L’Annuaire théâtral
Revue québécoise d’études théâtrales
Number 43-44, Spring–Fall 2008 Désordres et ordonnancements Guest-edited by Louis Patrick Leroux and Irène Roy
Table of contents (20 articles)
Désordres et ordonnancements
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Désordres et ordonnancements pour un théâtre du déséquilibre
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Ubu et Cyrano
Jean-Marie Apostolidès
pp. 15–30
AbstractFR:
Les années 1896-1897 marquent un tournant dans l’histoire du théâtre en France. Deux spectacles importants sont alors produits : d’une part, la présentation d’Ubu roi au Théâtre de l’Oeuvre; d’autre part, celle de Cyrano de Bergerac au Théâtre de la Porte Saint-Martin. La première représentation est porteuse d’avenir, autant dans l’esthétique de la mise en scène que dans l’écriture dramatique; la seconde marque le triomphe du théâtre romantique, presque un demi-siècle après la fin de ce mouvement littéraire. En analysant en détail ces deux productions contemporaines, on parvient non seulement à opposer le désordre de la première à l’ordre de la seconde; on met également au jour deux types de spectacle : le spectacle de rupture et le spectacle de réconciliation. C’est dans la tension entre rupture et réconciliation que se déroulera la vie théâtrale française pendant tout le XXe siècle.
EN:
The years 1896-1897 mark a turning point in the history of French theater. Two major performances were presented these years; one was a production of Ubu roi at the Théâtre de l’Oeuvre, the other of Cyrano de Bergerac at the Théâtre de la Porte Saint-Martin. The first anticipates the future as much for the design of its sets as for the drama of its writing; the other announced the triumph of romantic theater nearly a half century after the end of this literary movement. A detailed examination of these contemporary productions brings us to oppose the disorder of one to the order of the other, and to distinguish two types of theatrical production, that of rupture and that of reconciliation. It is in the tension between rupture and reconciliation that the life of French theater will evolve during the 20th century.
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Les diables dans les mystères : fauteurs de désordre ou facteurs d’ordre?
Élyse Dupras
pp. 31–43
AbstractFR:
Les mystères hagiographiques en moyen français grouillent de diables qui incarnent le Mal, l’adversité, l’altérité. Cet article aborde certains éléments du discours diabolique dans ces mystères, en particulier le rôle de la séduction diabolique. Son but avoué est de faire tomber les humains dans le péché. Malgré tout, le discours séducteur participe de chaque mystère, dont l’une des fonctions est d’inciter les spectateurs à réaliser leur salut. Cette inversion — constitutive du discours des diables — le structure et en explique les défaites, beaucoup plus fréquentes que les succès. Le discours chrétien semble non seulement victorieux, mais totalitaire, puisqu’il représente sa propre subversion pour mieux la récupérer. Ainsi, les diables apparaissent-ils davantage comme facteurs de l’ordre que comme fauteurs du désordre.
EN:
The Saint Play in medieval France teem with devils embodying evil, adversity, and otherness. This article discusses certain elements related to devils' speech in these plays, and in particular the role of diabolic seduction whose aim is to trap humans into sinning. Despite this goal, the seductive discourse within these plays functions at least in part, to encourage audience members to seek out their own salvation. This inherent inversion structures the diabolic speech act and explains its failures that after all, are much more frequent than its successes. Here then, the Christian discourse seems not only victorious but also totalitarian, because it represents its own subversion in order to better affirm its authority—thus devils seem more like agents of order than troublemakers.
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Les dramaturgies antillaises contemporaines du « Chaos-Monde »
Stéphanie Bérard
pp. 45–57
AbstractFR:
La création théâtrale caribéenne contemporaine s’oriente vers des voies esthétiques plurielles favorisant le mélange des genres, des langues et l’hybridation des formes artistiques (en intégrant en son sein des composantes culturelles populaires telles que tradition orale des contes, proverbes et chansons, musiques et danses, rituels profanes et religieux). Des oeuvres innovantes, parfois déroutantes, viennent perturber les habitudes des spectateurs contraints de donner un sens à des pièces en apparence hétérogènes, désordonnées, voire chaotiques. C’est ce « désordre théâtral » que nous examinons dans cet article, et plus précisément les manifestations et les effets qu’un apparent chaos peut opérer sur l’écriture dramatique et sur la scène. Avec le temps… Con el tiempo… et Andidan Lawonn-la, du metteur en scène et comédien guadeloupéen Gilbert Laumord, sont deux pièces fondées sur l’exploitation dramaturgique de la culture populaire créole. Une fulgurante énergie créatrice se déploie sur la scène où s’opère la rencontre des langues, des genres et des arts, tandis que la parole poétique et contée se conjugue à l’expression corporelle. Ce théâtre hybride, à l’architecture fragmentée, voire disloquée, défie les lois de la rationalité et de la logique en célébrant la naissance d’un ordre nouveau, celui, obscur et opaque, imprévisible et fluctuant, du « Tout-Monde ».
EN:
The hybridity of contemporary Caribbean theater lies in the combination of various genres, languages and artistic forms as well as in the integration of several cultural components of popular culture (oral tradition, music and dance, religious and secular rituals). Innovative, sometimes disconcerting performances, disturb spectators' habits, inviting them to give meaning to heterogeneous and apparently chaotic productions. This article aims at analysing the nature and the effects of disorder on theatrical writing and staging. Avec le temps… Con el tiempo… and Andidan Lawonn-la by Gilbert Laumord from Guadeloupe, are two plays based on the exploration of Creole culture. An incredible creative energy is deployed on stage where multiple languages, genres and artistic forms enter into a dialogue while poetic and narrative voices meet with physical expression. This hybrid theater, whose architecture is deliberady fragmented, defies the laws of rationality and logic to celebrate the birth of a new order, that, obscur and changing, of the "Tout-Monde".
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Le théâtre quantique : ordre et désordre dans l’Espagne postmoderne
Monique Martinez Thomas, Agnès Surbezy and Fabrice Corrons
pp. 59–76
AbstractFR:
Cet article expose les premières pistes d’une réflexion sur la dramaturgie espagnole récente à partir de la notion de « quantique ». L’hypothèse de départ est la suivante : la physique quantique aurait joué un rôle fondamental dans le « désordre » de la postmodernité et aurait servi de terreau fertile à l’élaboration des grandes théories (philosophiques, historiques, sociologiques, esthétiques et dramaturgiques) du siècle dernier et du XXIe siècle. La physique quantique, en remettant en cause les principes de la physique classique, l’électromagnétisme de James Clerk Maxwell et la mécanique newtonienne principalement, oppose le discontinu au continu, le hasard à la causalité, l’interdépendance des atomes à la séparabilité et à l’objectivité. Dans le domaine des arts, l’association des oeuvres à l’esthétique quantique semble un phénomène surtout espagnol. Non seulement l’adjectif « quantique » réapparaît comme épithète pour désigner des formes artistiques diverses, mais le quantique, comme esthétique et comme éthique, devient le fer de lance d’une association internationale créée à Grenade en 1994 et connue sous le nom de Salon des Indépendants. Un des cofondateurs, Gregorio Morales, journaliste et écrivain, a publié en 1998 un essai intitulé Le cadavre de Balzac : une vision quantique de la littérature et de l’art, qui synthétise les débats qui ont eu lieu à Valence, au cours des différentes rencontres entre les membres fondateurs. Y sont réunis des articles théoriques qui étudient les différentes applications du quantique au cinéma, à la poésie, au roman, à partir d’exemples tirés des oeuvres d’Henry James, d’Antonio Enrique et de Rubén Darío. Les auteurs de cet article analysent les formes dramaturgiques contemporaines à partir de certains concepts propres à la physique quantique et particulièrement adaptés à l’étude de l’évolution du théâtre (sans pour autant, bien sûr, qu’ils soient exclusifs à l’étude du genre dramatique) : le vide quantique rempli d’énergie potentielle, la modification de l’objet observé par l’observateur, la mise en scène de l’espace-temps quantique. Le corpus de pièces quantiques sera principalement composé d’oeuvres tirées de la collection « Nouvelles scènes hispaniques », élément clef du chaînage toulousain autour du théâtre espagnol contemporain.
EN:
This paper explores the first step of a research about Spanish contemporary theatre from the concept of quantum theory. The starting point of view is the following: quantum theory in physics shoud have played a very important place in postmodernity and should have influenced most of the major theories of the last century. In the field of Arts, the mark of quantum aesthetics seems to be Spanish, as expressed in the creation of a quantum society in Grenade in 1994, led by Gregorio Morales, author of a book named The Balzac's corpse: a quantum vision of literature and art. The authors of this article studies several contemporary plays using three concepts of quantum physics that are particularly helpful to analyse the evolution of theater: the quantum hole full of energy, the modification of the object seen by the observer, the staging of the quantum space and time. The choice of plays is from the collection of Spanish theater "Nouvelles scènes hispaniques", published by the University of Toulouse.
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La pensée disciplinaire à la Socìetas Raffaello Sanzio : le choix de l’exclusion
Sarah Di Bella
pp. 77–89
AbstractFR:
L’histoire du théâtre est une histoire d’exclusion. L’élément qui unit à jamais certains réformateurs du théâtre du XVIIIe siècle — appelés à limiter l’ingérence des désordres qui accompagnaient les séances des spectacles — et des artistes contemporains qui souhaitent s’opposer aux pratiques bourgeoises du théâtre, est ce que nous avons appelé la pensée disciplinaire. Cette figure de pensée se situe aux croisements entre les écritures de la pratique et les écritures de la théorie lors de la naissance d’une nouvelle esthétique. Or, que l’esthétique en question ait comme but la recherche d’une intégration sociale ou, au contraire, un travail de rupture avec les codes en vigueur, elle s’accompagne toujours d’un nouveau système de contraintes, d’un nouvel ordre, paradoxalement demandeur d’une nouvelle exclusion. L’aperçu historique que nous proposons autour de la notion de pensée disciplinaire touchera à des interrogations fondamentales : le vertige de l’aliénation et ses monstres, les tensions entre texte et matière, la relation entre art et culpabilité, la crainte de la punition liée à l’exposition publique qui sont autant de lieux de la pensée et de la pratique artistique qu’on retrouvera aussi bien au XVIIIe siècle que dans le travail de redéfinition de l’art théâtral de la Socìetas Raffaello Sanzio, au XXe siècle.
EN:
The history of theatre is one of exclusion. What we have designated here as disciplinary thought is that which unites certain theatre reformers of the 18th century called to limit the intrusion of disorders which accompanied representations and contemporary artists who wished to oppose bourgeois practices of theatre. This thought figure is found at the crossroads between practical and theoretical writings when a new aesthetic is born. That this aesthetic aims at social acceptability or on the contrary to break away from existing codes, it is always accompanied by a new system of constraints—a new order—that is paradoxically in need of new exclusions. The historical overview that we propose around the notion of disciplinary thought will concern itself with fundamental interrogations—the vertigo of alienations and its monsters, the tensions between text and matter, the relationship between art and culpability, the fear of punishment in regards to public exposure: all places of thought and artistic practices which we find during the 18th century but also, during the 20th century, in Socìetas Raffaello Sanzio's efforts in redefining theatre.
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Rainer Werner Fassbinder, Pier Paolo Pasolini : critiques de la transgression
Stéphane Hervé
pp. 91–102
AbstractFR:
Dans cet article nous nous proposons de questionner la présence excessive de scènes de transgression dans les pièces de Pier Paolo Pasolini et de Rainer Werner Fassbinder. Il s’agit pour les deux auteurs de problématiser la notion de transgression — notion paradigmatique de la pratique théâtrale de la fin des années 1960 (Living Theatre, Théâtre Panique, etc.), sa puissance proprement théâtrale tout comme sa pertinence politique. Dans cette étude nous nous proposons ainsi de dégager les modalités dramaturgiques grâce auxquelles ces textes entreprennent un véritable effort de problématisation et de critique (et non pas de condamnation) de la notion de transgression.
Pour cela, il s’agit tout d’abord de comprendre la notion de trangression dans son rapport à l’économie du pouvoir. Cette dernière est, chez Fassbinder, explicitement répressive. La trangression, selon lui, participe en effet de la contestation de toute instance répressive qu’elle soit d’ordre institutionnelle, psychologique ou culturelle. Elle est une violence émancipatrice qui permet à la fois libération politique et libération sexuelle. Or c’est justement cette superposition des plans politique et libidinal qui constitue le lieu de la problématisation fassbinderienne de la transgression, puisque les stratégies dramaturgiques employées par l’auteur allemand nous montrent que la fable révolutionnaire trouve son origine dans la pulsion de mort.
La transgression prend place dans une autre économie du pouvoir chez Pasolini : elle est, selon le paratexte ou les déclarations des protagonistes de ses pièces, ce qui permet de défaire le processus d’uniformisation à l’oeuvre dans la société de consommation. La scène théâtrale devient alors le lieu de l’exposition de l’anormalité, où advient le sacré irréductible dans l’univers profane de la marchandise. Or la dimension sacrée de l’acte transgressif est problématique, au sens où elle témoigne de son inactualité et de la menace de formalisme qui pèse sur lui : il ne doit pas alors être montré scéniquement, il doit plutôt rester une puissance, une virtualité pour ne pas entrer à son tour dans le circuit de la consommation.
EN:
This article intends to examine Rainer Werner Fassbinder's and Pier Paolo Pasolini's attempt of problematisation about the agency of transgression in performing arts, and the dramaturgic means the two playwrights use to that purpose. Even though Fassbinder's plays make transgression appear as an emancipatory violence against political as well psychological repressive authorities, their structure reveals that the revolutionary narration is intrinsically tied to the death drive. In others words, performing transgression means also performing destruction.
Transgression in Pasolini's political theatre takes part in resisting against the consumer society, since it defies contemporary standardization processes. Moreover, the sacred is explicitly involved in that action, because this one breaks up with the profane sphere of the society of affluence. Yet its scenic performance causes mainly a scandale which in fact only satisfies the audience's need to be offended. In this case, trangression is converted into theatrical formalism. That's why one must not perform trangression: in spite of its political strength it has to remain a pure virtuality.
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Le personnage théâtral contemporain : symptôme d’un nouvel « ordre » dramaturgique
Jean-Pierre Ryngaert
pp. 103–112
AbstractFR:
Dans la dramaturgie classique, le personnage était caractérisé, par sa cohérence et par sa fonction de carrefour dramaturgique par lequel transitait l’essentiel : l’information et l’avancée de l’action. On assiste aujourd’hui à ce que j’appelle la « perte des liens » : des liens entre la créature et son auteur, entre la créature et une identité marquée, entre l’ancien pôle du caractère et les paroles prononcées, entre les paroles prononcées et la situation, l’action ou l’information. On rencontre moins d’intentions, d’explications. Chez un certain nombre de personnages contemporains, il ne s’agit pas d’incohérence, ou de désordre, mais d’appartenance à un autre type de système, ou d’ordre, si l’on veut. En renonçant aux attributs et aux qualifications du personnage traditionnel, ces auteurs introduisent un certain « désordre » dramaturgique. Ils investissent autrement ou plus du tout les valeurs qui ont porté le projet de la modernité. En revanche, ils proposent de nouveaux dispositifs narratifs, d’autres systèmes d’organisation et de répartition de la parole, qui sollicitent des manières différentes d’être ensemble. Ils inventent leurs propres façons de se (de nous) représenter collectivement.
EN:
In classical dramaturgy character was defined by its coherence and its function of dramaturgic crossroads through which transited what was considered essential: development of action and information regarding it. We today witness what I call the "loss of links": links between the creature and its author, links between the creature and a marked identity, between the old pole of character and uttered words, between uttered words and situation, action, information. We today encounter less intentions, less explications. For a certain number of contemporary authors this is not incoherence or disorder but rather belonging to a different type of system or order, if one wishes to call it so. By renouncing all attributes and qualifications of traditional character these authors introduce a certain dramaturgical "disorder". They invest differently or not at all the values which have thus far carried the modern project. On the other hand they propose new narrative devices, other systems of organising and distributing speech which solicits different ways of being together. They invent their own ways to collectively represent them(our)selves.
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Entre convoitise et abjection : la représentation suspendue
Catherine Cyr
pp. 113–123
AbstractFR:
Soumise à l’impermanence des définitions, la notion de représentation a connu, en art, plusieurs bouleversements. Affranchie de l’impératif mimétique, désormais entendue plus largement comme « évocation », cette notion n’en continue pas moins, aujourd’hui, de se trouver bousculée, notamment lorsque certaines oeuvres performatives sont traversées par diverses trouées de réel, de présence, voire de surprésence. Émaillée de quelques exemples puisés dans la pratique immédiatement contemporaine (théâtre, performance), le présent article s’intéressera à une forme particulière d’ébranlement de la représentation, attribuable aux manipulations de la nourriture sur la scène. En effet, très fréquent dans la pratique actuelle, le jeu avec les aliments — répandus, piétines, triturés, apprêtés, mâchés, régurgités — n’est pas sans conséquence sur l’ordre représentationnel. De même, du côté du spectateur, la réception de l’oeuvre se trouve-t-elle souvent perturbée, « augmentée », par cette dimension du jeu. Ainsi, j’aborderai cette question de la réception du spectateur qui, confronté à ce qui semble excéder la représentation, se trouve soumis — souvent bien involontairement — au surgissement de la convoitise ou de l’abjection. Enfin, ce parcours se terminera par quelques réflexions sur ce qui advient de l’expérience esthétique au théâtre, ou devant une performance, lorsque l’oeuvre — ne serait-ce qu’un bref instant — ne paraît plus s’enraciner dans le système de la représentation, mais semble le déborder et l’engloutir tout à la fois.
EN:
The notion of representation has been the subject of numerous definitions and has known within the arts field itself a number of changes. Emancipated from the mimetic imperative and now widely thought of in terms of "evocation" the notion is nonetheless shaken today by performances which include various bursts of real, of presence or even overpresence. Peppered by examples taken from contemporary performances or theatre productions, this article will discuss a specific manner by which artists shake our common understanding of representation through the way they use food on stage. Frequently found in today's performances playing with food—scattered, trampled, pummelled, cooked, chewed, regurgitated—changes the habitual way see and perceive the notion of representation. Moreover reception of such work is disrupted or even augmented by this type of play with food. In this article, I will focus on what happens to the spectator's reception when he/she is confronted with something that seems to exceed the realm of representation and is sometimes involuntarily submitted to the sudden appearance of lust or abjection. This discussion will lead to investigating the particularities of the spectator's aesthetic experience when, as food is staged, manipulated or cooked, the frontiers between presence and representation seem, momentarily, blurred.
Documents
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L’excès autour de 1550 : crépuscule du mystère et aube de la tragédie
Samuel Junod
pp. 127–137
AbstractFR:
Cet article utilise la notion d’excès pour saisir les transformations qui se produisent au milieu du XVIe siècle dans le domaine théâtral. Distinct de l’abondance, l’excès est souvent représenté par les métaphores de l’hydre et de l’hydropique. Il se manifeste en particulier par les différentes formes d’hybridité qui caractérisent les mystères : participation du spectateur, improvisation, contaminations possibles à l’infini, juxtaposition du profane et du religieux. Elles expliquent la multiplication des interdits, des censures et des législations dans le domaine théâtral des années 1540-1550. Nous analyserons trois pièces appartenant à cette période d’expérimentation générique et dramaturgique : le Chant natal de Barthélémy Aneau (1539), Trop, Prou, Peu, Moins de Marguerite de Navarre (1544) et l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550). Ce qui semble évident dans la transition du monde du mystère à celui de la tragédie, c’est que, dans le premier, l’excès touche avant tout au spectacle même, alors que dans le second, c’est le spectacle qui interroge l’excès. La représentation du Mal vaincu par le Bien, dans une scénographie débridée, cède sa place à l’invention d’une forme maîtrisée, vouée à interroger les racines maléfiques de l’outrecuidant. En passant des excès des mystères au mystère de l’excès, la société française révèle avant tout le grand degré d’incertitude qui affecte les interrogations sur son destin.
EN:
Drawing from the notion of excess, this article outlines the transformations of French theater that occurred in the middle of the 16th century. Excess is often figured by the metaphors of the hydra or the dropsical monster. Hybridism is one of the most obvious forms of excess and a major characteristic of the mystery plays. The blurring between actors and spectators, written text and improvised performance, religious story and profane scenes are part of this hybridism. This explains why censorship, prohibition, and legislations are multiplying during the years 1540-1550 in the theatrical domain. This article analyses three plays published during this decade of generic and dramatic experimentation: Barthélémy Aneau's Chant natal (1539), Marguerite de Navarre's Trop, Prou, Peu, Moins (1544), and Théodore de Bèze's Abraham sacrifiant (1550). The transition from the era of the mystery plays to the era of the humanistic tragedy, sheds light on an essential difference: in the mystery play, the performance itself is excessive, while in the tragedy the performance represents and questions the nature of excess. By means of an unbridle scenography, the mystery play shows the Evil being defeated by the Good. Conversely, the tragedy invents a well mastered form to question the maleficent power of the presumptuous hero. The evolution going from the excesses of the mystery plays to the mysteries of excess reveals the great deal of uncertainty that permeates the French society after 1550.
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La mesure de l’excès : le cri dans la tragédie classique
Jeanne Bovet
pp. 139–150
AbstractFR:
Héritée du code de l’action oratoire et étroitement liée aux règles dramaturgiques de la vraisemblance et de la bienséance, l’exigence de convenance est au fondement de l’art de la déclamation dans la tragédie française de la seconde moitié du XVIIe siècle. Elle incite à s’interroger sur l’usage et les caractéristiques d’un excès vocal apparemment constitutif de la déclamation tragique : le cri. Celui-ci pose en effet plusieurs problèmes esthétiques et éthiques : inarticulé et violent, il renvoie à une animalité et à un emportement incompatibles avec la poétique de la tragédie classique. Pour la rendre convenable, la véhémence du cri est dès lors mesurée par des règles de hauteur, d’intensité et de variété qui opèrent tant sur le plan scénique que sur le plan scriptural, notamment par la gestion dramaturgique des figures pathétiques. Ainsi ramené à cette juste mesure, le cri tragique participe pleinement de l’esthétique distanciée d’une déclamation qui vise à plaire à l’auditeur autant qu’à le toucher.
EN:
Inherited from the code of oratory actio, closely linked as well to the dramaturgical rules of verisimilitude (vraisemblance) and decorum (bienséance), the criterion of suitability (convenance) forms the basis of the art of declamation in French tragedy in the second half of the 17th century. One can therefore question the use and features of a vocal excess apparently constituant to tragic declamation: the cry, as it poses several aesthetic and ethical problems. Being inarticulate and violent, the cry conveys animality and a lack of control that are considered incompatible with the poetics of classical tragedy. In order to make it suitable, the vehemence of the cry is thus measured by vocal rules of pitch, intensity, and variety, both on stage and in writing, notably through the pathos of rhetorical figures. Brought back to the right scale, the tragic cry fully partakes of the distancing aesthetics of declamation, as it seeks to please the audience as much as to move them.
Pratiques & travaux
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Désordre du drame bernsteinien : une écriture pragmatique
Johannes Landis
pp. 153–165
AbstractFR:
Le théâtre d’Henry Bernstein a difficilement trouvé sa place dans l’histoire du théâtre. Quelle contradiction interne a-t-elle empêché sa classification rigoureuse? D’une part, l’auteur reprend le modèle dramaturgique de la « pièce bien faite », qui se caractérise par une forme fermée, centralisée, fondée sur le conflit et relayée par le personnage. D’autre part, il fait subir à ce modèle plusieurs perturbations : suspension de l’action, hypertrophie de certaines parties du drame, romanisation. Le désordre provoqué par ces deux esthétiques antagonistes est lié, non à une visée subversive, mais au pragmatisme d’un auteur sensible aux évolutions artistiques du temps. Cet aspect se repère par ailleurs dans le choix de ses collaborateurs ou des genres dramatiques qu’il adopte, sélectionnés pour lui apporter la meilleure visibilité possible au sein du monde théâtral.
EN:
Henry Bernstein's theatre encountered difficulties to find its place within the history of theatre. Which inner contradiction prevented it from being rigorously classified? On the one hand, the author takes up the dramaturgical model of the "well-made play" that is characterized by a closed and concentrated form, based on conflict and relayed by the characters. On the other hand, this model goes through various perturbations: Bernstein suspends the action, some parts of the drama are hypertrophied and the drama is novelized. The use of these two conflicting aesthetic forms results in the disorganization of the play, which is linked not to Bernstein's subversive goal but to his pragmatism. A pragmatism which shows how much Bernstein was aware of the artistic evolutions of his time. This aspect is also evidenced by the choice of the people he used to work with as well as the dramatic genres he adopted, both chosen in order to give him the best visibility within the theatre world.
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La fin de l’âge des pères? La réception du théâtre de Dumas fils, de Brieux et de Bernstein dans les salles « françaises » de Montréal de 1900 à 1918
Hervé Guay
pp. 167–180
AbstractFR:
Au début du XXe siècle, le répertoire des salles « françaises » de Montréal est principalement composé de pièces qui glorifient l’image du bon père de famille. Oscar Wilde assimile d’ailleurs cette vision du monde à une sorte d’« âge des pères ». Ce paternalisme commence toutefois à être remis en question par un petit nombre d’auteurs. Ainsi, les drames d’Alexandre Dumas fils, d’Eugène Brieux et d’Henri Bernstein sont fréquemment représentés dans la métropole de 1900 à 1918. Ces « semeurs de désordre » en viennent à modifier l’horizon d’attente du public montréalais grâce à des oeuvres dramatiques controversées qui divisent la critique francophone naissante. Sont alors débattus dans les journaux des problèmes sociaux habituellement bannis de la discussion publique. L’analyse de la réception du théâtre de ces trois auteurs montre qu’avant la Première Guerre mondiale, la montée du mélodrame social fait reculer les limites du socialement représentable, contribue à lézarder le conservatisme d’une fraction de l’élite canadienne-française et ouvre la voie à un nouveau réalisme.
EN:
At the beginning of the 20th century the repertoire of "French" theatres in Montreal comprises mostly plays that glorify the image of the devoted father. In fact, Oscar Wilde assimilates such world vision to a kind of "age of the fathers". This paternalism however begins to be questioned by a small number of authors. Thus the dramas of Dumas fils, Brieux and Bernstein are frequendy presented between 1900 and 1918. In time, these "sowers of disorder" modify the horizon of expectations of Montreal audiences with controversial works that divide the nascent francophone theatre critic establishment. Social problems usually left out of public discourse are thus debated in newspapers. The reception study of these three authors show that before the First World War the rise of social melodrama pushes back the limits of what is socially presentable, contributes to erode the conservatism of a fraction of the French Canadian elite and paves the way for a new kind of realism.
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Violences sur la scène contemporaine : nécessité ou gratuité?
Eleni Papalexiou
pp. 181–188
AbstractFR:
Sur la scène contemporaine, la monstration de la violence rencontre la perplexité grandissante d’un public qui n’accepte pas facilement les pratiques théâtrales dont il pense qu’elles l’agressent inutilement et auxquelles il ne trouve, par conséquent, pas de justification. Toutefois, les avis sont divisés et ceux qui croient que le théâtre peut avoir une action sociale concrète ne s’insurgent pas contre la violence qui leur est faite. Au contraire, ils en défendent l’intérêt artistique, la justesse, voire l’absolue nécessité. Ainsi reconsidérée, la violence détient, selon eux, une force mobilisatrice qui n’est peut-être pas à bouder. Générant une tension dans le public, elle est susceptible d’éveiller l’indignation et de susciter la réflexion.
La violence a-t-elle ou non la capacité de responsabiliser le public, de muer le spectateur en acteur? Ou bien le public n’est-il pas plutôt forcé à un certain voyeurisme? Son goût du sensationnalisme n’est-il pas ici davantage flatté que critiqué? La création artistique actuelle est traversée par des courants d’une grande radicalité, et c’est au sujet de quelques-uns de ses avatars les plus représentatifs (notamment Jan Fabre et Rodrigo García) que nous proposons de nous interroger.
EN:
The display of violence on contemporary stages meets a growing perplexity from a public that does not easily accept theatrical practices which he thinks uselessly aggress him and for which he does not find any justification. Opinions are divided however and those who believe theatre can have a concrete social impact don't rebel against such violence directed towards them but rather defend its artistic interest, its accuracy or even its absolute necessity. Thus reconsidered, violence holds—according to them—a mobilising force which is perhaps not to be shun. Generating a tension amongst audiences it is susceptible to awake indignation and to arouse reflection. Does violence have the capability or not to raise awareness, to turn spectators into actors? Or is the public on the contrary forced into a king of voyeurism? Is his taste for sensationalism more flattered than criticised? Contemporary artistic creation is crossed by radical trends and it is around some of their best known avatars—Jan Fabre and Rodrigo García amongst others—that we will discuss these questions.
Notes de lecture
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PENOT-LACASSAGNE, Olivier, Vies et morts d’Antonin Artaud, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2007, 238 p., ill.
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PARÉ, François, et Stéphanie NUTTING (dir.), Jean Marc Dalpé : ouvrier d’un dire, Sudbury, Prise de parole, 2006, 342 p.
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BROOK, Peter, Climat de confiance : entretiens menés par Pierre MacDuff, Québec, L’instant même, 2007, 83 p.
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FORSYTH, Louise H. (dir.), Anthology of Québec Women’s Plays in English Translation, t. I, 1966-1986, Toronto, Playwrights Canada Press, 2006, 570 p.; t. II, 1987-2003, 2008, 570 p. / EVAIN, Aurore, Perry GETHNER, Henriette GOLDWYN (dir.), Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, t. I, XVIe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, 562 p.