Corps de l’article

Introduction

Depuis l’apparition des sociétés de patronage venant en aide aux détenu·e·s libéré·e·s selon un modèle d’action caritatif, jusqu’à l’institutionnalisation des services de probation assurant un suivi de justiciables en milieu ouvert, le champ de l’intervention socio-judiciaire au sein de la communauté est resté relativement peu étudié dans l’espace francophone. C’est notamment le cas en Suisse (Lambelet, 2018), au Québec (Vanhamme, 2019), et l’ouverture d’un programme de recherche sur la probation en France est relativement récente (Bellebna, de Larminat et Dubourg, 2014 ; Bouagga, 2012 ; Milburn et Jamet, 2014).

À grands traits, la littérature existante à propos du champ de pratique de la probation peut être répartie selon trois axes. Tout d’abord, un ensemble de travaux envisagent la probation comme dispositif institué par différentes prescriptions. Ainsi, dans le courant des années 1970, une recherche évaluative portant sur l’efficacité des programmes de prise en charge conduisait au constat que les efforts déployés en vue de développer les comportements pro-sociaux des auteurs d’infraction et de prévenir la récidive n’atteignaient que rarement les résultats escomptés (Martinson, 1974). Même si cette vision pessimiste (« nothing works ») a depuis lors été nuancée (Cullen, 2005), elle n’en a pas moins laissé des traces. Depuis une quarantaine d’années, les réformes du système de justice pénale dans la plupart des États occidentaux ont été marquées par un acheminement vers ce que l’on désigne à la suite de Feeley et Simon (1992) comme une « nouvelle pénologie » orientée vers la gestion actuarielle du risque. On a aussi parlé de l’émergence d’une « culture du contrôle » (Garland, 2001) pour rendre compte de cette évolution de la justice pénale et de ses modes d’action. Cette reconfiguration est notamment marquée par un affaiblissement de l’idéal réhabilitatif (Allen, 1981) : la visée principale des politiques et des pratiques pénales n’est plus tant de discipliner les conduites des justiciables que d’assurer la sécurité publique. Elle se traduit aussi par la réaffirmation de la visée rétributive des sanctions pénales (sévérité accrue) ou encore par la soumission du système d’action pénale à des normes gestionnaires (rationalisation des procédures de travail, exigence d’efficience…).

La probation a aussi été examinée sous l’angle des pratiques à travers lesquelles des professionnels accomplissent les mandats de suivi qui leur sont confiés. En s’intéressant notamment à la manière dont les agents de probation ont eu à s’adapter à l’évolution des politiques pénales (Deering, 2011 ; Milburn et Jamet, 2014 ; Lambelet, 2018), on a montré que le centre de gravité de leur activité s’est progressivement déplacé. Les tâches de surveillance des personnes suivies et de vérification du respect des règles de conduite imposées par l’autorité d’exécution occupent maintenant une place centrale (F.-Dufour, 2011). Dans un souci d’effectivité (Gendreau, 1996 ; Cullen et Brandon, 1997 ; Andrews et Bonta, 2010), la gestion des situations prend le pas sur l’accompagnement des personnes. Une littérature particulièrement abondante porte sur les modalités de prise en charge des personnes sous mandat d’assistance de probation, sur leur efficacité (McNeill, 2009) ou encore sur les conditions propres à garantir la qualité du suivi probatoire – « good supervision » (Shapland et al., 2012). Au point qu’il est vain de prétendre en rendre compte de manière exhaustive.

Par ailleurs, la probation a été abordée à partir de l’expérience des personnes qui sont prises dans ce dispositif et sont objet de l’action des professionnel·le·s. De l’aperçu des connaissances existant dans 14 pays européens établi par Durnescu, Enengl et Grafl (2013), il ressort que les probationnaires ont une perception contrastée suivant que l’aide reçue à la résolution de problèmes quotidiens (ressources financières, logement, emploi…) correspondait ou non à leurs attentes, selon aussi la posture adoptée par le ou la professionnel·le chargé·e du suivi (ouverture, fiabilité, souplesse…) et la qualité de la relation entretenue avec lui ou elle. L’expérience du suivi probatoire paraît donc contingente, dépendant de multiples facteurs liés à l’organisation et aux modalités de la prise en charge, aux caractéristiques et aux dispositions des justiciables, à l’attitude et à l’action des professionnel·le·s, etc. Mais une compréhension approfondie du vécu de la probation par les personnes en libération conditionnelle fait encore pour une bonne part défaut.

Cet article s’inscrit dans l’axe de recherche centré sur l’action des professionnel·le·s. Il vise à éclairer un pan de l’activité des agent·e·s de probation qui a été jusque-là relativement peu exploré. En effet, celle-ci a été prioritairement envisagée comme un « travail relationnel » (Ravon, 2018) s’effectuant dans la sphère interindividuelle de la relation d’accompagnement. Or, si l’interaction de suivi en face à face avec la personne sous main de justice constitue bien un lieu d’accomplissement de leurs tâches – vérifier le respect des obligations fixées par la justice, prévenir le risque de récidive et soutenir les efforts de réinsertion –, leur action comporte aussi d’autres facettes, comme des pratiques évaluatives (Ros, Kloetzer et Lambelet, 2020), scripturales (journaliser les entretiens, rédiger des signalements ou des rapports) ou collaboratives.

Tout en étant adossé à une relation d’aide contrainte, le suivi probatoire en milieu ouvert est également une activité sous contrainte de collaboration. Les agent·e·s de probation font en effet partie d’un dispositif d’intervention multi-partenarial qui tisse un maillage étroit avec d’autres professionnel·le·s appartenant à différents univers de pratique (judiciaire, médico-psychologique, administratif, social) et implique un partage d’information ainsi qu’un « faire ensemble » (Lhuillier, 2014). Même si la littérature criminologique a depuis longtemps souligné l’importance d’envisager le suivi du justiciable dans une perspective globale, comme un processus (Taxman, 2002 ; Durnescu, 2018), même si divers travaux (Pycroft et Gough, 2010 ; Canton, 2016) ont insisté sur les enjeux de coopération interprofessionnelle et interinstitutionnelle pour garantir une continuité du traitement correctionnel au fil du parcours pénal (Borzycki et Baldry, 2003 parlent à ce propos de « throughcare »), on ne s’est pas encore vraiment attelé à décrire et comprendre en détail la dimension collective de l’activité des agent·e·s de probation en tant que système organisé et comme pratique située.

C’est donc à l’analyse des modalités de coproduction du suivi des justiciables distribuée entre plusieurs acteurs et actrices que sera consacré cet article. Nous présenterons tout d’abord le cadre théorique à partir duquel sera abordée la question du travail collaboratif dans le suivi socio-judiciaire en milieu ouvert. Ainsi que la méthodologie de la recherche dont sont tirées les données empiriques sur lesquelles nous nous appuierons. Après quoi nous resituerons aussi à grands traits le contexte d’activité des services de probation en Suisse et son évolution récente. Puis nous caractériserons précisément la nature et les modalités de travail à plusieurs, de même que les facteurs qui viennent contrarier son accomplissement ou y faire obstacle. Enfin, nous esquisserons une réflexion à propos des conditions d’une organisation plus intégrée de la prise en charge.

Un cadre d’analyse au croisement entre ergonomie du travail collectif et théorie de l’activité

Le cadre d’analyse que nous avons choisi de mobiliser s’alimente à deux sources principales : d’une part l’ergonomie du travail collectif et d’autre part la théorie de l’activité historico-culturelle. Toutes deux s’intéressent aux pratiques situées des acteurs et actrices et prennent en compte leur activité dans ses dimensions collectives.

Du point de vue de la psychologie ergonomique (Leplat, 1993 ; Benchekroun et Weill-Fassina, 2000 ; Caroly et Barcellini, 2013), on s’est intéressé à la dimension collective de l’activité, en tant notamment qu’elle participe à la construction de la santé au travail et à la production de la sécurité. On a été amené à prendre en compte le fait que le travail collectif pouvait prendre différentes formes. Celles-ci correspondent à des manières de faire ensemble qui varient suivant que les buts (immédiats et éloignés) poursuivis par les acteurs et actrices sont ou non les mêmes, qu’ils se trouvent ou non en situation de co-présence ou encore selon le degré d’interdépendance qui existe entre eux. On distingue ainsi (a) la co-activité dans laquelle des acteurs et actrices en situation de co-présence poursuivent des buts différents qui s’inscrivent dans une mission globale de l’entité à laquelle ils et elles appartiennent, (b) la co-action où des acteurs et actrices ont une action différente et poursuivent des buts immédiats qui ne sont pas les mêmes, mais s’intègrent dans une visée commune, (c) la coopération qui amène des acteurs et actrices à travailler ensemble sur un même objet avec un but identique, (d) la collaboration au sein de laquelle des acteurs et actrices accomplissent des opérations différentes sur un même objet qui se combinent pour réaliser un but commun et enfin (e) l’entraide qui consiste à apporter son concours à quelqu’un dans sa tâche. Ces différentes modalités de travail à plusieurs se retrouvent dans le contexte d’activité du suivi socio-judiciaire des justiciables en milieu ouvert : entre des agent·e·s de probation travaillant au sein du même service, pour les uns dans le secteur du suivi des personnes condamnées à l’exécution d’une peine sous forme de surveillance électronique, pour les autres dans le secteur de l’accompagnement des personnes libérées conditionnellement (co-activité) ; quand un justiciable sous mandat d’assistance de probation est astreint en même temps à un suivi psychothérapeutique (co-action) ; dans la situation où un suivi est assuré conjointement par deux professionnels (coopération) ; entre un·e agent·e de probation et un·e gestionnaire administratif·ve de dossier (collaboration) ; lorsqu’un·e collègue accepte de relire un rapport avant qu’il soit envoyé à l’autorité d’exécution (entraide).

Mais, comme nous le verrons plus loin, l’intervention socio-judiciaire au sein de la communauté actualise surtout une forme d’activité distribuée désignée tantôt comme « activité collective transverse » (Motté et Haradji, 2010), tantôt comme « activité collective conjointe » (Lorino et Peyrolle, 2005), c’est-à-dire une activité « où des acteurs différents sont appelés à faire des choses différentes de manière coordonnée pour produire un résultat grâce à la complémentarité de leur engagement » (p. 224). Cette configuration de travail collectif requiert, plus que d’autres, des processus de coordination particulièrement exigeants. Quand on connaît le rôle déterminant joué par les modes d’articulation de l’action des différent·e·s professionnel·le·s, sur le plan non seulement de l’accomplissement de la mission d’un système organisé, mais aussi de la sécurité et de la fiabilité que celui-ci est à même de garantir (Flageul-Caroly, 2001), on mesure l’intérêt qu’il peut y avoir à comprendre comment cela se passe dans un univers de travail « à risque » (Bourrier, 2010) comme celui du suivi des personnes libérées conditionnellement.

La théorie de l’activité développée par Engeström fournit une cadre d’appréhension qui élargit la focale d’analyse du travail collaboratif (voir figure 1). Celui-ci n’est plus envisagé seulement comme une série d’actions et de relations interindividuelles, mais aussi comme la mise en rapport de « formations systémiques » (Engeström, 2011, p. 171). Engeström décrit ainsi un système d’activité comme un tout cohérent dans lequel un sujet (individuel ou collectif) déploie une action orientée vers un objet au moyen d’artefacts médiateurs en vue d’obtenir certains résultats. Son intervention se trouve intégrée à une communauté professionnelle avec sa culture d’action. Elle s’inscrit aussi dans une organisation caractérisée par une division du travail qui établit un partage des tâches. Enfin, elle obéit à des règles qui en régissent l’accomplissement.

Figure 1

Système d’activité

Système d’activité
D’après Engeström, 1987, p. 78

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Suivant ce modèle d’analyse, l’assistance de probation est donc à envisager comme un système à l’intérieur duquel des sujets (les agent·e·s de probation) déploient une activité orientée vers la prévention du risque de récidive et la réinsertion des personnes sous main de justice. Ils le font en prenant appui sur des instruments (p. ex. : outils d’évaluation du risque, plan d’assistance de probation ou encore entretien motivationnel), au sein d’une organisation du travail (p. ex. les agent·e·s de probation interviennent sur mandat d’une autorité judiciaire ou d’exécution des sanctions), avec des règles (p. ex. l’obligation de signaler si la personne condamnée viole les règles de conduite qui lui sont imposées durant le délai de mise à l’épreuve) et une culture d’action (longtemps indexée à un idéal réhabilitatif, désormais concurrencé par un impératif de maîtrise du risque). On est ainsi conduit à s’intéresser au fonctionnement d’un tel système d’activité et aux interactions qu’il entretient avec d’autres mondes de travail. Plus particulièrement encore à prêter attention aux contradictions qui existent au sein de ce système ou qui surviennent dans l’interaction entre différentes entités. Ces contradictions qui surgissent entre les éléments constitutifs d’un système d’activité ou dans l’interaction entre plusieurs systèmes d’activité ne sont pas considérées uniquement comme « un dysfonctionnement à éliminer » (Engeström, 2011, p. 172), mais elles sont aussi regardées comme des occasions de développement ou d’approfondissement de la collaboration.

Cette grille de lecture apparaît donc particulièrement adaptée pour décrire et analyser dans toute sa complexité la dynamique de collaboration qui s’établit au sein des services de probation, ainsi qu’aux frontières avec différents autres systèmes d’activité (autorité d’application des sanctions pénales, unité de médecine et de psychiatrie forensique, service d’aide sociale, etc.).

Méthodologie de la recherche

Une enquête exploratoire par questionnaire (Wegel, Mayer et Stroezel, 2016) a été menée en 2015 auprès des professionnel·le·s travaillant dans les services sociaux des établissements de détention et dans les services de probation de Suisse. Trois cent vingt-cinq d’entre eux ont rempli le questionnaire en ligne. Celui-ci comportait différents blocs de questions : caractéristiques socio-démographiques (âge, formation suivie, parcours professionnel, fonction occupée…), organisation du travail et type d’activité, orientations de la prise en charge et méthodes, enfin modalités de collaboration aux différentes étapes de la prise en charge, et notamment au moment de la transition entre le séjour en établissement de détention et le suivi probatoire au sein de la communauté. Les réponses apportées à ce dernier ensemble de questions mettaient en évidence l’existence de différentes lacunes. Celles-ci concernaient notamment la circulation de l’information entre professionnel·le·s, la méconnaissance de leurs contextes spécifiques d’intervention ou encore les difficultés à assurer une continuité du suivi.

Afin de mieux établir à quoi tenait l’articulation délicate de l’action des uns et des autres lors de cette période délicate où s’opère le passage de la prise en charge en détention (à travers les services internes comme le service social, le service médical, le secteur formation ou les ateliers) vers un accompagnement au sein de la communauté (assuré par les services de probation et divers acteurs publics et privés comme les centres d’aide sociale, les services de l’emploi, etc.), un second volet de l’étude a été réalisé en adoptant cette fois une méthodologie qualitative. Les données sur lesquelles nous nous appuyons dans cet article sont issues de cette deuxième partie de la recherche (Wegel, 2019). Trente-quatre entretiens semi-dirigés d’une durée d’environ une heure ont été effectués avec des travailleurs sociaux pénitentiaires (n = 11), des agent·e·s de probation (n = 22) et un spécialiste de l’évaluation et du suivi issus de 14 cantons dans les trois régions linguistiques (Suisse allemande, francophone et Suisse italienne). Ces professionnel·le·s, 17 femmes et 17 hommes, étaient issu·e·s pour une majorité d’entre eux d’une formation en travail social et pour les autres en psychologie, en criminologie ou en droit. Ils appartenaient à différentes catégories d’âge et disposaient de parcours et d’expériences variés.

Tableau 1

Population d’étude

Population d’étude

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Le guide d’entretien prévoyait quatre axes de questionnement : informations générales (profil professionnel de la personne, organisation et fonctionnement de l’établissement ou du service) ; gestion du processus de transition (déroulement, procédures, collaborations, etc.) ; illustration par le récit de situations concrètes de suivi et évolutions souhaitées. Les entretiens ont été intégralement transcrits et traités à l’aide du logiciel d’analyse de données MAXQDA. L’analyse de contenu réalisée sur l’ensemble du corpus a consisté à regrouper les données en fonction de catégories thématiques dont une partie étaient prédéfinies sur la base des constats de l’enquête exploratoire, alors que d’autres ont émergé chemin faisant. La démarche suivie pour la construction de la grille d’analyse a donc été à la fois déductive et inductive.

Cette recherche devrait se poursuivre en 2022 par l’exploration du vécu de la transition entre séjour en établissement de détention et suivi en milieu ouvert par des justiciables ayant exécuté une peine privative de liberté, avant d’être mis au bénéfice d’une libération conditionnelle assortie d’une assistance de probation. Ce qui permettra de croiser les perspectives des professionnel·le·s et des personnes sous main de justice.

L’assistance de probation en Suisse : un système d’activité en recomposition

Dans la perspective du modèle théorique développé par Engeström, un système d’activité est à appréhender dans son évolution historique. Nous allons donc maintenant rappeler succinctement l’origine, les missions et l’organisation de la probation dans le contexte de l’exécution des sanctions en Suisse, de même que les évolutions qui sont intervenues ces dernières années dans le champ de l’intervention socio-judiciaire.

En Suisse, c’est à partir de la fin du 19e siècle que sont apparues dans certains cantons – notamment Vaud, Neuchâtel et Genève – des sociétés de patronage dont le but était de venir en aide aux détenu·e·s libéré·e·s. À cette époque leur action consistait à apporter à ces personnes un secours matériel (hébergement, nourriture…) et un appui moral destiné à les soutenir dans leurs efforts pour parvenir à subvenir honnêtement à leurs besoins et à ceux de leur famille. Cette aide relevait alors de l’action charitable. Elle dépendait d’oeuvres à vocation religieuse, ainsi que de la bonne volonté et de l’engagement de quelques bénévoles (Studer et Matter, 2011). Avec l’entrée en vigueur du Code pénal suisse (1942), le patronage s’est progressivement institutionnalisé et a acquis un statut d’institution parapublique. L’action des professionnel·le·s recruté·e·s dans ces organismes a pris la forme d’un bilan social et d’un suivi individualisé. Basé sur un lien de confiance patiemment construit avec le justiciable, le travail de ces intervenant·e·s socio-judiciaires était axé sur l’aide à la réinsertion. Il s’inscrivait donc dans un modèle d’action de type réhabilitatif, selon lequel la réinsertion sociale est une condition à la non-réitération de délits. La dénomination de « patronage » a été abandonnée lors de la révision de la partie générale du Code pénal entrée en force en 2007 et remplacée par celle de « probation ». Les nouvelles dispositions ancrent également le principe de la prise en charge sociale continue qui ouvre la possibilité pour les justiciables de bénéficier d’un suivi social durant la procédure pénale et en cours d’exécution de peine. Mais surtout, elles précisent et revoient le rôle et le positionnement de l’assistance de probation dans le système de justice (Häfliger, 2008). La mission assignée aux services de probation met clairement au premier plan la prévention de la récidive : l’aide apportée par les collaboratrices et les collaborateurs « doit préserver les personnes prises en charge de la commission de nouvelles infractions et favoriser leur intégration sociale » (CP, art. 93). Les agent·e·s de probation doivent ainsi contrôler le respect des règles de conduite imposées aux personnes condamnées par le/la juge ou l’autorité d’exécution durant le délai d’épreuve (CP, art. 94). Il leur appartient aussi de faire rapport au juge ou à l’autorité d’exécution sur le déroulement du suivi (CP, art. 95), en particulier si la personne astreinte ne se présente pas aux entretiens ou ne respecte pas les conditions fixées (p. ex. traitement ambulatoire ou règles de conduite). Leur tâche est enfin d’apporter un soutien aux personnes libérées pour leur ouvrir l’accès aux dispositifs et droits sociaux, de les appuyer dans leurs démarches en vue de trouver un logement ou un emploi.

À relever, en lien avec notre propos dans cet article, que les conditions d’exercice de la mission des services de probation, tout comme leur organisation, dépendent des cantons et peuvent donc sensiblement varier. Ainsi, dans certains cantons les missions de mise en oeuvre de l’exécution de sanctions pénales et de probation ont été fusionnées, alors qu’elles ne le sont pas dans d’autres. Il arrive aussi que tout ou partie du mandat de probation soit confié à un organisme de droit privé. Parfois, les attributions d’un service de probation lui confèrent la possibilité de procéder directement à l’ouverture de certains droits sociaux, alors que ce n’est pas le cas ailleurs. Dans ces conditions, il s’avère peu aisé pour les professionnel·le·s de se repérer et de collaborer dans une situation où, par exemple, un justiciable est sous l’autorité du canton dans lequel il a été condamné, qu’il exécute tout ou partie de sa peine privative de liberté dans un autre canton, avant que le dossier soit transféré au moment de la libération conditionnelle dans le canton de domiciliation de la personne. Pour Queloz (2013), c’est là un des principaux obstacles à une mise en réseau des acteurs et actrices du domaine de la justice pénale en Suisse : l’organisation fédéraliste de notre pays engendre un morcellement des compétences ; par ailleurs il existe des différences culturelles entre les régions germanophones et latines qui conditionnent des approches qui ne convergent pas toujours (p. ex. en matière d’évaluation et de gestion du risque). Comme en atteste l’expérience rapportée par cette agente de probation[1] :

J’ai vu un client que j’ai accompagné qui venait de la Suisse allemande, de la probation en Suisse allemande, et il a fini ici parce qu’il a déménagé… je dis pas, c’est une personne qui a fait quelque chose de très grave, mais… il s’est passé dix ans, ce n’est plus la même personne. Et puis là-bas ils l’ont évalué… moi je crois que j’avais mis qu’il était même pas en haute surveillance… tandis qu’en Suisse allemande, ils m’ont téléphoné pour me dire : ils ont considéré qu’il était très dangereux. Donc voilà, mais ils ont pas rencontré la personne… vous vous rendez compte, voilà en fait c’est un peu le jugement de la personne sur papier.

Agente de probation, formation en éducation spécialisée, Service de probation 2

À cela vient s’ajouter l’effet de logiques de défense de territoire entre groupes professionnels qui limite le partage d’information. Si l’activité des uns et des autres est fortement encadrée par des prescriptions (dispositions légales, règlements, procédures), celles-ci ne portent pas spécifiquement sur la dimension collective de leur travail. De ce fait, la collaboration est présupposée davantage qu’elle n’est organisée. Il en résulte que les informations restent souvent fragmentaires, réparties sur différents supports (dossier papier, bases de données électroniques) et sont diversement accessibles ou pas toujours disponibles au bon moment. Si l’idée d’un dossier individualisé itinérant a un temps été évoquée, force est de constater qu’elle peine à se concrétiser.

Parmi les changements récents qui sont intervenus dans le champ de la justice pénale, on peut tout d’abord évoquer le processus de modernisation de l’action publique. Comme Moachon et Bonvin (2013, p. 206) en ont fait le constat, le secteur d’activité du travail social en Suisse a connu « l’instillation progressive » de modes de gestion inspirés du nouveau management public. On rappellera ici brièvement que ces réformes basées sur les principes de la Nouvelle Gestion publique (délimitation claire des rôles et des compétences entre pilotage politique et agences prestataires, orientation de l’activité vers l’efficience, transparence des modes de production de services, évaluation des résultats) ont donné lieu à différents aménagements dans la gestion et le fonctionnement des organisations à mission de service public (introduction de contrats de prestations avec des indicateurs de quantité et de qualité des prestations à fournir, rationalisation procédurale de l’activité, mesure de performance). Dans le secteur de l’intervention socio-judiciaire cela s’est traduit entre autres par une plus grande formalisation des pratiques de suivi et par une exigence accrue de redevabilité (Jendly, 2012). Les professionnels doivent désormais justifier de leur action et assurer la traçabilité de l’intervention menée. Le contrôle de leur travail a aussi été renforcé par la mise en place d’instruments gestionnaires (statistique du nombre de situations prises en charge et des actes de suivi) et à travers la vérification de la tenue des dossiers.

Comme Vacheret (2013) l’a bien mis en évidence concernant le système correctionnel canadien, ce processus de rationalisation du fonctionnement des organisations à mission de service public sous l’égide des principes de la Nouvelle Gestion publique tend également à induire un morcellement des interventions. Dès lors que les différent·e·s professionnel·le·s doivent rendre compte de leur action et de ses retombées en termes de sécurité publique, chacun·e reste cantonné·e dans la sphère d’intervention qui lui est attribuée – qu’elle relève de la réinsertion sociale et professionnelle, du soin psychique ou du traitement de l’addiction. Par ailleurs, le surcroît de formalisation de l’intervention contribue pour sa part à un formatage des informations transmises qui s’en trouvent décontextualisées et du même coup plus difficilement utilisables comme repères pour orienter le suivi du justiciable.

En parallèle à ce mouvement, on a assisté à une inflexion des politiques pénales et pénitentiaires qui est venue redoubler certaines de ces tendances. Dès les années 1970, des réserves – condensées par la formule « nothing works » – avaient été émises quant à l’efficacité du modèle réhabilitatif dans le traitement de la délinquance. Plusieurs événements tragiques intervenus en Suisse au cours de ces vingt-cinq dernières années[2](2) ont ouvert une période critique de remise en cause des orientations réhabilitatrices qui plaçaient au premier plan la réinsertion sociale des personnes condamnées. Largement médiatisés, ces incidents, aussi tragiques qu’exceptionnels, ont suscité une vague d’indignation qui a mené les pouvoirs publics à revoir les orientations politiques et pénales vers une prévention accrue des risques de récidives (CCDJP, 2014). Cela implique que l’évaluation du risque et des besoins en termes de suivi puisse servir de base pour « établir une planification de l’intervention » (CCDJP, 2014, p. 14) à laquelle les différent·e·s professionnel·le·s impliqué·e·s seront soumis·es. Le statut du risque s’en trouve alors modifié dans l’ensemble du champ professionnel de l’exécution des sanctions – et notamment dans les services de probation (Ros, Kloetzer et Lambelet, 2020). Le risque existe désormais non plus seulement comme une éventualité qui pourrait survenir dans certaines situations, mais comme une dimension structurante de l’activité des professionnel·le·s de la détention pénale et des agent·e·s de probation. Un projet pilote soutenu par l’Office fédéral de la justice a permis d’élaborer, d’expérimenter et de valider la mise en oeuvre d’une démarche systématique et standardisée prenant appui sur des outils d’évaluation du risque. Introduit en phase test (2010-2013) dans le canton de Zürich et en Suisse orientale (Saint-Gall, Thurgovie, Lucerne), ce concept d’exécution des sanctions orientée vers le risque – Risikoorientierter Sanktionenvollzug (ROS) – a donné des résultats suffisamment probants (OFJ, 2014) pour apparaître comme un exemple de « bonne pratique » amené à être étendu à d’autres cantons suisses. Pour cela, le Centre suisse de formation pour le personnel pénitentiaire a déjà dispensé dès 2018 plusieurs centaines de journées de cours d’introduction « Orientation vers le risque / ROS » qui se sont déroulées de façon décentralisée dans les régions.

L’introduction d’un tel modèle d’action ne représente pas un aménagement à la marge, mais une évolution en profondeur des visées et des modalités d’intervention dans le champ judiciaire et correctionnel. C’est en tout cas ce qui ressort des entretiens que nous avons réalisés avec des travailleuses et travailleurs sociaux pénitentiaires et des agent·e·s de probation.

C’est vrai que je trouve qu’on le sent assez fort, cette pression, tout ce qui concerne la pression de la prévention du risque de récidive. Avec parfois, je trouve, un accent réellement mis sur l’aspect contrôle, justement… finalement où on doit plus rien laisser passer. Nous, nos dossiers doivent être parfaits, parfaitement tenus, parce que quoi qu’il arrive, on doit pouvoir prouver qu’on a fait ce qu’il fallait, qu’on a… ou qu’on a pas vu… mais au moins on a accompagné la personne. On a quand même une grosse pression là-dessus…

Spécialiste des peines et mesures, formation en service social, Office d’exécution des sanctions et de probation 5

On contrôle, on contrôle et on sanctionne. Et tout doucement on tend vers ça, nous on sent qu’on tend vers ça… qu’il faut contrôler avant tout : est-ce qu’il suit bien les règles ? Est-ce qu’il a bien fait ses analyses ? Est-ce qu’il a bien été à ses rendez-vous, à tous ses suivis ?… et point. Après le reste… C’est plutôt sécuritaire.

Intervenant socio-judiciaire, formation en service social, Service de probation 3

Le passage à une exécution des sanctions orientée prioritairement vers la prévention du risque de récidive se traduit donc par une redéfinition des priorités, par l’introduction d’outils d’évaluation et par la mise en place de protocoles de suivi plus contraignants. Ce qui modifie l’ensemble du système d’activité de l’intervention socio-judiciaire, mais qu’en est-il de la dynamique de collaboration avec d’autres systèmes d’activité ?

Une configuration d’activité collective transverse

Au fil du parcours pénal, plusieurs acteurs et actrices – qui proviennent de divers groupes professionnels (magistrat·e·s, soignant·e·s, travailleuses et travailleurs sociaux, etc.), aux perspectives parfois éloignées, appartenant à des cadres institutionnels différents (office d’exécution des sanctions pénales, unité de médecine et de psychiatrie pénitentiaire, centre de compétence pour la formation dans l’exécution des peines, réseau enfants-parents détenus, service de probation, etc.) avec une organisation et des règles d’action qui leur sont propres – sont amenés à intervenir de façon simultanée ou décalée dans le temps pour assurer le suivi d’un justiciable. Chacun mène une action professionnelle particulière, avec des objectifs spécifiques, mais qui est supposée s’inscrire dans la poursuite d’une visée commune. Cette configuration d’activité distribuée s’apparente à ce que nous avons appelé, à la suite de Motté et Haradji (2010), un fonctionnement collectif transverse.

La complexité de cette forme de travail collectif est encore redoublée au moment de la sortie en libération conditionnelle de personnes condamnées qui peut intervenir aux deux tiers de l’exécution de leur peine. L’agent·e de probation chargé du mandat d’assistance doit alors orienter son action en tenant compte des règles de conduite fixées par l’autorité d’application, d’une éventuelle expertise psychiatrique, du plan d’exécution de la sanction établi par un·e chargé·e d’évaluation criminologique, tout en apportant des réponses concrètes aux problématiques rencontrées par le/la probationnaire (logement, ressources financières, addiction, santé mentale, travail…) qui lui imposent de faire appel à des organismes et des intervenant·e·s spécialisé·e·s de toutes sortes. Une telle activité distribuée spatialement (les acteurs ne sont pas tous regroupés en un seul endroit) et temporellement (ils interviennent au même moment ou de manière séquentielle) à l’intérieur d’un réseau d’intervenant·e·s à géométrie variable selon les situations rend une coordination essentielle pour assurer l’articulation des contributions respectives des un·e·s et des autres et éviter un morcellement du suivi. Pourtant, contre toute attente, la collaboration dans cette configuration d’activité transverse s’effectue sur une base peu définie.

Moi, modestement, j’ai essayé de mettre quelque chose en place avec cet établissement d’exécution de peine… mais le responsable du service social est parti récemment, ce qui fait que voilà… Donc il n’y a rien de très formalisé, c’est des contacts plutôt informels.

Responsable de secteur, formation en droit, Service de probation 7

En dehors du calendrier pénal qui délimite des séquences temporelles (la mi-peine, les deux tiers de la peine) et organise la trajectoire des justiciables, il n’y a pas de protocole de collaboration qui permettrait d’inscrire les actions de chacun·e dans une prise en charge intégrée. Ce qui oblige les agent·e·s de probation à assumer tout un « travail d’articulation » (Strauss, 1992, p. 191), à négocier et à s’arranger avec chacun·e des professionnel·le·s impliqués sans pouvoir s’appuyer sur un cadre institué, ni une quelconque légitimité pour le faire.

Pour travailler avec l’aide sociale, par exemple quand il y a une demande d’aide sociale ou une attestation de l’Office cantonal de la population, c’est tout par courrier, il y a pas de canaux qui sont privilégiés pour faciliter tout ça. Donc on est considéré comme le… tout public. Maintenant on essaye de faire… d’avoir des petits contacts et de faire en sorte que ces réseaux fonctionnent.

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Quand bien même il est avéré que dans le cadre d’une activité collective distribuée entre plusieurs intervenant·e·s ayant des tâches distinctes, mais interdépendantes, « l’action de l’un dépend de la pertinence des informations reçues de l’autre » (De Terssac et Chabaud, 1990, p. 133), ce qui se passe dans un système d’activité n’est pas forcément connu des professionnel·le·s agissant dans les systèmes d’activité connexes.

J’ai un jeune actuellement que le ministère public avait condamné, je sais plus à combien avec un sursis partiel pendant deux ans, pour attouchement sur sa nièce qui avait trois ans et pis lui était juste majeur au moment des faits. Donc là c’est un monsieur qu’on a, dans les entretiens et tout il travaille bien, il est assez participatif, et puis il a un traitement obligatoire. Et puis là, ben il avait arrêté de lui-même ce suivi en disant : mais le médecin dit que j’ai pas besoin, et tout. Moi je demande un rapport au médecin, puis le médecin dit : ça fait trois fois que je le vois plus… Bon déjà le médecin aurait dû m’aviser, mais c’est là qu’on voit des fois dans les communications…

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À l’exception de quelques réunions de réseau, il y a peu d’interactions directes entre les acteurs et actrices impliquées dans le cadre d’un suivi.

Pour moi, ça fait vraiment des années que… zéro contact avec le secteur social de l’établissement d’exécution de peine. […] oui, vraiment pour moi ça fait des années que je les ai plus contactés… aussi pour demander des informations.

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La transmission d’informations s’effectue à distance, par des échanges téléphoniques, des courriels ou encore à travers le dossier qui donne un aperçu rétrospectif de la situation. Ce qui permet difficilement d’accéder à une intelligibilité approfondie de l’intervention de chacun – dans ses modalités, ses exigences, ses contraintes – et limite la pertinence des éléments d’information qui sont transmis. Ceux-ci sont souvent découplés du moment, des circonstances et de l’arrière-plan de leur production, ce qui rend difficile leur appropriation, leur traduction et leur signification pour l’intervention. Et ce flou, ces imprécisions, s’ils ne débouchent que rarement sur un incident grave, limitent en tout cas le contrôle exercé sur la situation (Amalberti, 2001) et compliquent la gestion du suivi.

Comme on peut s’en rendre compte, bon nombre des difficultés évoquées dans les entretiens que nous avons réalisés concernent les « zones d’interdépendance entre activités » (Grosjean et Lacoste, 1999, p. 165). Il convient donc maintenant de nous arrêter plus en détail sur ce qui se joue à l’interface des différents univers de pratique.

Un travail collaboratif à l’entrecroisement de différents systèmes d’activité

En tant que pratique de travail conjoint dans un contexte d’activité distribuée, le suivi socio-judiciaire des personnes libérées conditionnellement fait appel à de multiples intervenant·e·s qui dispensent des prestations spécialisées et qui se référent dans leur action à des cultures professionnelles différentes. Ce fonctionnement en mode multi-partenarial met aussi différents systèmes d’activité (service d’exécution des peines, psychiatrie, centre d’aide sociale, office d’emploi, service de probation, service social pénitentiaire, pour ne prendre que ces exemples) en position d’avoir à collaborer les uns avec les autres. Dans la perspective de la théorie de l’activité élaborée par Engeström (2008), on parlera alors d’une activité qui s’accomplit aux frontières de différents systèmes (« boundary crossing activity »), comme le représente la figure 2.

Figure 2

Activité aux frontières de différents systèmes

Activité aux frontières de différents systèmes

-> Voir la liste des figures

Les contradictions qui peuvent alors survenir entre les logiques d’action propres à chaque système d’activité se cristallisent autour des diverses composantes de ceux-ci : les cultures et les règles d’action, la division du travail et la délimitation des rôles respectifs, ou encore les instruments utilisés.

À commencer par le mandat confié par l’autorité d’exécution des peines, dont le sens n’est pas toujours compris ou qui est sous-tendu par un univers de représentations et une perspective d’intervention qui ne sont pas complètement partagés.

Et au final, quand on rencontre la personne qu’on est amené à suivre, parfois on se pose la question de se dire : mais finalement pourquoi cette règle de conduite a été mise en place ? Parce que pour nous, elle n’a pas de sens, finalement.

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Le suivi en milieu ouvert assuré par les agent·e·s de probation est aussi tributaire de ce qui a été préparé en amont – durant le séjour en détention –, qui reste parfois opaque ou ne correspond pas aux attentes.

Actuellement, on a quelque part avec l’établissement d’exécution de peine, on a des contacts, on se connaît un petit peu, mais y a pas assez d’échanges, de préparation. […] c’est un peu cloisonné quoi, mais c’est des grosses machines, les pénitenciers, donc ils ont beaucoup de choses à gérer à l’intérieur. Donc ils gèrent les murs quelque part, puis après nous on gère l’extérieur.

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Ce qui est travaillé en prison, souvent il y a pas grand-chose. […] Pff, faut tout reprendre à zéro… après, je veux pas critiquer, mais au niveau de la détention, le souci c’est qu’ils peuvent pas faire ce qu’ils veulent, c’est très très réglementé.

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C’est l’établissement de détention qui devrait faire ça : déjà trouver un logement, et puis un emploi. Mais c’est pas évident depuis là-bas, je crois pas qu’ils peuvent faire des recherches… ils peuvent pas utiliser l’ordinateur.

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Les règles, les temporalités et les modalités d’action propres aux différents services ne s’articulent pas non plus toujours très bien.

Ce qui est plus compliqué d’anticiper, c’est tout ce qui a trait au logement. Parce que les personnes qui perdent leur logement en détention et qui devront être logées par le biais de l’aide sociale, en l’occurrence on ne peut rien anticiper parce qu’ici, les foyers qui accueillent les adultes en difficulté sociale et les chambres d’hôtel, eux ils refusent de pré-réserver une place pour quelqu’un.

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Les difficultés qu’on a encore ici, c’est que les offices régionaux de placement sont un peu réticents à intervenir en détention. Il y a peut-être un manque de ce côté-là. Si on pouvait déjà financer un stage ou quelque chose pour que la personne puisse déjà avoir un travail externe, ce serait mieux.

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C’est assez dur d’obtenir une aide sociale, y a des contreparties importantes à donner. La grande majorité de la population qu’on traite, c’est des populations pas faciles, par rapport à ça, qui vont pas aller à tous les entretiens, parce qu’ils savent pas tenir un agenda, des choses comme ça…

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L’objet de l’intervention et la définition de la relation tels qu’établis par les différent·e·s professionnel·le·s impliqué·e·s dans le suivi peuvent diverger et la conscience de la poursuite d’une visée commune se révéler plutôt diffuse. C’est par exemple le cas pour ce qui est de la relation agent de probation-justiciable, indexée notamment à une visée de contrôle des règles de conduite, et de celle entre psychiatre et patient adossée à une perspective de soin psychique.

Et ceux qui font le suivi thérapeutique, on téléphone aux psys… y a ceux qui sont ouverts et ceux qui sont pas ouverts. En tout cas, nous, pour le suivi thérapeutique, on s’intéresse pas trop à ce qui se passe. Peut-être que ce serait très intéressant, mais on ne peut pas. Ça reste confidentiel entre médecins.

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On pourrait poursuivre cet inventaire des champs de contradictions entre les logiques propres à chaque système d’activité en évoquant encore les contraintes qui obligent les intervenant·e·s socio-judiciaires à déroger aux « obligations génériques » (Clot, 1999) des métiers de l’intervention sociale – agir avec l’usager et non pour lui – afin d’accélérer le traitement d’une demande d’ouverture de prestations financières ou autres. Mais l’espace nous manque, et l’aperçu que nous en avons donné suffit à se faire une idée d’une collaboration multi-partenariale sous tension. Reste à nous interroger sur les conditions à réunir pour favoriser une dynamique de travail conjoint où les parties prenantes ne se heurtent pas sans cesse à des obstacles de toutes sortes qu’elles doivent s’efforcer de contourner par le recours à des modes d’action informels et à des arrangements locaux – ce que Gough (2010, p. 22) désigne comme « ad hoc multi-agency arrangements and local informality ».

Quelles articulations pour une intervention socio-judiciaire coordonnée ?

La multiplicité des professionnel·le·s impliqué·e·s dans le cours du suivi des justiciables, l’hétérogénéité des perspectives professionnelles qui sont les leurs, les cadres institutionnels différents dans lesquels s’inscrivent leur action, les objectifs spécifiques qu’ils poursuivent, tout cela rend nécessaire un effort d’articulation des contributions spécialisées de chacun. D’ailleurs un certain nombre des intervenant·e·s que nous avons interrogé·e·s expriment le souhait que des échanges plus soutenus entre eux permettent la construction progressive d’une « communauté de perspectives » (Dodier, 1993) qui soit de nature à soutenir la mise en cohérence de leurs actions et la régulation conjointe de celles-ci.

Il faut qu’on harmonise notre façon de travailler, c’est important, et que le réseau soit aussi… que la communication avec le réseau soit plus fluide, plus simple et qu’il y ait une réactivité qui soit là.

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Peut-être qu’ensemble, il faudrait qu’on se mette bien une fois d’accord sur quelle est l’intervention… le sens de l’intervention.

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Le dossier du justiciable comme artefact médiateur ne peut à lui seul faire lien entre les acteurs et actrices. Seul l’échange direct entre professionnel·le·s qui interviennent dans une situation permet le développement d’une intelligibilité mutuelle : saisir le rôle des uns et des autres dans la production du suivi, prendre conscience des interdépendances, repérer les contraintes dans lesquelles chacun·e se trouve pris·e et les besoins qui sont les siens.

Je pense effectivement que si on prenait tous le temps de prendre notre téléphone et d’échanger avec la personne qui a suivi le détenu, ça nous donnerait déjà passablement d’informations intéressantes. Après je pense que c’est vraiment, c’est… ouais, c’est un automatisme qu’on devrait avoir.

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Il est vrai que les intervenant·e·s socio-judiciaires sont placé·e·s dans une position inconfortable : pour accomplir la mission qui leur est confiée, ils et elles sont amené·e·s à recourir à divers services ou institutions, à collaborer avec nombre d’autres professionnel·le·s. Ils et elles ont affaire à des situations complexes, soumises à de nombreux aléas, face auxquelles il est attendu qu’ils et elles en maîtrisent l’évolution. Le tout dans le contexte d’une organisation qui demeure très cloisonnée et sous la pression d’une temporalité d’action marquée par une exigence de réactivité. Mais comment apporter des réponses concrètes et rapides aux demandes d’un sortant de prison (p. ex. trouver une solution d’hébergement) si le travail d’articulation de la transversalité – de « tout ce qui est <inter> » (Grosjean et Lacoste, 1999, p. 166) – doit être à chaque fois repris pratiquement de rien ?

Nous, on voit bien ce que ça donne… ils viennent ici : ouais, j’ai besoin d’un logement, mais nous on peut pas faire grand-chose, l’Armée du Salut c’est tout le temps plein, et puis certains veulent pas y aller pour des raisons… voilà, l’hygiène ou les vols, donc on peut éventuellement avoir une nuit ou deux d’hôtel, c’est compliqué.

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Mais alors, comment inscrire la collaboration dans des formes organisationnelles qui établissent les bases d’un « faire ensemble » (Lhuillier, 2014) indexé à une visée commune ? Quels mécanismes de coordination (circulation de l’information, traitement des demandes, prise de décision…) mettre en place qui donneraient un cadre à une action concertée ?

Il y a déjà vingt ans de cela, Holt (2000) avait fait le constat que la fragmentation de l’action des différent·e·s professionnel·le·s engagé·e·s dans le cadre de l’intervention correctionnelle rendait nécessaire une évolution vers un suivi avec une organisation plus intégrée. En guise de réponse, il présentait différents modèles de prise en charge basés sur les principes du case management, à savoir : un dispositif individualisé adapté aux besoins de la personne et visant le développement de son pouvoir d’agir, qui procède suivant une démarche systématique : évaluation du risque et des ressources – établissement d’une convention d’objectifs et planification de l’intervention – monitorage des actions – bilan, et confère à un acteur-pivot le rôle d’assurer la mise en lien et de veiller à la cohérence, ainsi qu’à la continuité de l’intervention. Cela correspond à l’orientation prise dans certains cantons de Suisse latine :

On a changé la façon de travailler dans le sens où maintenant c’est plus une gestion des suivis : on prend un cas et on le suit du début à la fin. Ce qui donne l’avantage que le condamné en détention et quand il ressort c’est toujours la même personne qui le suit. On a essayé de faire une continuité dans le suivi.

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Mais ce mode de structuration intégrée de la prise en charge n’échappe pas à la critique, notamment parce qu’il induit un style de suivi plus proche de la gestion de cas – Skinner (2010, p. 39) parle d’un « project management style of supervision » – que de la relation d’accompagnement. Il requiert des intervenant·e·s socio-judiciaires d’autres compétences que les savoir-faire interactionnels qu’ils ont l’habitude de mettre en oeuvre et peut leur donner l’impression d’une évolution qui affaiblit la dimension relationnelle du métier et réoriente son exercice vers une fonction d’intermédiation dans laquelle un certain nombre d’entre eux et elles – particulièrement les plus ancien·ne·s, ayant une formation et un parcours professionnel dans le champ du travail social – peinent à se reconnaître (Larminat, 2014). De leur côté, Weaver et McNeill (2011) ont souligné les limites d’une approche programmatique de la réhabilitation dans laquelle un plan de prise en charge détaillé régit l’intervention des uns et des autres, comme les connexions entre eux. Ils mettent aussi en garde contre une dérive possible qui consisterait à tout ramener à une procédure structurée de gestion du risque, alors que pour eux, une démarche individualisée de suivi doit être holistique, basée sur un lien personnalisé avec le justiciable et prendre en considération la globalité de la situation.

Conclusion

Comme on l’a vu en resituant le système d’activité de la probation en Suisse dans son évolution, du fait de l’organisation fédéraliste de notre pays, l’organisation, les procédures et les instruments de suivi des personnes libérées conditionnellement s’établissent et se transforment de manière décentralisée, sur une base essentiellement empirique. La préoccupation de leur articulation vient dans un deuxième temps et procède pour l’essentiel par juxtaposition, sans structure intégrée (p. ex. une cellule de coordination ou un acteur référent qui aurait pour fonction de favoriser le nouage de liens collaboratifs, d’inscrire les actions des uns et des autres dans une grammaire concertée afin de garantir la cohérence et la continuité de la prise en charge tout au long du parcours pénal).

Adossée à un cadre théorique au croisement de la psychologie ergonomique et de l’analyse de l’activité, notre exploration du travail de suivi déployé conjointement par des intervenant·e·s socio-judiciaires et d’autres acteurs prenant en charge l’un ou l’autre aspect de l’accompagnement des personnes en libération conditionnelle a permis de le caractériser comme un fonctionnement collectif transverse. Elle a aussi mis en évidence quelques-unes des tensions qui se manifestent dans cette configuration de collaboration interinstitutionnelle et multi-professionnelle. Et souligné que ce mode de faire ensemble oblige les intervenant·e·s socio-judiciaires à négocier sans cesse des arrangements locaux avec divers interlocuteurs, à composer avec le cadre prescriptif (règlements, procédures), la culture professionnelle, les modes opératoires et les contraintes des uns et des autres, à ajuster et réajuster en permanence leur action, alors même que le caractère dynamique des situations les soumet à une exigence forte de réactivité. Le suivi d’un·e justiciable peut en effet rapidement évoluer au gré de ce qui se passe dans l’une des sphères de son existence, des retentissements que cela peut avoir dans d’autres domaines de vie, et il est important que l’agent·e de probation qui en assume la responsabilité puisse prendre rapidement toutes les mesures utiles.

Si certain·e·s professionnel·le·s interrogé·e·s dans le cadre de notre enquête en appellent à davantage de formalisation pour simplifier l’accomplissement des tâches qu’ils et elles ont à effectuer en lien avec des centres d’hébergement d’urgence, des services d’aide sociale, des agences de l’emploi, etc., leur attitude n’est pourtant pas dénuée d’ambivalence. La perspective de l’instauration de mécanismes réglés d’articulation de l’activité collective (de protocoles de collaboration définissant le script des actions distribuées à appliquer) est teintée de la crainte que cela contribue à restreindre encore davantage les marges de manoeuvre déjà limitées dont ils et elles disposent. De même, si les bases de données informatisées et autres plateformes électroniques mises en place sont vues comme autant de vecteurs qui rendent possible l’acquisition d’un aperçu rapide du déroulement de la prise en charge, la mutualisation d’informations ou encore le signalement des problèmes rencontrés, ce renforcement de l’interconnexion entre les différents acteurs impliqués dans un suivi reste insuffisant aux yeux de la majorité de nos interlocuteur·trice·s. Car il n’offre pas les conditions d’un véritable travail d’articulation des perspectives, ni ne permet l’élaboration d’un référentiel d’action partagé ou, pour le dire autrement, la construction collective de sens (Weick, 1989).

Une issue est peut-être à chercher du côté des laboratoires du changement (Engeström et al., 1996) instaurés dans certains pays d’Europe du Nord (Hean et al., 2021) où s’expérimentent des modes de coordination distribuée articulant entre eux différents fils d’action sur une trame préétablie, mais qui demeure évolutive afin de ne pas figer le cours des suivis socio-judiciaires.