
Mémoires du livre
Studies in Book Culture
Volume 3, Number 1, Fall 2011 Le livre et l’imprimé engagés Committed Books and Publications Guest-edited by René Audet and Marie-Hélène Jeannotte
Traductrices : Michelle Ariss et Shirley Fortier
Table of contents (11 articles)
Articles
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De Québécoises deboutte! à Jesuisfeministe.com : croisements politiques et éditoriaux dans la presse des féministes radicales au Québec
Marie-Andrée Bergeron
AbstractFR:
Québécoises deboutte! (1971), La Vie en rose (1980) et le site Jesuisfeministe.com (2009), sont toutes trois des entreprises éditoriales féministes autonomes (autogérées et autofinancées). Les deux premières s’opposent férocement aux médias de masse, taxés de ne servir que les intérêts de la classe dominante, et tentent d’en contrer les effets néfastes. En ce sens, le site Jesuisfeministe.com s’inscrit en filiation avec ses prédécesseures, tentant lui aussi de faire entendre une voix féministe parmi le foisonnement éditorial actuel. Le site émet certes des critiques sévères à l’endroit des médias de masse, mais force est de constater que, la stratégie éditoriale transitant désormais par les technologies de l’information et de la communication, le changement de support induit un nouveau rapport avec le discours. Cet article explore les constantes discursives qui traversent trois décennies de presse des féministes radicales au Québec en plus d’observer le rapport entretenu avec les médias traditionnels.
EN:
Québécoises deboutte! (1971), La Vie en rose (1980) and the website Jesuisfeministe.com (2009) are all independent feminist publishing projects (self-managed and self-funded). The first two made a stand against mainstream medias — accused of only focusing on the interests of the dominant class — and its adverse effects. In this respect, the website Jesuisfeministe.com follows in the footsteps of its predecessors by ensuring that the feminist voice is heard through the current editorial abundance. The website sharply criticizes mass medias; it is clear, however, that with the transition of the editorial policy to new technologies, the new supports also modified the discourse itself. This paper explores the discursive constants throughout the thirty years of radical feminist publishing in Québec and looks into the relationships with traditional medias.
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François Maspero et la typographie de l’édition politique
Camille Joseph
AbstractFR:
Les Éditions Maspero, créées à Paris en 1959, fournissent un exemple particulièrement intéressant de la tension très forte qui peut exister entre, d’un côté, un objectif éditorial politique, en l’occurrence anticapitaliste, et, de l’autre, le goût personnel de l’éditeur, François Maspero, pour les dimensions les plus matérielles et « esthétiques » de l’édition. Le décalage entre le contenu des livres et leur habillage visuel fournit une clé pour comprendre la conception de l’édition politique de François Maspero, tout en mettant au jour les contradictions de ce dernier et, peut-être, les contradictions de toute édition politique : le livre politique puise sa légitimité à des sources qui ne sont pas directement politiques. En examinant en particulier le cas de la collection de littérature « Voix », cet article montre comment la présence simultanée d’un goût pour la « pure » typographie et d’une mission politique forte pouvait seulement fonctionner dans la référence à un modèle artisanal d’édition, à l’opposé d’un modèle industriel et capitaliste.
EN:
The case of the Editions François Maspero, founded in Paris in 1959, is a striking example of the strong tension that can exist between a political objective — in this case an anti-capitalist one — and a personal preference for the more material aspects and aesthetic dimensions of book publishing. The discrepancy between the content and format of Maspero’s books provides a key to understand François Maspero’s conception of radical publishing, but it also reveals an inherent contradiction: the political book seems to derive its legitimacy from sources that are not necessarily political. This article focuses on the literature series “Voix” and shows how the publisher managed to combine his personal taste for a “pure” typographical model, on the one hand, and a strong political objective, on the other hand, by referring to his work as a traditional craft (“artisanat”) in opposition to an industrial, capitalist mode of publishing.
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Deux aventures éditoriales à l’époque de l’affaire Dreyfus : Stock et les Cahiers de la Quinzaine
Assia Kettani
AbstractFR:
Dans la bataille qui opposa les partisans de la révision du procès de Dreyfus et ses adversaires, les milieux éditoriaux jouèrent un rôle décisif et influencèrent les termes du débat polémique. Alors que les dreyfusards étaient marginalisés dans la presse à grand tirage et minoritaires sur le terrain de l’opinion, ils se dotèrent de structures d’édition indépendantes qui leur procurèrent une entière liberté d’expression. Ces structures éditoriales permirent aux dreyfusards d’opposer aux caricatures et aux articles virulents des antidreyfusards des essais, des livres dans lesquels ils pouvaient déployer des réflexions argumentées. Alors que Stock avait lancé sans retenue sa maison d’édition dans la bataille, Péguy allait quant à lui pousser jusqu’à l’extrême l’idéal politique qu’il avait défendu pendant l’Affaire. Ses Cahiers de la Quinzaine, conçus selon un idéal socialiste et affranchis de tout souci de rentabilité, allaient lui permettre de poursuivre jusqu’à l’épuisement sa vision, sa mémoire et sa théorie du dreyfusisme.
EN:
In the battle between Dreyfusards and anti-Dreyfusards, editorial milieus played a decisive role and influenced the terms of this polemical debate. Given that Dreyfus supporters were on the margins of the mainstream press and a minority in the realm of public opinion, they acquired independent publishing structures which provided them with full freedom of expression. These editorial structures allowed the Dreyfusards to oppose virulent anti-Dreyfusard caricatures and articles with books, essays in which they could deploy reasoned responses. Whereas Pierre-Victor Stock committed his publishing house wholeheartedly to the battle for the re-trial of Dreyfus, Peguy would, for his part, push to the extreme the political ideal that he defended throughout the Affair. His Cahiers de la Quinzaine, created according to a socialist ideal and without any concern for profitability, would enable him to continue to pursue his vision, his memory and his theory of Dreyfusism through to the end.
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Le journal L’Avenir (1847-1852) : engagé et impartial ?
Michèle Lefebvre
AbstractFR:
En 1847, moins de 10 ans après les rébellions des Patriotes et la réplique de Londres, l’Acte d’Union, un groupe de jeunes décide de fonder le journal L’Avenir afin de faire entendre la voix de la jeunesse sur toutes les questions d’intérêt public. D’abord mesuré, ce journal se lancera bientôt tête baissée dans les débats politiques et prendra résolument position pour Louis-Joseph Papineau, qui exige la dissolution de l’Union. Tout en proclamant avec ferveur des opinions politiques qualifiées de radicales, les journalistes de L’Avenir affirmeront le caractère indépendant et impartial de leur feuille. Ils emprunteront partiellement le modèle d’un nouveau type de journal populaire américain, le penny press, détaché des sources de financement politiques des journaux d’opinion. Dans quelle mesure les journalistes de L’Avenir sont-ils parvenus à concilier les mandats en apparence contradictoires de journal engagé mais impartial et indépendant? Et comment comprenait-on ces notions d’impartialité et d’indépendance dans le contexte du journal d’opinion du xixe siècle?
EN:
In 1847, less than 10 years after the Patriotes’ rebellions and London’s response to them, the Act of Union, a group of young people, decided to found the newspaper L’Avenir to give youths a voice on all matters of public interest. Initially restrained, this newspaper soon jumped head first into the political debates and resolutely took a stand in favour of Louis-Joseph Papineau, who demanded the dissolution of the Union. While fervently proclaiming political opinions that were considered radical, the L’Avenir journalists affirmed the independent and impartial nature of their paper. They partially took as a model a new type of popular American newspaper, the penny press, and were independent of the political sources of funding enjoyed by the partisan press. To what extent did the L’Avenir journalists manage to reconcile the apparently contradictory mandates of a committed, yet impartial and independent newspaper? And how were these notions of impartiality and independence understood within the context of the xixth century partisan press?
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Quand l’édition devient terroriste : solidarité intellectuelle chez Jean Grave et Octave Mirbeau à la fin du xixe siècle en France
Justin Moisan
AbstractFR:
Le réseautage qui s’effectue dans les différents milieux anarchistes de la fin du xixe siècle fait montre de la structuration du mouvement libertaire de l’époque. À ce titre, les liens qui se tissent entre les anarchistes militants et les milieux littéraires et artistiques présentent des formes d’organisation anarchiste. La collaboration entre l’éditeur du journal anarchiste La Révolte Jean Grave et l’écrivain et journaliste de renom Octave Mirbeau représente un bon exemple du réseau qui s’élabore ainsi.
À travers divers moments marquants de leur coopération autour des pratiques éditoriales (journaux et livres), cet article montre de quelle manière leur engagement anarchiste participe au déploiement du mouvement libertaire, qui connaît, au cours de cette période, de nombreux bouleversements. À partir de ce cas, il s’agit de cerner la signification et le rôle de la solidarité, particulièrement chez les artisans du journal et du livre, qui se manifeste dans le développement de l’anarchisme.
EN:
The network that developed amongst various anarchist communities at the end of the xixth century in France demonstrates the evolution of the radical movement of that era. In this regard, the links that were created among militant anarchists and the artistic and literary milieus represent manifestations of forms of anarchist organization. The collaboration between Jean Grave, editor of the anarchist journal La Révolte, and the writer/journalist Octave Mirbeau, constitutes a good example of these forms of connections.
Through a consideration of various key moments in their cooperation in terms of book and newspaper publishing, this article demonstrates how their anarchist engagement furthered the libertarian movement, a movement that was experiencing a number of setbacks at the time. Using this relationship as a case-study, we wish to identify the significance and the role of manifestations of solidarity, especially amongst journal and book artisans, that accompany the development of anarchism.
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Les ambivalences d’une entreprise de presse gaie : le périodique Gai Pied, de l’engagement au consumérisme
Luc Pinhas
AbstractFR:
L’aventure de presse du Gai Pied, mensuel puis hebdomadaire qui se voulait d’informations générales, a joué un rôle majeur, à un moment-clé, dans l’affirmation des gais en France, au tournant des années 1980. Engagé dans une démarche politique et sociale qui dépasse le cadre strict du militantisme, à l’exemple du grand aîné Libération, le journal entend d’abord donner une voix aux gais dans l’espace public et leur permettre de porter un regard spécifique sur le monde en évolution, sans se limiter aux seules problématiques homosexuelles. Les rapports de pouvoir au sein de l’équipe, qui se traduisent par plusieurs crises internes, la difficulté de s’adresser à la communauté gaie dans son ensemble, mais aussi les contraintes liées à une entreprise commerciale et le désinvestissement idéologique qui suit l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le conduisent toutefois, à partir de 1983, à modifier sa stratégie éditoriale. Il sombre alors dans le consumérisme et ne s’adresse plus qu’à une frange de son public, celle qui fréquente assidûment les lieux festifs des grandes villes. L’échec du projet originel, dans son originalité et sa complexité, s’ensuit inéluctablement.
EN:
The print press adventure of Gai Pied — originally intended to be a monthly, and then becoming a weekly, general interest magazine — played a pivotal role at a key point in gay affirmation in France during the early eighties. Its political and social stances stretched well beyond the range of sheer militant activism, taking the elder Libération as its model. At first, Gai Pied sought to give a public voice to gays and to enable them to bring a specific perspective on a changing world, without limiting itself to homosexual issues. Due to power struggles within the team which led to several internal crises, the difficulty in appealing to the gay community as a whole, the constraints of a commercial venture and the ideological disinterest following the election of François Mitterrand as President of the Republic, by 1983, the magazine was compelled to alter its editorial strategy. At that point, it yielded to consumerism, catering to only a small fraction of its readers: those who are regulars at the different venues in large cities. Thus, the initial project, both in its originality and its complexity, was doomed to fail.
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Littérature et opportunisme sous l’Occupation. L’exemple de l’écrivain et éditeur français Jean de La Hire (1878-1956)
Marie Puren
AbstractFR:
Jean de La Hire, auteur français célèbre pendant la première moitié du xxe siècle pour ses romans populaires, est devenu éditeur en prenant, de manière surprenante, la tête des Éditions Ferenczi, qu’il a aidé à aryaniser. Nous examinons ici les raisons qui l’ont poussé à renier son engagement auprès des républicains socialistes pour devenir le chantre du nazisme. Nous remarquerons que cet engagement brutal aux côtés de la Collaboration a plus été le fait d’un froid opportunisme que d’une conviction sincère — ce qui eut des conséquences sur sa gestion de la maison d’édition. S’il publie bien certains ouvrages de propagande, et s’il en rédige lui-même certains, il n’en reste pas moins que sa gestion de Ferenczi reste minimale, et qu’il ne touche en fait qu’à la marge de son catalogue. La Hire incarne ainsi un visage différent de l’engagement, moins sincère, bien moins humaniste, et bien plus confortable.
EN:
Jean de La Hire, the French writer whose adventure and science-fiction novels where hugely popular in the first half of the twentieth century, began his career in publishing by becoming, surprisingly, the head of Ferenczi, a company that he helped to aryanize. We examine what caused him to renounce his commitment to the socialist republicans and become the voice of Nazism. We note that this radical shift seems to be more the result of an opportunistic choice than of a sincere personal conviction, a situation that had implications on the way La Hire ran Ferenczi. While he did publish Nazi propaganda, and even wrote some, the fact remains that his management of Ferenczi was minimal, and he barely altered its catalogue. La Hire is thus an instance of another form of commitment, less sincere, far less humanist, and much more comfortable.
Dossier
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Balises pour une histoire institutionnelle de la littérature prolétarienne et révolutionnaire (1920-1940)
Anthony Glinoer
AbstractFR:
Cas à la fois emblématique et ambigu de littérature engagée, la littérature prolétarienne et révolutionnaire des années 1920-1940 a fait l’objet de nombreux travaux : que ce soit dans les cas de l’Allemagne, de la France, des États-Unis ou de la Russie soviétique, les principaux acteurs ont été identifiés, certaines oeuvres ont été republiées et il a été montré comment ces mouvements ont été encouragés puis déstructurés, au profit du seul réalisme socialiste, par l’Internationale communiste. Cependant, la dimension transnationale, voire mondiale, de ce mouvement littéraire, n’a pas été mise de l’avant, non plus que les profondes ressemblances entre les démarches institutionnelles menées d’un pays à l’autre dans ce domaine. Partant de sources critiques peu connues dans le monde francophone, cet article défriche ce terrain et dresse un état des lieux institutionnels de la littérature prolétarienne et révolutionnaire : groupes, revues, associations y sont considérés de façon à apporter un éclairage nouveau sur ce temps où, de par le monde, les ouvriers écrivaient.
EN:
A simultaneously emblematic and ambiguous case of engaged literature, the proletarian and revolutionary writings of the period 1920-1940 have been examined in numerous studies: whether in the case of Germany, France, the United States or Soviet Russia, the principal actors have been identified, certain works have been republished and it has been shown how these movements were encouraged and then dismantled in the interest of the only accepted socialist realism: the Communist International. However, such studies have failed to advance the transnational and even global dimensions of this movement and have also disregarded the profound similarities between institutional processes carried out in one country or another. Working from little known critical sources drawn from the Francophone world, this article reworks the terrain and presents the state of institutional sites of proletarian and revolutionary literature; groups, reviews and associations will be considered in order to shed a new light on this time when, across the globe, workers wrote.
Varia
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Le Roman de la Rose : représentations allégoriques et transformations iconographiques du manuscrit à l’imprimé. Étude du manuscrit Douce 195 et de l’incunable Rosenwald 396
Audrée Wilhelmy
AbstractFR:
Cet article propose une étude des transformations iconographiques que subit Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun lors de son passage du manuscrit à l’imprimé. Malgré une forte tradition picturale qui impose la récurrence de nombreuses figures, les divergences entre les documents étudiés (le manuscrit Douce 195 et l’incunable Rosenwald 396) sont nombreuses et témoignent de profonds changements dans le rapport entre l’image et le texte. Que ce soit à travers l’analyse des représentations allégoriques, celle du parcours iconographique ou celle de la composition des miniatures, cette étude se veut représentative d’un phénomène au coeur des bouleversements que connaît le livre au xve siècle.
EN:
This article examines the iconographical transformations from manuscript to book of Le Roman de la Rose written in the xiiith century by Guillaume de Lorris and Jean de Meun. Despite a strong pictorial tradition that insisted on the recurrence of numerous figures, the differences between the documents studied (the Douce 195 manuscript and the Rosenwald 396 incunabulum) are numerous and testify to the profound changes in the relationship between image and text. Whether it is through an analysis of the allegoric representations, of the iconographic journey or of the composition of the miniatures, this study is representative of a phenomenon at the core of the upheavals that the book experienced during the xvth century.
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A banquet for Alphonse Lemerre, the poets’ publisher
Ruth-Ellen St. Onge
AbstractEN:
The Banquet offert à M. Alphonse Lemerre is a document associated with an event which took place at the Palais d’Orsay on the 24 January 1902 in order to celebrate the promotion of the publisher Lemerre to the rank of Officier in the Légion d’honneur. The document is printed with great care in order to display the taste and the art of the publishing house of Lemerre, known for its editions of contemporary poets (above all, the Parnassians), as well as the poets of the Pléiade. In addition, it reproduces the speeches and toasts given by Lemerre and his guests José-Maria de Heredia, André Theuriet and other poets. The analysis of the discourse proffered by Lemerre in his speech, as well as that of his guests, will help us to understand his role as publisher, which, under pressure by the opposition of symbolic and material values, became more and more contradictory as the century wore on. Above all, the article will show how the Banquet highlights the ambivalence at the heart of Lemerre’s posture as an artistic, honest and paternal publisher of poets.
FR:
Le 24 janvier 1902, des dizaines de poètes assistent à un banquet donné au Palais d’Orsay en l’honneur de l’éditeur Alphonse Lemerre, officier de la Légion d’honneur. Quelque temps plus tard, paraît le Banquet offert à M. Alphonse Lemerre, qui salue l’événement. La plaquette est imprimée avec un grand soin, dans l’esprit de la maison Lemerre, reconnue pour ses éditions des poètes parnassiens et des auteurs de la Pléiade. On y retrouve les discours et les toasts prononcés par Lemerre lui-même, par José-Maria de Heredia et d’autres. Cet article propose une analyse de ces discours et explore les diverses facettes de la posture éditoriale de Lemerre, toujours en équilibre entre la valeur symbolique et la valeur matérielle. Il met ainsi à l’épreuve l’image artistique et paternelle du plus grand éditeur de poésie du xixe siècle.