Volume 68, numéro 1, 2022 Travail émotionnel et émotions au travail : les métiers relationnels en tension Sous la direction de Carolyne Grimard, Isabelle Le Pain, Dahlia Namian et Katharine Larose-Hébert
Sommaire (10 articles)
Introduction
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Le travail émotionnel sous la loupe : des pistes de réflexion et d’application variées
Carolyne Grimard, Isabelle Le Pain, Dahlia Namian et Katharine Larose-Hébert
p. 1–6
RésuméFR :
Bien que la tentation soit grande de les penser uniquement ou principalement sous leurs dimensions psychologiques et individuelles, les émotions sont fondamentalement sociales et politiques. Elles sont codifiées, interprétées et remaniées selon les normes culturelles en vigueur. Les théories sur le travail émotionnel telles que celle introduite en sciences sociales par Arlie Hochschild offrent des clés de lecture pour comprendre comment les émotions teintent les multiples facettes du « social », allant des interactions aux institutions et aux politiques sociales. Dans le cadre du travail, plus spécifiquement, certaines émotions sont continuellement « mises au travail » lors de rencontres en face à face, que ce soit avec les clients, les collègues ou encore les patrons. Le concept de « travail émotionnel » permet de mettre l’accent sur l’effort déployé, au sein des relations professionnelles, pour afficher une émotion feinte ou encore pour dissimuler celle proscrite, selon la situation. De plus, il permet de mieux saisir les émotions dans des contextes professionnels qui, comme le travail social ou d’autres métiers relationnels, sont soumis à des contraintes structurelles liées aux normes éthiques, organisationnelles et de genre. Cette introduction au numéro spécial met donc le travail émotionnel sous la loupe, en exposant quelques pistes de réflexion et d’application variées.
EN :
Although the tendency is to approach them through psychological and individual lens, emotions have social and political dimensions that are codified, interpreted and reworked according to dominant cultural norms. Theories on emotional work such as that introduced in social sciences by Arlie Hochschild offer keys to understanding how emotions color the multiple facets of the “social”, ranging from interactions, to institutions and to social policies. In the context of labor, more specifically, certain emotions are continually “put to work” during face-to-face encounters, whether with clients, colleagues or even bosses. The concept of “emotional work” allows to emphasize the effort made, within professional relations, to display a feigned emotion or to conceal one that is prohibited, depending on the situation. In addition, it allows to better understand how emotions in professional settings are subject to structural constraints linked to gender, organizational and ethical norms. This introduction to the special issue therefore highlights how emotions allow various modes of thought and applications.
Articles thématiques
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Le travail émotionnel des intervenants en protection de l’enfance : implications pour les enfants et les familles
Isabelle Le Pain et Katharine Larose-Hébert
p. 7–25
RésuméFR :
L’article présente les résultats d’une étude qualitative menée auprès de 31 intervenants oeuvrant en protection de l’enfance au Québec et portant sur les conséquences des difficultés émotionnelles des intervenants sur la relation avec les enfants et les familles suivis. Tous les participants rapportent des conséquences délétères sur la relation, telles qu’une diminution de l’intensité des suivis et des rencontres (N = 22), mise en oeuvre de relations blessantes (N = 22), la diminution de l’aide et de l’empathie (N = 20) et la réduction de la qualité du travail et des capacités objectives et analytiques (N = 16). L’analyse, à partir du cadre théorique de la sociologie interactionniste des émotions, fait ressortir des liens entre les conditions de travail, la protection des intervenants et celle des enfants sous leur responsabilité. Elle permet également de montrer l’influence des conditions de travail et leurs interférences dans la production du travail émotionnel (TE) ; ce TE (les attitudes, les comportements et les sentiments) qui est central dans les relations sociales au travail.
EN :
Adopting a framework based on interactionist sociology of emotions, the article presents the results of a qualitative study on 31 child protection workers in Quebec and the clinical functional impacts of the phenomenon of emotional difficulties reported on their professional relationship with children and their families. Negative impacts were reported by all clinicians (decrease of intensity in service delivery [N = 22], hurtful relationships with clients [N = 22], lack of empathy and helpful relationship [N = 20], decrease of work quality and objective and analytical abilities of clinicians [N = 16]). This research project directly associates work conditions to the protection of clinicians and to that of children in their care. It also shows that the emotional labor that must be produced by the worker following the institution’s requirements (employer, academic institutions and professional orders) is at the heart of all professional interactions.
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« À mon travail c’est valorisé, trop travailler ». La construction du trouble de dépendance au travail : entre capitalisme émotionnel et méritocratie
Dahlia Namian, Laurie Kirouac, Jonathan Binet et Sara Lambert
p. 27–53
RésuméFR :
Cet article propose de poser un regard sociologique sur la catégorie psychologique du workaholism ou de la dépendance au travail. À l’aide d’un cadre théorique mettant la focale sur les règles émotionnelles et l’éthos méritocratique, l’article analyse, après une courte genèse de la construction de la catégorie, les données empiriques tirées d’entretiens biographiques menés avec 11 personnes qui se désignent ou qui ont été désignés comme « accros au travail », dont une majorité de femmes. Il permet de mieux comprendre, par-delà la psychologie, les ressorts sociologiques du sentiment de dépendance au travail, en particulier chez les femmes.
EN :
This article proposes a sociological perspective on the category of workaholism or work addiction. Using a theoretical framework on emotional rules and meritocraty at work, the article analyzes data drawn from biographical interviews conducted with 11 people who identify themselves or who have been identified as “workaholics”, the majority of whom are women. It allows us to better understand, beyond psychology, the sociological roots of work addiction, in particular among women.
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Le travail émotionnel sous-jacent à la pratique de l’accompagnement citoyen
Pierre-Yves Therriault, Ginette Aubin, Galaad Lefay et Sandrine Gagné-Trudel
p. 55–66
RésuméFR :
Cette étude vise à identifier le travail émotionnel développé par des accompagnateurs-citoyens (AC) dans le cadre d’un projet d’accompagnement personnalisé d’intégration communautaire offert à des personnes ayant un trouble de santé mentale. Inscrite dans le cadre théorique de la psychodynamique du travail, une étude de cas a été réalisée afin de mieux comprendre la réalité subjective entourant l’activité des AC. Les résultats montrent que différentes sources de plaisir et de souffrance au travail sont associées à la pratique de l’accompagnement, dont un grand sentiment d’utilité et l’exercice d’actions dans un contexte d’incertitude. À travers le processus d’accompagnement, la poursuite de l’activité et de la confrontation à des enjeux émotionnels est possible par le développement de stratégies défensives. Dans ce contexte, l’accompagnement reste complexe et mobilise constamment les émotions.
EN :
This study aims to identify the emotion work of accompanying citizens (ACs) as part of a project for community integration offered to people with a mental health problem. From the perspective of the psychodynamics of work, a case study was carried out to understand the subjective reality surrounding the citizen accompaniment. The results show that sources of pleasure and suffering are associated with the practice of accompaniment, including a sense of usefulness and action in a context of uncertainty. In the context of caregiving, continued activity and confronting constant emotional issues is possible through the development of individualized defensive strategies. Citizen support is a complex caregiving practice that mobilizes emotions.
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La régulation émotionnelle et la mentalisation chez les professionnels en relation d’aide : compétences émotionnelles et interpersonnelles au coeur de la pratique
Julie Maheux, Catherine Ethier et Emy Trépanier
p. 67–85
RésuméFR :
Le travail d’intervention en relation d’aide comporte des défis et des difficultés multiples, notamment lorsqu’il s’agit d’interventions auprès de populations vulnérables, traumatisées ou marginalisées. Ces défis contribuent à éveiller chez les intervenants des émotions intenses face auxquelles ils peuvent se sentir démunis. Les règles de sentiments associées au domaine de la relation d’aide peuvent minimiser, voire même nier les vécus difficiles liés à ce travail. Or, la littérature scientifique souligne la nécessité pour les intervenants de reconnaître, réguler et verbaliser les émotions vécues en intervention, notamment via la régulation émotionnelle et la mentalisation. L’article qui suit propose donc une élaboration théorique et clinique de ces compétences essentielles, susceptibles de représenter à la fois un facteur de protection contre l’épuisement et un facilitateur au déploiement d’interventions sensibles et adaptées.
EN :
Counseling and helping relationship involve multiple challenges and difficulties, especially when it comes to interventions with vulnerable, traumatized or marginalized populations. These challenges contribute to arousing intense emotions for the workers in the face of which they may find themselves powerless. Although the rules of feeling associated with the field of counseling tend to minimize or deny difficult work-related experiences, the scientific literature emphasizes the need for workers to recognize, regulate and verbalize the emotions they experience in intervention, particularly through emotional regulation and mentalization. The following article therefore proposes a theoretical and clinical elaboration of these essential concepts, both protective factors against burnout and facilitators of sensitive and adapted interventions.
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Les experts d’expérience dans la formation en travail social : une voie prometteuse quant à la prise en compte du travail émotionnel dans la pratique
Paul Morin et Annie Lambert
p. 87–99
RésuméFR :
Notre contribution vise à identifier les dimensions émotionnelles mises en jeu chez les étudiants lors de l’implication d’experts par expérience dans la formation en travail social. Nous avons réalisé une recension non systématique des écrits scientifiques et de la littérature grise. De plus, nous nous appuyons sur des données empiriques qui proviennent d’une analyse secondaire d’entrevues individuelles avec des étudiants et des experts d’expérience qui ont été parties prenantes de diverses pratiques pédagogiques impliquant des usagers à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Quatre dimensions émotionnelles ont ainsi été identifiées : la réciprocité émotionnelle, l’intelligence émotionnelle, l’engagement émotionnel ainsi que l’impact émotionnel. Ces notions nous permettent de réfléchir l’apport de la formation initiale en travail social dans un contexte d’implication des experts d’expérience.
EN :
Our contribution aims to identify the emotional dimensions brought into play in students during the involvement of experienced experts in social work training. We conducted an unsystematic review of scientific and gray literature. In addition, we rely on empirical data that comes from a secondary analysis of individual interviews with students and experienced experts who have been stakeholders in various pedagogical practices involving users at the School of Social Work of the University of Sherbrooke. Four emotional dimensions have thus been identified: emotional reciprocity, emotional intelligence, emotional engagement as well as emotional impact. These notions allow us to reflect on the contribution of initial training in social work in a context of the involvement of experienced experts.
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Émotions et vie universitaire : mise en relief de vulnérabilités exacerbées par le confinement
Carolyne Grimard
p. 101–113
RésuméFR :
Être professeure d’université est généralement le reflet d’une situation privilégiée. Or les diktats contemporains de la vie universitaire comportent leur lot de tensions. L’injonction au Publish or perish provoque un rythme effréné duquel il est difficile de s’extirper. Quand la pandémie de COVID-19 a été annoncée par l’OMS en 2020 et que le confinement a été décidé en mars de la même année par le Québec (Canada), le travail salarié s’est immiscé dans la vie privée de nombreuses personnes, exacerbant ainsi certaines inégalités professionnelles et familiales. Quelle posture adopter quand une crise sociale a des impacts individuels très forts ? Partant d’une expérience familiale et professionnelle et écrit à partir d’une posture autobiographique, ce récit revisite un épisode vulnérabilisant de la pandémie sous un autre angle. M’appuyant sur la notion de travail émotionnel (emotional labor) de Arlie Hochschild, je tenterai de déconstruire l’absence de place accordée à ma carrière dans ma vie familiale et de mettre en relief les stratégies mises en place pour pouvoir agir malgré tout, malgré mes difficultés à nommer les émotions vécues et malgré mes difficultés à reconnaitre les vulnérabilités ambiantes qui ont parfois peu de place pour exister dans le milieu universitaire.
EN :
Being a university professor is usually a privileged position. However, the social norms of academic life have their own set of tensions. The “Publish or Perish” injunction creates a frenetic pace from which it is difficult to escape. When the pandemic of COVID-19 was announced by the WHO in 2020 and a lockdown was decided in March of the same year by the Quebec government (Canada), work intruded into the private lives of many people, exacerbating certain professional and family inequalities. What posture to adopt when a social crisis has strong individual impacts? Based on a family and professional experience and written from an autobiographical perspective, this story revisits a vulnerable episode of the pandemic from another angle. Drawing on Arlie Hochschild’s notion of emotional labor, I will attempt to deconstruct the lack of place given to my career in my family life, and to highlight the strategies I’ve put in place in order to keep on going in spite of everything, in spite of my difficulties in naming the emotions I experienced, and in spite of my difficulties in recognizing the surrounding vulnerabilities that usually have little room to exist in the academic world.
Articles hors thème
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La littératie en santé : un concept à intégrer dans la pratique et la formation en travail social pour une meilleure équité de soins
Christian Cheminais et Dominique Gagnon
p. 115–127
RésuméFR :
Les organisations sociosanitaires se complexifiant, elles encouragent de plus en plus le partenariat entre les professionnels et les personnes. Ces personnes doivent faire preuve d’autonomie, se mobiliser et s’engager dans la prévention, les soins et la promotion de la santé, ce qui requiert des compétences liées à la littératie en santé (LES). De telles compétences permettent d’améliorer les interactions entre les différents acteurs et les personnes, ce qui facilite l’engagement des professionnels et des personnes. Cela favorise la prise en compte des désirs des personnes, menant à une plus grande équité en matière de soins. Alors que les professions du domaine de la santé s’intéressent à la LES depuis plusieurs années, la profession du travail social tarde à le faire. À partir d’une recension exploratoire des écrits, cet article explore les usages, avantages et limites du concept de LES en travail social auprès des personnes, des professionnels et des organisations, en démontrant les liens fondamentaux entre le concept de LES et le travail social.
EN :
Social and health organizations are becoming more complex and foster mobilization and partnership between professionals and individuals. Individuals need to be self-reliant and engaged in prevention, care and health promotion, which requires skills related to health literacy (HL). Such skills help to improve interactions between healthcare actors and people which facilitates the engagement of professionals and people. This promotes consideration of people’s wishes, leading to greater equity in care. While the physical health professions have been interested in HL for several years, the social work profession has been slow to do so. Based on an exploratory literature review, our article examines the uses and advantages of the HL concept in social work with people, professionals and organizations, demonstrating the fundamental links between the concept of HL and social work.
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Le suivi socio-judiciaire des personnes libérées conditionnellement en Suisse : un travail collaboratif à construire
Daniel Lambelet, Jenny Ros, Melanie Wegel et Nina Ruchti
p. 129–146
RésuméFR :
Les travailleurs sociaux pénitentiaires et les agent·e·s de probation sont amené·e·s à accomplir avec d’autres professionnels un ensemble de tâches partielles, conjointement ou successivement, et à articuler leur intervention au sein d’un système d’action distribué. En prenant appui sur une recherche par entretiens menée en Suisse à propos de la gestion de la transition entre suivi social en établissement de détention et assistance de probation en milieu ouvert pour des personnes libérées conditionnellement, cet article s’attache à situer le contexte de l’intervention socio-judiciaire en Suisse, à décrire la configuration d’activité collective existant entre les multiples intervenant·e·s et à envisager les conditions à même de favoriser une dynamique de travail conjoint.
EN :
Prison social workers and probation officers are required to perform a range of partial tasks with other professionals, either jointly or successively, and to articulate their intervention within a distributed system of action. Based on interview research conducted in Switzerland on the management of the transition from social supervision during detention to probation assistance in the community, this article sets the context for socio-judicial intervention in the community in Switzerland, describes the configuration of collective activity between the various actors involved, and considers the conditions that are conducive to a dynamic of joint work.
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Impacts du soutien social sur le bien-être de jeunes adultes non binaires
Sophie Doucet et Line Chamberland
p. 147–158
RésuméFR :
Les personnes non binaires sont exposées de façons différentes et parfois disproportionnées à des stresseurs sociaux qui ont un impact sur leur bien-être. En nous inscrivant dans la perspective théorique du stress minoritaire, nous explorons les formes et les sources de soutien rapportées par les jeunes adultes non binaires ainsi que l’influence de celles-ci sur leur sentiment de bien-être. À l’aide de neuf entrevues semi-dirigées réalisées auprès de jeunes adultes non binaires, cette étude suggère que les ami·e·s et la création d’un cercle social composé de personnes LGBTQ peuvent offrir du soutien aux jeunes adultes non binaires. Ce soutien est principalement émotionnel et lié à leur identité de genre. Par ailleurs, leurs réseaux sociaux contribuent à leur bien-être en les aidant, entre autres, à se sentir compris·e·s, accepté·e·s et reconnu·e·s.
EN :
Non-binary people are exposed in different and sometimes disproportionate ways to social stressors that have an impact on their well-being. By subscribing to a minority stress theorical perspective, we will explore the forms and sources of support reported by non-binary youth as well as the influence of that support on their feeling of well-being. Using the results of nine semi-structured interviews conducted with non-binary young adults, this study suggests that friends and the creation of a social circle made up of LGBTQ people can offer support to young non-binary adults. This support is mainly emotional and linked to their gender identity. Furthermore, the social networks of young non-binary adults contribute to their well-being by helping them to feel accepted, recognized and, among others, understood.