Volume 13, Number 1, Spring 2005 Croire et croyances Guest-edited by Robert R. Crépeau
Table of contents (9 articles)
Liminaire
Thème
-
L’anthropologue et la dualité paradoxale du « croire » occidental
Roberte N. Hamayon
pp. 15–41
AbstractFR:
Un embarras certain entoure l’usage des termes croire et croyance dans les travaux des anthropologues. L’argument développé ici porte sur l’une des causes de cet embarras : le double sens qu’ont ces termes dans les langues occidentales sous l’influence du christianisme et qui semble caractéristique des religions universalistes. Ce double sens révèle un lien implicite entre objet de croyance et attitude de croyance, la primauté logique revenant à l’attitude et l’objet lui étant subordonné. Il peut en découler que l’objet acquière un statut de Vérité et que l’attitude devienne radicale et systématique, détachée de toute confrontation avec la réalité.
L’exemple de la terminologie mongole illustre, par contraste, l’absence d’un tel lien — absence qui caractérise, semble-t-il, un grand nombre de cultures non-occidentales. En effet, les verbes mongols que l’on peut traduire par « croire » s’appliquent exclusivement à l’attitude de croyance, que les Mongols envisagent éventuellement dans son prolongement, c’est-à-dire l’action rituelle à laquelle elle donne lieu. L’absence de renvoi à des objets de croyance donnés apparaît comme une source de souplesse et d’innovation. Elle engendre une dynamique spéculative volontariste qui s’exprime surtout par les procédures divinatoires.
EN:
The word “belief” and the verb “to believe” cause embarrassment to Western anthropologists for many reasons, particularly because they may refer either to contents (or objects) of beliefs or to the believer’s state of mind (or attitude). The argument of this paper focuses on this double meaning which has been developed in Western languages under Christian influence and which seems to be specific of World religions. This double meaning reveals an implicit association between an object and the attitude towards this object—the attitude prevailing logically and the object being subordinated. This association potentially gives the object the status of absolute Truth; it also makes the attitude radical and systematic, and precludes its being confronted with realities.
By contrast, the Mongol terminology, as that of many non-Western cultures, does not imply such an association. The Mongol verbs that can be translated by “to believe” refer exclusively to the believer’s attitude, along with its continuation—that is, the ritual action it leads to. The fact that it does not refer to objects of belief seems to be a source of flexibility and innovation. It generates a speculative and voluntarist dynamics that is mainly expressed in divinatory procedures.
-
Dualisme et construction de l’identité sectaire à Qumrân
Jean Duhaime
pp. 43–57
AbstractFR:
Plusieurs textes de Qumrân sont fortement imprégnés d’une idéologie dualiste. Empruntant aux théories et modèles des sciences sociales, cette étude examine la contribution d’une telle idéologie à la structuration de l’identité sectaire dans le ou les groupes dont ils sont le reflet. Après des précisions sur le concept d’univers symbolique et la place du dualisme qumranien dans ce cadre général, l’auteur analyse sommairement les règles d’admission, l’opposition entre le pur et l’impur et l’affrontement des deux esprits selon la Règle de la communauté , les récits identitaires des Hymnes et la représentation du combat ultime de la lumière contre les ténèbres dans la Règle de la Guerre .
EN:
Several scrolls from Qumran bear a strong dualistic ideology. Based on social sciences theories and models, this study explores the contribution of such an ideology to the construction of the sectarian identity in the group or groups which they mirror. Having defined the concept of symbolic universe and located the dualism from Qumran within this larger context, the author proceeds to a summary examination of the admission rules, the opposition between purity and impurity, and the conflict between the two spirits according to the Rule of the Community, the identity narrative found in the Hymns, and the representation of the ultimate battle between light and darkness according to the War Scroll.
-
La foi ( pistis ) entre croyance et savoir selon Origène dans le Contre Celse
Alain Le Boulluec
pp. 59–78
AbstractFR:
Laissant de côté le pacte entre contractants de puissance inégale que supposent les termes pistis et pisteuein et l’élément quasi institutionnel qui établit la foi ( pistis ) sur une règle ecclésiastique, l’enquête s’applique à la réponse d’Origène au pamphlet du philosophe Celse contre le christianisme. À Celse qui réduit la foi chrétienne à la croyance et qui la soumet donc au doute, Origène prétend opposer les garants qui assurent sa validité, selon les méthodes de la persuasion rhétorique. Il l’éloigne de la croyance et de la coutume en lui octroyant un fondement « naturel ». Il est conduit aussi à admettre plusieurs degrés dans la connaissance religieuse, en modifiant la distinction opérée par Platon entre « foi » et « intellec-tion ». L’exigence de compréhension et de savoir cependant n’exclut pas, dans la recherche du sens des Écritures comme dans les rapports avec les puissances invisibles, le recours à des pratiques de type rituel qui impliquent une expérience étrangère au régime de la croyance et de la foi.
EN:
Putting aside the agreement between unequal contracting parties the words pistis and pisteuein imply and the quasi-institutional element which builds faith upon an ecclesiastical rule, this paper deals with the answer Origen gives to Celsus’ pamphlet against Christianity. Whereas Celsus reduces Christian faith to belief and casts doubts upon it, Origen seeks to warrant its validity by the rhetorical art of persuasion. He moves it away from belief and custom by granting it a « natu-ral » basis. He also admits that religious knowledge has several degrees and consequently modifies Plato’s distinction between « faith » and « intellection ». Prone as he is to require of faith science and certainty, he nevertheless resorts to some rituals in order to scrutinize the Scriptures or to deal with invisible powers in such a manner that experience prevails over belief and faith.
-
Croyances et contraintes sociales : l’évolution du mouvement valentinien à la lumière du Traité tripartite (NH I,5) et du Dialogue du Sauveur (NH III,5)
Pierre Létourneau
pp. 79–94
AbstractFR:
Le Dialogue du Sauveur (NH III,5), texte chrétien des premiers siècles demeuré totalement inconnu jusqu’à sa découverte dans le désert égyptien (Nag Hammadi) en 1945, est une pièce importante à verser au dossier de l’histoire du mouvement valentinien. Il atteste en effet d’un effort de rapprochement doctrinal avec la Grande Église, sans doute rendu nécessaire par l’uniformisation de la doctrine chrétienne autour du iv e siècle. On y trouve une révision accommodante des éléments centraux de la doctrine valentinienne, telles la création du cosmos par un démiurge inférieur et la tripartition de l’humanité. Évidemment, ce genre d’évolution doctrinale présuppose une notion souple de la « tradition de foi » et de la « quête de la vérité ».
EN:
The Dialogue of the Savior (NH III,5), an ancient Christian text completely unknown until its discovery in the Egyptian desert (Nag Hammadi) in 1945, provides evidence of a will of moving closer to the Great Church in the Valentinian movement. As the Church was engaged in a process of unification in the fourth century, some among the Valentinians would have revised in an accommodating way important doctrinal features, such as the creation of the cosmos by an inferior god and the division of humanity in hylics, psychics and pneumatics. This kind of doctrinal revision is made possible by a different notion of truth and tradition.
-
Entre persuasion et adhésion : la mission française au xviie siècle
Dominique Deslandres
pp. 95–117
AbstractFR:
La rencontre des croyances franco-amérindiennes du xvii e siècle doit être replacée dans le contexte plus global des missions de cette époque. On voit alors se développer simultanément les missions à l’intérieur de la France, auprès des catholiques tièdes et des protestants, et les missions à l’extérieur de la métropole, auprès entre autres des Amérindiens de Nouvelle-France. Or, l’analyse révèle que, dans son ensemble, la mission française au xvii e siècle fut loin d’être un lieu d’innovation. L’altérité, en effet, a eu un impact quasi nul sur les mentalités et les méthodes missionnaires. D’une part, les missionnés étaient perçus essentiellement comme des « ignorants » de « ce qui est nécessaire à salut », dont il serait facile de circonvenir les superstitions ; d’autre part, c’est l’ensemble des stratégies missionnaires des différents ordres et des congrégations à l’intérieur de la France qui se trouva « importé » en Nouvelle-France. Dans ce processus, la rencontre de l’ Autre se fait à sens unique, les missionnaires étant là pour donner et non pour recevoir des missionnés quelque chose qui pourrait les remettre en question ou susciter leur adhésion à la religion de l’ Autre .
EN:
The Franco-Amerindian encounter of beliefs must be replaced in the global context of 17 th century missions, which see simultaneously the development of missions inside France, among Catholics and Protestants, and outside the country, among peoples like the Amerindians of New France. The analysis reveals that, as a whole, the French mission was far from being a place of innovation. Otherness, in effect, has had no impact on missionary spirit and methods. On the one hand, the “missionized” were essentially perceived as ignorant of what was necessary for salvation, peoples whose superstitions would be easily denied. On the other hand, it was as a whole that the missionary strategies of the diverse orders and congregations of France were imported in New France. In this process, the French encounter of the Other was only in one direction, the missionaries being there to give, not to receive anything from the Other that could question their legitimacy or cause their adhesion to the religion of the Other.
-
Fide splendet et scientia : du sens d’une devise
Jean Grondin
pp. 119–127
AbstractFR:
En partant d’une réflexion sur la devise de l’Université de Montréal, « C’est par la foi et la science qu’elle resplendit », cet article se penche sur l’altérité fondamentale de la foi par rapport à la science, voire sur sa priorité. Il se demande si la science, dans la mesure où elle doit se tenir à une certaine distance de son objet, est en mesure de comprendre quelque chose à l’expérience de la foi. À la différence de la science, la foi est peut-être moins une forme de maîtrise que de dépossession, moins un savoir qu’un non-savoir.
EN:
Starting with a reflection on the motto of the University of Montreal, “Through faith and science it shines”, this article focuses on the fundamental alterity of faith vis-à-vis science, if not its priority with regard to science. It asks whether science, to the extent that it must adopt a certain distance toward its object, is able to understand the experience of faith as such. As opposed to science, faith is perhaps less a form of mastery than of depossession, less a form of knowledge than the absence thereof.
-
Les croyances et le croire chez des spiritualistes
Deirdre Meintel
pp. 129–156
AbstractFR:
À première vue, l’objet de notre enquête, soit les croyances des spiritualistes, peut sembler très flou. Nous présenterons tout d’abord une topologie heuristique des croyances de spiritualistes membres du groupe sur lequel est centrée notre enquête. Le spiritualisme se distingue en effet par certaines croyances — on peut contacter les esprits des défunts et ces derniers peuvent venir en aide aux vivants — ainsi que par sa conception des dons spirituels dont chaque être humain serait doté. La guérison par les mains ou à distance, la clairvoyance, la clairaudience et la psychométrie (voyance à travers les objets) figurent ainsi parmi les dons possibles. Puis, nous essaierons de montrer que le caractère apparemment flou des croyances (la diversité de leur provenance, la variabilité des croyances au sein du groupe spiritualiste) n’empêche pas que la croyance religieuse s’épanouisse dans la vie de ces gens. Nous examinerons à cet effet de quelle manière les pratiques spécifiques au spiritualisme (par comparaison aux religions classiques en Occident), soit la médiumnité (voyance) et la guérison, servent à renforcer la foi. Finalement, nous nous pencherons sur la question de l’appartenance religieuse de ces personnes (souvent, elles ne se considèrent pas comme « spiritualistes ») et sur le rôle de l’église qui fait l’objet de notre enquête (nommée l’Église spirituelle de la guérison) dans la foi religieuse de ses membres.
EN:
At first, the object of our study, spiritualists religious beliefs, may seem quite amorphous. I will first present a heuristic topology of the beliefs of the spiritualists who are members of the group that is the focus of my study. Spiritualism is distinct from many other groups present in North America by virtue of certain beliefs—e.g., that one can contact the spirits of the dead and they in turn can help the living—as well as in its notion of the spritual gifts with which every human being is endowed. Healing by the laying on of hands or at a distance, clairvoyance, clairaudience and psychometry (clairvoyance via material objects) are among the possible gifts one may have. Then I will try to show that the apparent vagueness of spiritualist beliefs (their varied provenance, the variablity of beliefs among members of the group) does not hinder the development of faith among these individuals. Specific practices such as mediumship (clairvoyance) and healing, I argue, help reinforce faith. Finally, the question of the religious belonging of the members of the group is raised (often they do not identify as « spiritualists »). Here we look at the role of the church we studied (called the Spiritual Church of Healing) as regards the faith of its members.
-
Tout lieu de croire : parcours avec Jacques Derrida
Jacques Julien
pp. 157–184
AbstractFR:
Il y a tout lieu de croire : c’est une action à chaque jour nécessaire. Depuis toujours, elle est au centre des échanges et du commerce que les humains négocient entre eux. La croyance a donc une importance civile, séculière, éthique et politique. Toutefois, le religieux, dans la variété de ses expériences, semble faire main basse sur l’acte de croire au point de le soustraire à son usage commun.
Pratique très ancienne, le croire est en interdépendance avec des institutions et des formes qui en structurent l’exécution et en garantissent l’accomplissement. L’hypermédiatisation contemporaine rend la situation très confuse alors que plusieurs paramètres essentiels bougent en même temps. Les échanges qui donnent lieu au croire doivent pouvoir se nouer à l’intérieur de systèmes de signes parfois contradictoires.
Dans le relevé complexe des lieux du croire, Jacques Derrida nous sert de guide. Il propose d’explorer la croyance comme l’une de deux veines du religieux. Il nous avertit cependant de tenir ouverte l’autre veine, celle du sacré, du saint et du sang qui court en parallèle à la fiduciarité. Afin de nous déprendre des filets de la technique, Derrida privilégie un lieu d’abstraction, le désert. C’est le lieu d’une messianicité sans messianisme, là où peut se dire et s’entendre un Oui, un Amen, un Fiat qui inaugurent aussi bien l’éthique que le politique. Les voix de Hannah Arendt, Michel de Certeau et A. J. Greimas interviennent dans ce commerce avec Jacques Derrida.
EN:
Believing is an action of everyday life. For ever and ever, it has been at the centre of the trade and exchanges which humans have negotiated among themselves. Believing is of a great ethical and political importance in the secular life of the city. The religious, however, in the varieties of its experiences, appears to have appropriated the act of believing in such a way as to divert it away from the common usage.
A very ancient practice, believing has always been intermingled with institutions and forms which were designed in an attempt to structure its performance and to secure its accomplishment. The current hyper-mediatisation is creating a great confusion: many defining parameters are moving at the same time. The exchanges which will lead to believing have to be conducted from inside contradictory systems of signs.
Mapping up the places and circumstances of belief is a complex task. Jacques Derrida will be our guide. He suggested to explore belief as one of two veins of the religious. At the same time, he warns us to keep open the other vein, that of the sacred, the holy, the blood which runs in parallel to fiduciarity. Derrida points to a location for abstraction, the desert, a place where messianicity can be thought of without messianism. A place where a Yes can be said and heard, a Yes, an Amen, a Fiat which set in motion a decision ethical as well as political. The voices of Hannah Arendt, Michel de Certeau and A. J. Greimas will take part in this commerce with Jacques Derrida.