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Dans « La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain », Antoine Berman pose explicitement le problème du lecteur cible lorsqu'il récuse la conception selon laquelle la traduction est toujours « introduction à une oeuvre étrangère ». Selon Berman,

chaque fois qu'un traducteur se fixe pour but une telle « introduction », il est conduit à faire des « concessions » au public, précisément parce qu'il s'est donné pour horizon le public. […] Cela signifie qu'il y a un déséquilibre inhérent à la communication, qui fait qu'elle est régie a priori par le récepteur, ou l'image que l'on s'en fait. D'où vient que la communication visant à « faciliter » l'accès d'une oeuvre soit nécessairement une manipulation […]. Pour la traduction, ce processus s'est avéré désastreux de tous temps. […] Le traducteur qui traduit pour le public est amené à trahir l'original, à lui préférer son public, qu'il ne trahit d'ailleurs pas moins, puisqu'il lui présente une oeuvre « arrangée » […]. Amender une oeuvre de ses étrangetés pour faciliter sa lecture n'aboutit qu'à la défigurer et, donc, à tromper le lecteur que l'on prétend servir. Il faut bien plutôt […] une éducation à l'étrangeté.

1985a, pp. 85-86

Ces remarques de Berman sont importantes à plusieurs égards. D'une part, elles confirment, du moins à première vue, le désintérêt que les partisans de l'approche littérale témoignent pour le lecteur en général et pour le lecteur moyen en particulier. D'autre part, elles justifient ce désintérêt sur le triple plan poétique, éthique et philosophique : tenir compte du lecteur, de ses compétences, ses attentes et ses pratiques de lecture, revient à privilégier le sens au détriment de la lettre, le typique au détriment de l'a-typique, le Propre au détriment de l'étranger, le mensonge culturel et textuel au détriment de la vérité. Tenir compte du lecteur, c'est souscrire à l'idéologie du même en récusant l'altérité et le métissage dans un geste foncièrement ethnocentrique et hypertextuel qui bloque aussi bien tout dialogue avec l'Autre socio-culturel que toute ouverture à la signifiance du texte-source. Tenir compte du lecteur, enfin, c'est non seulement le trahir en trahissant l'original, c'est aussi et peut-être surtout rester en-deçà de l'essence même du traduire, de sa pure visée et, partant, de sa vérité qui, pour Berman, consistent à « accueillir l'Étranger comme Étranger » (1985b, p. 68), à « accentuer son étrangeté » (1985b, p. 67).

Loin, donc, d'être une simple diatribe contre la conception cibliste du traduire; loin de se borner à exhorter le traducteur à se détourner de son lecteur afin de « rendre manifestes les structures cachées [du] texte » (1984, p. 20) et, par suite, sa signifiance, ces remarques révèlent en filigrane quelques-uns des partis pris bermaniens les plus fondamentaux, à savoir : le refus de l'accessibilité, de la facilité et de la lisibilité; le rejet de l'annexionnisme et du recentrement socio-culturels; la prééminence de la dimension proprement éthique du traduire, avec ses versants positif et négatif sur lesquels viennent se greffer des questions de poéticité, de fidélité et de vérité. Autrement dit — et il importe d'insister là-dessus —, la mise à l'écart radicale du lecteur opérée ici par Berman n'est qu'un effet des partis pris sur lesquels repose sa notion de traduction littérale, de sorte qu'il est possible de postuler l'existence, au sein de la théorie bermanienne du traduire, d'un effet-lecteur que les remarques ci-dessus ont le mérite d'exposer.

Ces partis pris, de même que la définition bermanienne de la traduction littérale, sont bien connus; aussi je ne m'y attarderai pas. En revanche, j'aimerais me pencher plus longuement sur un autre aspect de ces remarques de Berman qui me paraît symptomatique d'une éventuelle aporie située, sinon au coeur de sa conception de l'acte traductif, au moins au niveau, précisément, de l'effet-lecteur généré par celle-ci.[1] Tout se passe comme si, au moment même où Berman, refusant de concevoir la traduction en termes d'une introduction à une oeuvre étrangère ou de concessions faites au public, éconduit le lecteur, ce même lecteur (mais est-ce véritablement le même?) renaissait de ses cendres sous la forme d'une instance qu'il convient non pas, certes, de conforter dans ses schèmes de lecture habituels, mais bien d'instruire de l'existence de schèmes de lecture tout autres : « […] il faut, écrit Berman, une éducation à l'étrangeté ». Il en résulte une confusion quant au sens de l'injonction faite par Berman au traducteur; confusion dont Berman semble du reste avoir été parfaitement conscient : « Paradoxalement, note-t-il ailleurs, cette accentuation [de l'étrangeté de l'oeuvre de départ] est la seule manière de nous ouvrir un accès à elle ». (1985b, p. 67) Dans ces conditions, faut-il ou ne faut-il pas tenir compte du lecteur? et si oui, quel statut lui accorder? celui de lecteur moyen? cultivé? spécialisé?

Le caractère potentiellement aporitique de la reconduction subite du Propre à l'intérieur d'une théorie littérale de l'acte traductif qui en revendique la neutralisation est à saisir, me semble-t-il, sur trois plans distincts. Tout d'abord, une telle reconduction court le risque de limiter la portée d'une des thèses centrales de Berman en lestant le dialogue recherché entre le Propre et l'Étranger d'une dimension didactique plus ou moins appuyée, susceptible à tout moment de frôler l'ethnocentrisme. Ensuite, l'injonction de ne pas traduire pour le lecteur, suivie de l'injonction de traduire pour éduquer le lecteur, favorise la « déshomogénéisation » de l'effet-lecteur évoqué plus haut, dès lors scindé en deux : d'un côté, les lecteurs pour lesquels il ne faut pas traduire (lire : qui recherchent la facilité); de l'autre, ceux qu'il s'agit d'éduquer à l'étrangeté (lire : qui sont sensibles aux pratiques traductionnelles non hégémoniques). D'où, enfin, une hiérachisation implicite du lectorat chez Berman, laquelle serait révélatrice, selon d'aucuns, d'une conception élitiste, conservatrice et autoritaire du traduire fondée sur des exclusions pratiquées à même la culture cible et redevables à des rapports de pouvoir proprement domestiques. C'est bien ce que suggère Douglas Robinson, qui dénonce les soubassements « protofascistes » du littéralisme bermanien : relevant d'une « celebration of unabashed cultural elitism » (1997, p. 82), ce dernier viserait à écarter non-initiés et non-spécialistes au profit d'un groupe restreint de lecteurs cultivés.

Or, à bien y regarder, il me semble que ces remarques de Berman à propos du public cible ne contiennent ni incohérence, ni aporie, ni implications élitistes. Si elles sont problématiques, c'est pour de tout autres raisons, notamment l'absence d'assises théoriques aptes à rendre compte de la dualité des effets-lecteur engendrés et de la manière dont ces effets-lecteur s'embrayent sur les partis pris de base de la théorie bermanienne. J'aimerais donc avancer que nous avons affaire ici non pas à une contradiction mais à ce que l'on pourrait nommer l'un des « points aveugles » de la conception bermanienne du traduire, dont l'élucidation et la théorisation devraient permettre de démontrer :

  1. que le concept de l'Étranger doit être pris en charge non seulement par une théorie du sujet traduisant — comme celle proposée par Berman dans son ouvrage posthume Pour une critique des traductions : John Donne —, mais aussi par une théorie du lecteur du texte traduit;

  2. qu'une telle prise en charge, si elle conduit à repenser, sur certains points, les rapports entre le Propre et l'Étranger, permet de renforcer la thèse de Berman selon laquelle toute traduction littérale doit privilégier l'ouverture, le dialogue, le métissage et le décentrement (1984, p. 16);

  3. qu'il est urgent de relativiser les attaques des détracteurs de la traduction littérale, Douglas Robinson en tête, qui ne se lasse pas de fustiger l'élitisme culturel et le conservatisme politico-idéologique de celle-ci.

Dans ce qui suit, j'aimerais examiner quelques-uns des tenants et aboutissants de ces trois points, en me référant aux difficultés rencontrées par le groupe de recherche en traductologie (GRETI) lors de la retraduction littérale des sociolectes du Hamlet de William Faulkner[2]. Mes hypothèses de départ sont au nombre de trois : premièrement, le travail sur la lettre, tel qu'il a été prôné par Berman, engage nécessairement des considérations annexionnistes relatives, d'une part, à la mise en place d'un lecteur modèle et, d'autre part, à la création de positions de lecture dans et par l'acte traduisant; deuxièmement, ces considérations annexionnistes ne réactivent pas pour autant le piège de l'hypertextualité et de l'ethnocentrisme; troisièmement, « accueillir l'Étranger comme Étranger » oblige non seulement à instaurer un dialogue entre texte-culture de départ et texte-culture d'arrivée, mais aussi à entamer une réflexion sur le Propre qui, prolongeant et ouvrant ce dialogue, puisse rendre compte des rapports, tout aussi dialogiques, qui s'instaurent entre le traducteur, le texte traduit et les lecteurs cible.

Quelques précisions terminologiques avant de poursuivre. Par lecteur modèle j'entends, à la suite d'Umberto Eco (1985), la figure ou l'image du lecteur qui, enfouie dans les couches implicites de l'oeuvre, constitue simultanément un effet du texte[3] et une stratégie textuelle au moyen desquels le sujet écrivant/traduisant aménage un espace identitaire. Le lecteur modèle propose aux lecteurs empiriques une position subjective à partir de laquelle ils sont interpelés et avec laquelle ils peuvent choisir ou non de s'identifier. Par position de lecture j'entends la construction stratégique d'un espace herméneutique qui, s'embrayant sur le lecteur modèle et l'espace identitaire que celui-ci régit, oriente tant les calculs inférentiels que les modalités de lecture et les prises de position effectives des lecteurs empiriques. Il est important de souligner que ces espaces identitaire et herméneutique représentent des lieux malléables, en ce sens qu'ils peuvent accepter un nombre plus ou moins élevé de lecteurs modèles et/ou de positions de lecture et que les frontières les séparant peuvent être plus ou moins poreuses. Enfin, par lecteur empirique j’entends non seulement le lecteur-critique des traductions littéraires évoqué par Berman (1995), mais l'ensemble des lecteurs, tant spécialistes que non-spécialistes, du texte traduit.

Partons d'un premier constat : si Berman fait souvent référence au sujet traduisant, il fait plus rarement allusion au lecteur empirique, préférant situer les rapports entre le Propre et l'Étranger au niveau davantage général de la culture et de la langue. C'est ainsi que nous lisons dans L'Épreuve de l'étranger, par exemple, que « la visée éthique [consiste à] établir un rapport dialogique entre langue étrangère et langue propre » (p. 23); que « la visée même de la traduction [...] —ouvrir au niveau de l'écrit un certain rapport à l'Autre [...] — heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture » (p. 16) et que « dans la langue d'arrivée la traduction éveille des possibilités encore latentes et qu'elle seule [...] a pouvoir d'éveiller » (p. 21). Il reste que malgré cette « aversion » (Robinson, 1991) pour le lecteur empirique et l'idéalisme qu'elle signifie, Berman ne cesse d'en poser l'existence implicite. Mieux, au-delà de truismes tels que le lecteur cible est ontologiquement constitutif de tout texte traduit, il est possible d'induire une conception proprement bermanienne du lecteur comme destinataire de ce savoir particulier produit par le processus traduisant et comme bénéficiaire tant de l'élargissement de la langue d'arrivée que de l'éducation à l'étrangeté visés par l'approche littérale.

Il n'empêche que Berman n'accorde au lecteur empirique aucun statut théorique de fait, de sorte que de prime abord les critiques d'un Robinson à l'égard de l'aversion élitiste du littéralisme pour les questions de lisibilité, d'accessibilité et de lectorat méritent créance. Mais de prime abord seulement car, soucieuses de ne mettre en lumière que la dimension « négative » du littéralisme, ces critiques ont tendance à en occulter la dimension « positive », où le désintérêt et l'élitisme inhérents à la première se désamorcent et où le lecteur se voit octroyer une place et une fonction déterminantes. Voilà, précisément, ce qu'a révélé l'expérience traduisante du GRETI, notamment lors de son traitement de la représentation faulknérienne du parler déviant des « country whites » du sud-ouest américain. Aussi le moment est-il venu de m'y arrêter.

J'ai postulé ailleurs[4] que les sociolectes romanesques, définis comme mise en texte de parlers non standard dont l'hyper- ou l'hypo-correction connote une appartenance sociale déterminée, constituent des points névralgiques où s'inscrivent de manière singulièrement visible des configurations linguistiques, socio-idéologiques et identitaires autres par rapport à une norme textuelle et/ou hors-textuelle donnée — celle, par exemple, de la langue dite commune. Ces configurations construisent des espaces herméneutiques particulièrement puissants, à l'intérieur desquels se laissent appréhender une ou plusieurs figures de lecteur modèle. Souvent problématiques lors de la réception du texte source, les sociolectes romanesques ne manquent pas de soulever des problèmes redoutables lorsqu'il s'agit de les traduire, en raison de la non-coïncidence inévitable entre les systèmes socio-linguistiques source et cible, d'un côté, et, de l'autre, les valeurs que ces systèmes véhiculent. Ce qui explique la diversité des stratégies à la disposition du traducteur, qui vont de l'effacement des marqueurs sociolectaux à l'invention pure et simple, en passant par la clarification, l'appauvrissement, l'exotisation et le travail sur la lettre.

Or, quelle que soit la stratégie choisie, il appert que les sociolectes traduits manifestent, par le truchement de cette dernière, la position de lecture effectivement retenue par le traducteur, la visée éthique et poétique de son projet traductif, son propre positionnement relatif aux divisions socio-linguistiques des cultures source et cible, ainsi que les espaces identitaires et herméneutiques offerts aux lecteurs cible, parfois fort différents de ceux prévus par le texte original. En d'autres termes, les sociolectes traduits représentent un des lieux textuels par excellence où se noue — ou se dénoue — le rapport entre l'Étranger et le Propre et où les problèmes de lisibilité — donc de lecteur et de lecture — assument une importance accrue. D'où la nécessité d'élargir le programme proposé par Berman dans son ouvrage posthume, afin de tenir compte au sein du texte traduit non seulement de la présence du sujet traduisant, mais aussi de celle, corrélée, du sujet lisant conçu comme point de convergence de positions subjectives et de lectures stratégiques construites dans et par le projet traductif.

C'est dans cette perspective qu'il importe d'examiner les enjeux soulevés par le choix du GRETI de recourir au vernaculaire rural québécois pour retraduire de manière littérale le parler des « country whites » du Hamlet. Il me semble que l'un des apports majeurs de la pratique traduisante du groupe réside dans la mise en évidence de l'incontournabilité de questions relatives à la lecture et au lectorat, y compris dans le cadre d'un projet traductif résolument bermanien. Voici ce que je voudrais brièvement démontrer maintenant, en isolant deux moments forts de l'évolution de la politique traduisante du groupe, soit le parti pris de survernacularisation constitutif des premières ébauches de retraduction, suivi de la mise en place progressive d'un processus de dévernacularisation de plus en plus radical destiné, nous le verrons plus loin, non pas à éliminer tout marqueur sociolectal, mais plutôt à établir un dosage à la fois plus fidèle à l'original et moins subordonné à des considérations ethnocentriques[5].

Notons tout d'abord qu'en optant pour le maintien du plurilinguisme de l'original, le GRETI a effectué une première série de prises de position relatives aux pratiques traduisantes fondées sur l'hypertextualité, aux antagonismes sociolinguistiques enracinés dans la langue de départ et à la fonction de ces antagonismes dans le texte de Faulkner. Ces prises de position engageaient donc déjà, à travers la figure du lecteur modèle, une certaine conception du lecteur empirique cible selon laquelle ce dernier serait désireux, au-delà de considérations liées à ses attaches géo-politiques (France, Québec, Afrique francophone, etc.), de voir respectée la lettre du Hamlet. D'autre part, en décidant de traduire le parler des « country whites » par le vernaculaire rural québécois au lieu d'un parler régional de France, le GRETI a opéré une deuxième série de prises de position relatives aux hiérarchies du polysystème littéraire et sociolinguistique cible, aux luttes dont ces hiérarchies témoignent et à la fonction de celles-ci au sein du texte traduit. Se trouvait ainsi nuancée la figure du lecteur modèle, désormais appelé non seulement à être favorable à l'enrichissement de la langue littéraire française, mais aussi, de manière sans doute plus subtile, à être sensible aux multiples noyaux de résistance suscités par l'emploi du vernaculaire rural québécois : résistance face au recours systématique à un paradigme restreint de parlers déviants acceptables comme le normand ou le berrichon; résistance face à l'emploi du joual chez bon nombre d'écrivains et traducteurs québécois depuis les années 60; résistance, enfin, face aux schèmes de lecture habituels des lecteurs tant français (ou, plus largement, francophones) que québécois.

En privilégiant un parler marginal, difficilement lisible en dehors de l'aire québécoise et généralement stigmatisé par le lectorat québécois lui-même, il s'agissait de refuser toute « concession au public ». Mais ce faisant, il ne s'agissait nullement de lui tourner le dos. Bien au contraire, aux termes du projet traductif initial du GRETI, il s'agissait bel et bien d'éduquer le lecteur francophone à l'étrangeté par le biais de représentations sociolectales en soi étranges de par leur caractère non conventionnel, anti-institutionnel et, partant, inattendu. D'où le parti pris de survernacularisation par rapport à l'original, conformément au principe bermanien, déjà évoqué, d'après lequel il importe parfois d'intensifier l'étrangeté du texte source pour pouvoir y assurer un accès.

Toutefois, le groupe s'est rapidement aperçu que si le choix d'un tel parler, de même que les procédures de survernacularisation textuelle auxquelles ce parler était assujetti, attestaient de la place centrale attribuée au lecteur par son projet traductif, ils n'engageaient pas les mêmes enjeux selon que le lecteur modèle était Québécois ou non Québécois. Pire, non seulement ce choix et ces procédures cautionnaient l'émergence de lecteurs modèles et de positions de lecture hétéroclites, voire contradictoires et exclusives, mais ils débouchaient sur la polarisation tacite des rapports de force immanents aux marqueurs sociolectaux entre un lecteur modèle québécois et un lecteur modèle non québécois bien précis : le Français. Se profilaient alors, en creux des passages en québécois et parallèlement aux noyaux de résistance impliqués par ceux-ci, des rapports de solidarité et de désolidarité qui opposaient prioritairement un lecteur modèle québécois dès lors sommé d'assumer son identité et un lecteur modèle français dont il importait de contester la dominance culturelle et linguistique.

C'est dire que la neutralité géo-politique de l'espace identitaire (la francophonie) préconisée par le projet initial du GRETI se voyait perturbée par les tensions et les revendications qui s'y greffaient et qui, ce faisant, empêchaient le déploiement du dialogue entre le Propre et l'Étranger en raison de leur lien avec les luttes québécoises des quatre dernières décennies. Illisibles, donc potentiellement aliénants aux yeux du lecteur modèle français, les passages survernacularisés présentaient en plus, aux yeux du lecteur modèle québécois, un caractère par trop domestique, potentiellement tout aussi aliénant. Destinés à accentuer l'étrangeté de l'oeuvre de Faulkner pour mieux en faire ressortir la signifiance, le choix du vernaculaire rural québécois et, a fortiori, la survernacularisation à laquelle le GRETI l'avait soumis, ont servi contre toute attente à réintroduire subrepticement l'ethnocentrisme et l'hypertextualité par le biais d'un didactisme[6] visant, en dernière analyse, à éduquer non pas à l'étrangeté du texte source — que la survernacularisation avait fini d'ailleurs par submerger —, mais à celle d'un parler marginalisé de la culture cible en quête de sa propre légitimité socio-culurelle, politique et institutionnelle.

D'où l'urgence d'envisager un processus de dévernacularisation[7], que le GRETI s'est empressé de déclencher tout en sachant qu'il mettait à son tour en cause l'approche littérale. Accroissement ostensible de la lisibilité du texte cible; destruction de la signifiance du texte source; réduction reterritorialisante de l'étrangeté; concessions massives faites aux attentes des lecteurs empiriques, y compris aux lecteurs moyens : en effet, la dévernacularisation courait le risque de compromettre par un travail de recentrement le projet bermanien et, par là, la portée contestataire de la retraduction littérale du Hamlet. Or, c'est tout le contraire qui s'est produit. Je m'explique.

Le processus de dévernacularisation avait pour but principal de proposer une traduction littérale moins inféodée aux intérêts de la culture cible et plus fidèle à la spécificité poétique du texte source. Si standardisation il y avait, elle ne s'orientait aucunement vers un ethnocentrisme et une hypertextualité accrus, mais plutôt vers un littéralisme — et, par là, une contestation — susceptibles d'éviter tout dérapage aliénant vers des revendications politiques issues du seul contexte domestique. Ce sur quoi il importe cependant d'insister, c'est qu'un tel redressement du projet de départ passait obligatoirement par des concessions au public, ce qui a amené le GRETI à constater de nouveau l'incontournabilité de ce dernier au sein de l'approche littérale et à interroger sa négation quasi systématique chez Berman.

Dans cette optique, il s'est avéré que composer davantage avec les contraintes de lisibilité du polysystème littéraire cible ne signifiait pas pactiser avec elles. Il s'agissait toujours de conférer une légitimité littéraire au parler rural québécois au moyen de la déstabilisation des pratiques traductionnelles dominantes et des instances culturelles hégémoniques. Mais il s'agissait désormais de déjouer, grâce à une plus grande accessibilité au texte traduit, l'affrontement polarisé entre lecteurs modèles français et québécois au profit d'un dialogue véritable fondé sur la parité et le ralliement. Ceci a eu pour corollaire salutaire la création d'espaces identitaires et herméneutiques supplémentaires, dans la mesure notamment où l'assouplissement des contours trop figés du lecteur modèle français faisait surgir de nouvelles figures de lecteurs non québécois qui, pourvues d'attitudes, de compétences et d'intérêts propres, entretenaient à leur tour des rapports dialogiques avec le lecteur modèle québécois.

Autrement dit, en nivelant les rapports de force immanents aux lecteurs modèles construits dans et par la survernacularisation et en démultipliant les positions de lecture, le processus de dévernacularisation a permis de minimiser les possibilités d'un rejet, de la part des lecteurs empiriques, de la position et du projet traductifs du GRETI. De plus, en atténuant le didactisme patent des passages survernacularisés, ce processus a ouvert la retraduction du Hamlet tant à des lecteurs spécialisés qu'à des lecteurs « moyens ». Manipulation du public et trahison de l'original? Je ne le pense pas; au contraire, les nouvelles stratégies de traduction mettaient en place des lecteurs modèles à qui l'on faisait confiance quant à leurs capacités de saisir aussi bien la configuration plurilingue du texte source que sa signifiance et son étrangeté, nullement compromises. Fondamentalement éthique, au sens de Berman, la retraduction du GRETI est également d'ordre épistémologique, toujours au sens de Berman, en ce qu'elle s'oriente vers une réarticulation des catégories du savoir des lecteurs empiriques francophones par le truchement d'une éducation à l'étrangeté.

C'est donc en prenant conscience, justement, de l'importance de la visée épistémologique de la théorie bermanienne et, surtout, des problèmes que cette dimension soulève dans le contexte d'une approche littérale, que le GRETI a été amené à inclure le lecteur dans ses stratégies traductionnelles et à ouvrir le projet de Berman sur une théorisation de l'instance lisante grâce à l'arrimage des effets-lecteur engendrés par ce dernier aux concepts de lecteur modèle et de position de lecture. D'où la réduction du caractère aporitique de l'attitude de Berman face au public et la mise au jour des rapports dialogiques qui, corrélatifs à ceux unissant le texte original, le traducteur et le texte traduit, se tissent entre le traducteur, le texte traduit et le lectorat par le biais du processus traductionnel.

Il s'ensuit que l'histoire de la pratique traduisante du GRETI infirme une des critiques les plus virulentes du littéralisme, soit son aversion élitiste et conservatrice pour le lecteur cible. Plus précisément, elle la relativise, car le caractère survernacularisé des premières versions de retraduction a attesté du fait que l'illisibilité, et l'élitisme culturel que l'illisibilité implique, constituent des dangers réels qui guettent toute approche littérale radicale. Mais la survernacularisation a également permis de démontrer que si aucune concession n'était faite au public en termes de facilité et d'accessibilité, ce dernier n'était pas pour autant laissé pour compte car, à la limite, l'illisibilité et l'élitisme sont encore des pactes de lecture. Plutôt, ce qui se trouvait sacrifié, c'était toute possibilité de dialogue entre le Propre et l'Étranger tel que Berman l'a prôné, de sorte que Douglas Robinson a sans doute raison d'invectiver de la sorte le littéralisme radical. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, une déterritorialisation trop extrême recèle des pratiques reterritorialisantes de réification, d'aliénation et de réappropriation d'autant plus insidieuses que les déformations du texte source, de même que la tromperie du lecteur cible se déploient sous le couvert du respect de l'original. Voilà ce que j'ai appelé plus haut la face « négative » du littéralisme.

C'est dans cette perspective que le processus de dévernacularisation nous a paru capital. En révélant qu'il était possible d'éviter la tromperie et l'irrespect vis-à-vis du public sans toutefois en satisfaire les attentes, ce processus a permis de mettre au jour la face « positive » du littéralisme grâce à une conceptualisation du statut du lecteur. D'autre part, il a permis de faire ressortir la dimension proprement rhétorique sous-jacente à la fois à la double visée poétique et éthique de la traduction et aux stratégies traduisantes que cette double visée active. À cet égard, les concepts bermaniens d'Étranger et d'étrangeté, de même que la volonté d'éduquer à l'étrangeté, engagent — n'en déplaise à Robinson — non pas un didactisme autoritaire et monologique, mais plutôt un appel à la participation et à l'adhésion des lecteurs empiriques.

Or, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que cette participation et cette adhésion ne concernent pas uniquement l'ouverture non annexionniste à l'Étranger que représentent la culture, la langue et le texte de départ; elles ne concernent pas plus le seul enrichissement de la langue cible que cette ouverture favorise. Plutôt, cette participation et cette adhésion concernent aussi l'ouverture à l'Étranger qui habite le Propre sous forme, entre autres, de divers parlers marginaux et marginalisés. Il s'ensuit que la notion de visée éthique de la traduction englobe, par le truchement du lecteur modèle comme stratégie textuelle à fort caractère argumentatif, le dialogue qui s'instaure aussi bien avec l'étranger du dehors qu'avec l'étranger du dedans. En dernière instance, si la visée éthique de la traduction débouche sur cette « écriture-de-traduction » (1995, p. 66) ou encore ce « français neuf » (1995, p. 66) tant souhaités par Berman, il reste qu'elle débouche également sur la responsabilisation des lecteurs empiriques, lesquels ne peuvent pas ne pas prendre position par rapport à des configurations textuelles qui affirment simultanément l'altérité du texte-source et leur propre altérité.