)
Thème
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Foi et vision mystique dans les Confessions d’Augustin
Jean Grondin
p. 15–30
RésuméFR :
La figure d’Augustin est certainement exemplaire pour étudier ce dont il y va dans la relation et l’expérience religieuses. Comme chacun sait, Augustin décrit la relation religieuse comme un long processus de conversion à Dieu, dans ce qui correspond bel et bien à un acte de foi, mais cette conversion ne va pas sans certaines expériences d’extase qu’Augustin dépeint en s’inspirant de textes de Plotin. Nous nous demanderons si les deux expériences, celles de la foi et de la vision, sont compatibles, chez Augustin plus particulièrement, mais aussi sur un plan plus général.
EN :
Augustine’s work is certainly exemplary if one wishes to understand what is at stake in the religious relation and experience. It is well known that Augustine describes the religious relation as a long conversion process, a process that corresponds to an act of faith, but one that also contains elements of a direct ecstatic experience, which Augustine describes relying on the works of Plotinus. This article questions whether these two experiences, that of faith and that of vision, are compatible, in Augustine in particular but also in general.
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Grégoire de Nazianze. Le miroir de l’Intelligence ou le dialogue avec la Lumière
Francis Gautier
p. 31–47
RésuméFR :
Grégoire de Nazianze, le plus affirmatif des Cappadociens quant à la divinisation de l’homme dès cette vie, semble logiquement minorer le fossé entre la vision de Dieu « comme en un miroir » ici-bas et le « face à face » promis (1 Co 13,12). Cet article examine ce fait par l’analyse des métaphores optiques utilisées par Grégoire pour les relations entre la « Lumière » ou l’Intellect divin et son « image », l’homme, aux différentes étapes de l’économie du salut. Le Nazianzène situe la relation de l’individu à Dieu, dynamique et assimilative, entre la « Lumière »/Intelligence divine et son reflet émané en nous. Leur union en Christ rétablit à travers l’illumination baptismale la translucidité adamique perdue, rouvrant à l’individu le passage de la vision « en miroir » d’ici-bas de sa source, l’essence divine, à l’illumination plénière du « face à face » divinisateur. L’imagerie nazianzène du « dialogue » contemplatif entre le nous ou « lumière » humain(e) et Dieu, quelle que soit l’insistance sur la transcendance du second à l’égard du visible et sur les attaches du premier au sensible, implique réellement pour le nous contemplatif une communication avec, et une assimilation à la source dont il émana. L’intellect-miroir du contemplatif, à condition d’un « nettoyage » portant à la perfection noétique les images reflétant Dieu, peut déjà en former un aperçu grâce à la lumière de l’Esprit, en recevoir les « énergies », et servir de médiateur sacerdotal entre la Lumière et les autres individus.
EN :
Gregory of Nazianzus, the most assertive Cappadocian Father concerning man’s deification as of this life, seems to undermine the gap between the earthly vision of God « as if in a mirror » and the hoped-for « face to face » in the afterlife (1 Cor 12 :13). This paper scrutinizes this fact by focusing on the optical metaphors used by Gregory to depict relations between the divine Intellect or « Light » and man as His image during the different stages of the economy of salvation. For Gregory of Nazianzus, the relation of the individual to God is dynamic, integrating the divine « Light »/Intelligence and His emanated reflection in us. Their union in Christ through baptismal illumination restores the lost adamic transparency, so that the individual may advance from the earthly vision « as in a mirror » of the divine essence, to the deifying « face to face ». Gregory’s imagery of the contemplative « dialogue » between man’s nous or « light » and God, for all his insistence on the latter’s transcendence towards the visible and on the former’s bonds with the senses, implies for the contemplating nous a real communication with, and assimilation to, the divine source from which it originally emanated and towards which he goes back up. The contemplative’s intellect-mirror, provided the images reflecting God are brought to their noetic perfection by « cleaning », can form a preview of Him —thanks to the Spirit’s light, receive his « energies », and mediate as a priest between the Light and the other individuals.
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Le moi et Dieu selon Maître Eckhart
Olivier Boulnois
p. 49–66
RésuméFR :
Le Sermon 52 d’Eckhart se situe au croisement de l’aristotélisme et de l’augustinisme : l’homme accède à la béatitude par la contemplation, il a pour modèle la divinisation du chrétien. Pour Eckhart, seul le détachement permet à l’homme d’y accéder, par un triple renoncement : à la concupiscence de la chair, à la convoitise du savoir et au désir de dominer. Dans ce détachement, devient-il un ça, un intellect abstrait, impersonnel? Cesse-t-il d’être un moi? Apparemment, puisque Dieu seul peut dire « moi », selon Eckhart. Mais en réalité, pas du tout, car le sermon a été prononcé pour la fête de tous les saints, unis à Dieu sur le modèle du Fils avec son Père : une seule essence, mais deux personnes.
EN :
Eckhart’s Sermon 52 is located at the intersection of Aristotelianism and Augustinism : man reaches beatitude through contemplation; his model is the deification of the Christian. For Eckhart, only detachment allows man to reach this beatitude, through a triple renunciation : of the lust for flesh, the craving for knowledge, and the desire to dominate. Does such a detachment transform him into an « it », an abstract, impersonal intellect? Does he cease to be a self? Apparently so, since God alone can say « I », according to Eckhart. But in fact, not at all, because the sermon was delivered on All Saints Day, the celebration of those united to God as the Son to the Father : a single essence, but two persons.
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Amour pur et union en dépit de l’absence dans Laylî u Majnûn de Nizâmî
Jad Hatem
p. 67–85
RésuméFR :
Après avoir acquis son titre de référence des amants, la figure de Majnûn Laylâ a été mobilisée par la mystique pour exprimer l’amour pur, à savoir l’union à Dieu en dépit de l’absence. À l’instar du Majnûn de la légende arabe, qui s’est enfoncé sans recours et jusqu’à la folie dans l’amour désespéré, celui de la mystique voue à Dieu une dilection sans bénéfice. Dans le roman que Nizâmî lui consacre, deux rêves, l’un du personnage principal, l’autre d’un compagnon, viennent rétablir l’équilibre. Dans le premier, de teneur subjective, l’amant est consacré roi, ce qui est de nature à concevoir un accomplissement au sein même de l’absence; dans le second, la réunion des amants dans la mort redéfinit le paradis comme le lieu de l’union.
EN :
After having become the point of reference for lovers, the character of Majnoun Laylâ was also mobilized by mysticism to express pure love, meaning union to God despite the absence. Just as the Majnoun of the Arab legend hopelessly sinks into desperate love until madness ensues, the mystic Majnoun’s love of God does not involve material returns. In Nizami’s novel about Majnoun, two dreams, by the main character and his companion, restore the balance. The first, quite subjective, sees the lover elected king, which permits self-realization in the very midst of absence; in the second one, the lovers are reunited in death redefining paradise as the place of the union.
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Le croyant singulier et invisible
Vincent Delecroix
p. 87–104
RésuméFR :
À trop faire porter l’accent sur la relation individuelle et subjective à son objet, la pensée philosophique qui s’attache au religieux peut en venir à des cas limites où la nature sociale de la religion lui devient, d’un point de vue épistémologique, difficilement visible et pensable. On se proposera ici d’examiner les formes de cette articulation problématique entre expérience singulière et communautés objectives dans le cadre d'une comparaison entre deux de ces cas limites : Schleiermacher et Kierkegaard.
EN :
By putting too much emphasis on the individual and subjective relationship to its object, the philosophy of religion can reach borderline instances where, from an epistemological point of view, the social nature of religion becomes hardly visible and understandable. We propose to examine the problematic manner in which individual experience and objectives communities are articulated by comparing two such borderline instances : Schleiermacher and Kierkegaard.
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Les médiations de l’immédiateté. L’individualisme communautaire des assemblées pentecôtistes
Laurent Amiotte-Suchet
p. 105–121
RésuméFR :
Lorsqu’il est amené à témoigner de sa conversion, le membre d’une assemblée pentecôtiste insiste avant tout sur la dimension personnelle de son choix de vie et sur les manifestations divines qui l’ont encouragé et qui l’encouragent encore chaque jour dans cette voie. Avoir fait l’expérience personnelle de l’agir divin est un élément constitutif de tout récit de conversion. Cet article, basé sur des recherches doctorales menées auprès de deux assemblées pentecôtistes de l’Est de la France, cherche à mettre en évidence que cette relation personnelle et intime entre le fidèle et son Créateur se construit dans le cadre communautaire : à travers l’harmonisation des récits de conversion et la structuration des réunions de prières assurant par les manifestations charismatiques la mise en présence de l’Esprit saint au sein de la communauté des fidèles. C’est en effet sur une validation communautaire que reposent en partie les convictions individuelles.
EN :
When providing testimony about his conversion, the member of a Pentecostal assembly insists above all on the personal dimension of his choice of life and on the divine manifestations which encouraged him and continue to support him along the way. The personal experience of God’s action is a constituent element of any narrative of conversion. This article, based on my PhD field research with two Pentecostal assemblies located in the east of France, highlights the role of the community in constructing this personal and intimate relation between the believer and his creator through the harmonization of the narratives of conversion and structuring of prayer meetings which ensure, by way of charismatic manifestations, the Holy Spirit’s presence in the midst of the community of believers. Individual beliefs are thus partly based on substantiation by the community.
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Le mysticisme silencieux des Sekani de la Colombie-Britannique (Canada). L’individualisation du mythique et la territorialisation de l’individualité
Guy Lanoue
p. 123–139
RésuméFR :
Les Sekani de la Colombie septentrionale (Canada) étaient des chasseurs nomades qui vivaient, jusqu’aux années 1970, en petits groupes dispersés et autonomes sur le plan économique. Dans cet article, j’examine comment l’hyperindividualité qui accompagne ce style de vie est utilisée pour définir un champ de silence qui devient la base de la communauté politique. Pour ce faire, les Sekani déplacent l’agir individuel vers un domaine apparemment « surnaturel », encourageant les chasseurs à prendre contact avec les esprits tutélaires. Le silence qui entoure de tels contacts déclenche des commérages « secrets » qui aboutissent à l’identification d’un homme fort capable ainsi d’assumer le statut de chef gestionnaire du territoire national.
EN :
The Sekani of northern British Columbia (Canada) are nomadic hunters who, until the 1970s, lived in small, geographically dispersed and economically autonomous groups. In this paper, I analyse the role played by the hyper-individuality intrinsic to this lifestyle in creating a discursive zone of silence that becomes the foundation for defining the political community. In so doing, the Sekani project individual agency onto an apparently “supernatural” realm, encouraging hunters to enter into contact with tutelary spirits. The silence that surrounds such contacts unleashes “secret” rumours that ultimately result in the identification of a strong man thus deemed capable of donning the role of administrative leader (“chief”) of the national territory.
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« Je tendais vers Dieu, et je suis tombé sur moi-même! » Anselme de Cantorbéry et le rapport nouveau de l’individu à Dieu au tournant du xie siècle
Jean-François Cottier
p. 141–156
RésuméFR :
Dans le débat historiographique autour de la naissance de l’individu, Anselme de Cantorbéry passe souvent pour être une figure clé annonçant un Abélard ou un Guibert de Nogent et les réflexions des écoles du xiie siècle sur cette question. Cet article, fondé sur l’étude des écrits spirituels de l’archevêque de Cantorbéry, tente alors de comprendre la réalité de cette « révolution anselmienne » en analysant comment Anselme a redéfini dans ses prières la tension dialectique entre l’homme et Dieu, et de quelle manière l’innovation spirituelle et les choix rhétoriques posés nous permettent de repenser toute cette question.
EN :
In the historiographical debate over the birth of the individual, Anselm of Cantorbery is often identified as a key precursor of the views of Abelard, Guibert of Nogent, and the Twelfth Century schools on that matter. This paper, based on the study of the Archbishop’s spiritual writings, seeks to comprehend the reality of this « anselmian revolution » by analyzing the manner in which Anselm redefins, in his prayers, the tension between man and God, as well as the way in which spiritual innovation and rhetorical choices allow us the reframe the issue.
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Postface
Hors-thème
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Sagesse, folie et bonheur en Qohélet 10,1
Jean-Jacques Lavoie
p. 177–196
RésuméFR :
Qo 10,1 est un texte qui ne nécessite aucune correction textuelle. Du point de vue de l’analyse structurelle, Qo 9,18b-10,1a est un commentaire critique de Qo 9,18a, tandis que Qo 10,1b s’oppose à Qo 9,17. L’idée dominante de ce verset peut se résumer comme suit : Qo 10,1 relativise la valeur traditionnelle de la sagesse. Plus précisément, Qo 9,18b-10,1a évoque le monde politico-militaire qui a le pouvoir de détruire le bonheur, tandis que Qo 10,1b souligne qu’un peu de folie a plus de valeur que la sagesse et la gloire. Le mot clé est ici m‘t, « un peu ». Il rappelle, non sans ironie, que ni la sagesse ni la folie ne peuvent garantir le bonheur et la sécurité (cf. Qo 7,16-17).
EN :
Qo 10,1 is a text that doesn’t require textual correction. From the standpoint of structural analysis, Qo 9,18b-10,1a is a critical commentary of Qo 9,18a, whereas Qo 10,1b is opposed to Qo 9,17. The main thought behind this verse can be summarized as follows : Qo 10,1 contextualizes the traditional value of wisdom. More precisely, Qo 9,18b-10,1a evokes the power of the political and military world to destroy happiness, whereas Qo 10,1b underlines that a little folly is more worthy than wisdom and glory. Here, the key word is m‘t, « a little ». It reminds us, not without irony, that neither wisdom nor folly can guarantee happiness and security (cf. Qo 7,16-17).