Volume 48, Number 2, 2012 Saint-Denys Garneau. Accompagnements Guest-edited by Michel Biron and François Dumont
Table of contents (10 articles)
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Présentation. Saint-Denys Garneau. Accompagnements
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Poésie et vérité
Robert Melançon
pp. 9–16
AbstractFR:
L’oeuvre de Saint-Denys Garneau consiste essentiellement en soixante-dix ou quatre-vingts poèmes qu’il a écrits de 1934 à 1938, alors qu’il avait entre vingt-deux et vingt-six ans. Peu de temps après la publication de Regards et jeux dans l’espace, en 1937, il a cessé d’écrire et renié son oeuvre parce qu’il a cru qu’elle ne satisfaisait pas à une exigence de vérité qui définissait à ses yeux la poésie. On cherche ici à préciser, à partir de l’examen des variantes de Regards et jeux dans l’espace et des pages du Journal dans lesquelles il juge ses poèmes, quelle est cette vérité et quelle relation le poète entretient avec ce qu’il écrit.
EN:
Saint-Denys Garneau’s oeuvre is mainly composed of seventy or eighty poems written between 1934 and 1938, when he was 22 to 26 years old. In 1937, he published Regards et jeux dans l’espace. Soon after, he gave up writing and dismissed his own work as having failed to fulfill what he considered to be poetry’s defining criterion: truth. Examining the different versions of Regards et jeux dans l’espace and entries from his Journal, in which he judges his own poems, this article tries to discern the essence of this truth as perceived and sought by the poet.
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« Le duo des voix équivoques ». Qui parle chez Garneau ?
Antoine Boisclair
pp. 17–28
AbstractFR:
Il n’est plus à prouver que la génération de La Relève fut la première, au Canada français, à interroger l’identité du sujet en dehors de paramètres strictement religieux ou nationalistes. Afin de montrer comment la poésie et les textes en prose de Saint-Denys Garneau font écho à ce questionnement, la plupart des lecteurs ont souligné à juste titre l’influence exercée chez lui par le personnalisme et l’existentialisme chrétiens. Sans chercher à réfuter cette lecture, nous pouvons élargir à d’autres horizons le contexte artistique et intellectuel dans lequel Garneau élabore ses théories du sujet. À partir d’une lecture de poème (« Tous et chacun »), nous proposons ici d’établir des parallèles entre le sujet garnélien, qui tend à s’effacer au profit d’une « voix » incertaine, et les conceptions de l’instance créatrice que l’on retrouve chez des auteurs plus ou moins contemporains de Garneau. Nous constatons notamment qu’une des fonctions principales que Garneau assigne au sujet poétique (« établir un ordre intelligible entre les choses » de manière à révéler des « harmonies ») s’inscrit dans une tradition moderne à laquelle se rattachent notamment Claudel et Reverdy. Dans une perspective plus large, nous pouvons croire que Garneau, à l’instar de Valéry, a tenté d’ouvrir le sujet à l’extériorité sensible sans pour autant abolir le Je. Il appartient à la « fin de l’intériorité », selon la formule employée par Laurent Jenny, mais aussi à toute une série d’écrivains ayant privilégié la « conscience » — celle de soi et celle des autres — au détriment de l’« imagination » telle qu’elle fut conçue par les surréalistes. Le sujet garnélien, cette « voix équivoque » qui se mêle au paysage, trouve ainsi son équilibre « entre deux mondes », entre intériorité et extériorité, mais aussi entre la conscience et l’effacement.
EN:
It is now widely accepted that the generation of La Relève was the first, in French Canada, to raise questions about the identity of the individual outside of strictly religious and nationalist parameters. To show how Garneau’s poetry and prose echo this questioning, most readers have rightly stressed the influence of Christian personalism and existentialism on his vision. While not rejecting such an interpretation, it is possible to broaden the intellectual and artistic context in which Garneau elaborated his theories of the individual. Based on the reading of one poem (“Tous et chacun”), this article draws parallels between Garneau’s idea of the person, that often fades into an obscure “voice,” and the various ways writers of roughly the same period perceive the creative individual. I note that one of the main functions that Garneau assigns to the poetic subject (“établir un ordre intelligible entre les choses” in order to reveal “harmonies”) belongs to a modern tradition that includes, among others, Claudel and Reverdy. On a broader scale, I believe that Garneau, like Valery, attempted to open up the self to the physical world without abolishing the poetic “I.” While he participates in the “fin de l’intériorité” (Laurent Jenny), he also joins writers who championed “consciousness”—that of the self as well as that of others—over “imagination,” as defined by the surrealists. Garneau’s conception of the subject, a “voix équivoque” that merges with the scenery, finds its equilibrium “entre deux mondes,” between interiority and exteriority, and between consciousness and disappearance.
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Saint-Denys Garneau : le jeu de l’ironie
Thomas Mainguy
pp. 29–50
AbstractFR:
Suivant l’image de la révolution copernicienne, le présent article traite de l’ironie dans les poèmes garnéliens. Il s’agira d’abord d’évaluer le « rêve poétique » de Garneau pour comprendre l’impact de cette révolution. Selon l’allégorie formulée dans « Le jeu », la poésie constitue un espace de liberté où l’imagination ordonne et invente le monde à sa guise. On sent poindre le sentiment d’une grâce qu’on retrouvera aussi dans les « Esquisses en plein air ». On ne peut toutefois pas s’en tenir à cette seule lecture. Le principe même de l’allégorie met ici en lumière la proximité foncière de l’ironie et de la poésie, chacune faisant place à une « parole oblique », pour reprendre l’expression de Philippe Hamon. Inscrite, pourrait-on dire, dans le code génétique de la poésie garnélienne, l’ironie est à la source de la révolution copernicienne que la deuxième partie de l’article analysera. En effet, le poème « Autrefois » relate une rupture sur le plan de la conscience poétique ; rupture illustrée notamment par l’usage discordant d’un vocabulaire scientifique. L’ironie intervient ainsi à la faveur d’un retournement critique qui dissipe les illusions provoquées par les premiers enthousiasmes poétiques, dont celle de la centralité du sujet dans le monde. Destinée à devenir un exercice de subtilité, la poésie en mode ironique refuse les excès du lyrisme, qu’ils soient euphoriques ou désespérés, mais cherche l’« équilibre impondérable » qui rallie les contraires : la gravité, le rire ; l’identité, l’altérité ; la poésie, la prose ; l’intelligible, le sensible ; l’apprentissage, le désapprentissage.
EN:
This article deals with irony in Saint-Denys Garneau’s poems. The allegory found in “Le jeu” suggests that poetry is a place of freedom where imagination has free rein to wilfully structure and invent the world at its whim. A certain feeling of grace, that will also appear in “Esquisses en plein air,” emerges from the poem. This reading is, however, far too limited. The very principle of allegory stresses that irony and poetry are fundamentally similar: both yield to a “parole oblique” (Philippe Hamon). Irony, a natural trait of Garneau’s poetry, is at the heart of the Copernican revolution that the second part of the article analyzes. In the poem “Autrefois,” Garneau’s poetic consciousness reaches a breaking point, exemplified in the jarring use of a scientific lexicon. Irony thus participates in a critical reversal that debunks the illusions of the young writer’s poetic enthusiasm, including the subject’s centrality in the world. Inevitably subtle, ironic poetry refuses lyrical excess, be it ecstatic or desperate in tone, and seeks the “équilibre impondérable” that unites opposites: seriousness and laughter; identity and otherness; poetry and prose; the intelligible and the sensitive realm; learning and unlearning.
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Pratiques du cahier chez Saint-Denys Garneau
François Dumont
pp. 51–63
AbstractFR:
De 1929 à 1939 (et peut-être au-delà), Hector de Saint-Denys Garneau a tenu ce qu’il appelait son « journal ». Le présent article aborde le parcours de Garneau en tentant de caractériser les formes qu’il a expérimentées dans les cahiers qui nous sont parvenus, de l’examen de conscience à la fiction, en passant par la lettre, les méditations sur l’art et le poème. Sont ensuite considérés les rapports qui s’établissent entre ces diverses formes. Il ressort de cet examen que Garneau a progressivement mis en relation le discours réflexif avec les ouvertures qu’offraient la poésie et la fiction : une dynamique se développe entre le bilan et l’esquisse, pour aboutir à une forme d’écriture qui intègre divers aspects du journal, notamment dans « Le mauvais pauvre va parmi vous avec son regard en dessous ». Cette pratique du journal, associant la délibération et l’expérimentation, est atypique dans la littérature québécoise, mais en plaçant les écrits de Garneau dans le contexte de la littérature française, plusieurs parentés apparaissent avec les oeuvres de Michel de Montaigne, de Joseph Joubert, de Paul Valéry et de Philippe Jaccottet, notamment. Ces oeuvres illustrent des dimensions de l’écriture du cahier qui transforment les visées habituelles du journal intime. De ce point de vue, les cahiers de Garneau s’inscrivent dans le « grand contexte » d’une forme erratique et heuristique qui est sans doute plus proche de l’essai tel que l’entendait Montaigne que de ce que le mot « essai » a fini par désigner aujourd’hui.
EN:
From 1920 to 1939 (and perhaps beyond these years), Hector de Saint-Denys Garneau wrote what he called his “Journal.” This article deals with Garneau’s poetic evolution by attempting to characterize the forms with which he experimented in the surviving notebooks: critical introspection, fiction, letters, as well as reflections on art and poetry. I then examine the interactions between these forms. The analysis shows that Garneau progressively aligns reflexive discourse and the possibilities of fiction and poetry: this dynamic relationship between critical reports and sketches results in a form of writing that incorporates various aspects of the journal, as in “Le mauvais pauvre va parmi vous avec son regard en dessous.” If Garneau’s practice of the journal form, which couples reflection with experimentation, is unusual in Québécois literature, it shows similarities with the works of writers like Michel de Montaigne, Joseph Joubert, Paul Valéry, and Philippe Jaccottet in the context of French literature. All these writers explore aspects of notebook writing that alter the traditional aims of the journal. From this perspective, Garneau’s notebooks take their place in the “broad context” of an erratic and heuristic form that is certainly more akin to what Montaigne called “essai” than to what this word designates today.
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L’impudeur épistolaire : sur quelques lettres inédites de Saint-Denys Garneau
Michel Biron
pp. 65–91
AbstractFR:
Contrairement à ce qu’on lit dans l’avertissement des Lettres à ses amis de Saint-Denys Garneau paru en 1967, les amis éditeurs n’ont pas publié l’ensemble des lettres de Garneau qu’ils avaient en leur possession. Le fonds Claude-Hurtubise (Bibliothèque et Archives du Canada) contient en effet un ensemble de 33 lettres inédites de Garneau à Claude Hurtubise. Ce sont ces lettres qui font l’objet du présent article. On y découvre un Saint-Denys Garneau en apparence plus impudique qu’ailleurs, souvent blagueur, volontiers scatologique et indécent, toujours en quête de lui-même, et comme indifférent à son destinataire. Au-delà des facéties qui rappellent une certaine littérature célibataire, l’analyse montre toutefois que, même dans les lettres les plus crues, l’impudeur de ces écrits intimes ne se distingue pas fondamentalement du ton impersonnel qui marque toute l’oeuvre de Garneau.
EN:
Contrary to what the Foreword to Lettres à ses amis asserts, Saint-Denys Garneau’s editors and friends did not publish all the poet’s letters in their possession. The Claude-Hurtubise collection (Library and Archives Canada) contains 33 unpublished letters written by Garneau to Claude Hurtubise. In these letters, which form the central theme of this article, Saint-Denys Garneau appears less modest than in the rest of his correspondence: his tone is often jocular, deliberately rough and scatological. The poet is searching for himself with seemingly little heed for his addressee. Nevertheless, these intimate texts make sense beyond their comical aspect, which recalls the narcissism of “littérature célibataire.” This analysis shows that the immodest nature of the letters, even the crudest ones, is not fundamentally different from the impersonal tone that characterizes Garneau’s entire work.
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Ce tremblement sous la ligne : poétique de l’intériorité et malaise identitaire chez Hector de Saint-Denys Garneau et Paul-Émile Borduas
Gilles Lapointe
pp. 93–109
AbstractFR:
Qu’ont en commun l’art spiritualiste de Hector de Saint-Denys Garneau et le monisme de Paul-Émile Borduas ? Premier poète québécois à faire de la peinture un objet de réflexion esthétique, Saint-Denys Garneau tient pourtant en suspicion la modernité artistique, refusant « l’injure à l’art » que représentent pour lui le cubisme et l’art abstrait. Si l’ekphrasis, chez Saint-Denys Garneau, s’éloigne du « pittoresque » pour s’approcher du « pictural », l’idéalisation du sujet et l’objectivation de la vision qu’il cultive diffèrent cependant fortement de la conception du tableau de Borduas. Aux notions d’ordre, de centre, d’harmonie, d’unité, de transparence et d’élévation autour desquelles le poète et artiste ordonne encore le visible, Borduas oppose celles d’automatisme psychique, d’écriture automatique, de liberté du geste, de « désir-passion », de « grâce surrationnelle », appelant une exploration du chaos du monde intérieur et une plongée dans l’inconscient menant inéluctablement à un contact brutal avec la matière sensible. Prenant acte de l’apparition de Garneau et Borduas au même moment sur la scène publique montréalaise, vers 1937-1938, et cherchant à mesurer le pouvoir de séduction particulier qu’exercent sur eux durant ces années décisives la pensée et l’oeuvre de John Lyman, l’auteur interroge la conception antagoniste que chacun se forge du dessin et de la couleur et examine certains des enjeux essentiels, après la publication du Journal de Saint-Denys Garneau, qui déterminent la posture double et ambiguë de Borduas à l’endroit de l’héritage de l’écrivain.
EN:
What do Hector de Saint-Denys Garneau’s spiritual art and Paul-Émile Borduas’ monism have in common? Although he is the first Québécois poet to turn painting into an object of aesthetic study, Saint-Denys Garneau views artistic modernity with suspicion, rejecting cubism and abstraction as insults to art. If ekphrasis, in Garneau’s work, retreats from the “picturesque” and moves closer to the “pictorial,” his idealized perception of the subject and his objective vision differ from Borduas’ conception of painting. While order, focus, harmony, unity, transparency, and elevation stand at the heart of the poet and artist’s ordering of reality, Borduas relies on different notions—psychic automatism, automatic writing, gestural freedom, “désir-passion,” and “grâce surrationnelle”—in order to explore the chaos of the inner world. What results from such a plunge into the unconscious is a brutal encounter with the material world. This article acknowledges that Garneau and Borduas were public figures in Montreal during the same period (circa 1937-38) and seeks to gauge the impact of John Lyman’s work on them during these decisive years. It examines the artists’ antagonistic conceptions of drawing and colouring, as well as the salient aspects of Borduas’ ambiguous stance on Garneau’s legacy, following the publication of the poet’s Journal.
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De la difficulté de traduire Saint-Denys Garneau en anglais
Edward D. Blodgett
pp. 111–119
AbstractFR:
Bien que les poèmes de Saint-Denys Garneau aient attiré l’attention d’un bon nombre de traducteurs et de traductrices anglophones, les deux qui ont le mieux réussi sont F. R. Scott et John Glassco, deux poètes associés au groupe de McGill, lequel était actif à l’époque de Saint-Denys Garneau. Leur rapport avec le poète québécois sera abordé en deux volets. Dans un premier temps, je décris les contextes historiques reliés à l’émergence de la poésie de Saint-Denys Garneau. S’il a fallu plusieurs années pour que sa poésie soit dûment reconnue par les lecteurs francophones, son accueil par le milieu littéraire anglophone fut encore plus lent, et il est même frappant que ce dernier n’ait jamais accordé au poète le statut qui lui revient. En dépit du fait qu’une traduction complète de ses poésies par John Glassco soit disponible, son absence dans le monde littéraire anglophone serait due à la fois à ses traductions et à l’incapacité des lecteurs anglophones à comprendre sa poésie. Il y aurait une différence d’imaginaire entre les lecteurs canadiens et québécois. Pour éclaircir cette différence, je me sers, dans le second volet de la réflexion, de la distinction qu’établit Pascal entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, dont le premier caractériserait le lecteur canadien et le second, le lecteur québécois. Même si, en somme, Saint-Denys Garneau avait la bonne fortune de trouver une traduction vraiment réussie, ce qu’il n’a pas pour le moment, une telle traduction ne trouverait que peu de lecteurs.
EN:
While many anglophone translators have shown interest in Saint-Denys Garneau’s poems over the years, the most successful were F. R. Scott and John Glassco, two members of the McGill group, a dynamic cluster of poets at the time when Garneau was writing. This article considers, from two different perspectives, the translators’ conceptions of the Québécois poet. First, it describes the historical contexts related to Saint-Denys Garneau’s emerging poetry. Although it took several years for his poetry to be duly recognized by francophone readers, his reception in the English-speaking literary milieu was even slower. In fact, the latter has never given the poet the status he deserves. Despite the fact that John Glassco’s complete translation of Garneau’s poems is available, his absence in the anglophone literary world may be due to the translations of his work as well as anglophone readers’ inability to understand his poetry. Such an assumption posits a difference between the imaginary realm of the Canadian reader versus that of the Québécois reader. To clarify this difference, I appeal, in the second part of this article, to Pascal’s distinction between the spirit of geometry and the spirit of finesse to characterize, respectively, the Canadian and the Québécois reader. But ultimately, even if a successful translation of Garneau’s work were to be published, which is not yet the case, it would reach only a small readership.
Exercices de lecture
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Onuphrius de Théophile Gautier : portrait de l’artiste en jeune homme goguenard
Pascale McGarry
pp. 123–146
AbstractFR:
Onuphrius est l’un des « romans goguenards » qui permettent à Gautier de trouver sa propre voix en se démarquant des artistes dont il est l’admirateur ; cette mise à distance qui passe par l’ironie et le pastiche se joue de certaines conventions du récit fantastique (le rapport au temps, le diable, la folie, le miroir). Cet exercice de style et ce manifeste esthétique constituent une étape déterminante dans l’oeuvre de Gautier : la conclusion d’Onuphrius devient l’ouverture de Spirite, la magie noire s’est convertie en magie blanche.
EN:
Onuphrius is among the ironic novels Gautier wrote to find his own voice, distancing himself from the artists he admired through pastiche; it is a playful exercise showing off the conventions of fantasy (time, the devil, madness, mirrors) and an aesthetic statement which is an essential stepping stone in Gautier’s oeuvre: the last page of Onuphrius is also the first page of Spirite when black magic turns into white magic.
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Soi disant sujet, ou « La fiction suit son cours » : autour de Double Oubli de l’Orang-Outang d’Hélène Cixous
Ginette Michaud
pp. 147–163
AbstractFR:
Dans Double Oubli de l’Orang-Outang (Galilée, 2010), Hélène Cixous raconte ses « retrouvailles » avec le manuscrit de son premier livre, Prénom de Dieu, paru en 1967. Dans une sorte de Bildungsroman en abyme où l’archive de l’oeuvre se trouve en quelque sorte réincorporée dans la fiction littéraire, la narratrice de ce récit réfléchit sur la figure de l’auteur qu’elle « fut » : « Quand ai-je commencé à être moi-même mon auteur ? Ai-je écrit les nouvelles du Prénom de Dieu en tant que pleinement responsable de mes actes ? Étais-je plongée dans un état d’hypnose ? […] Suis-je une fiction ? », se demande-t-elle en se confrontant non sans inquiétude à cette question qui lui « cause des dommages irréparables ». Reprenant la question de Foucault au sujet de la fonction auteur, ce texte interroge à son tour ce qu’il en est de la question du « soi disant sujet » lorsque, en déconstruction et en psychanalyse, celui-ci, oscillant entre qui et quoi, est non seulement dédoublé mais irréductiblement divisé entre ses semblants, vrais et faux, pseudonymes et autres spectres, dissociation qui ébranle toutes les assises (forme, substance, ipséité, causalité, chronologie) donnant consistance à l’identité. Plusieurs aspects – notamment ceux de la mémoire, du nom, du faux, de la « réalité », fictive et pourtant vraie – sont également au foyer des questions pensées par ce récit d’Hélène Cixous.
EN:
In Double Oubli de l’Orang-Outang [Double Oblivion of the Orang-Outang], Hélène Cixous tells the story of how she “reunited” with the manuscript of her first book, Prénom de Dieu [God’s First Name] (1967). Calling to mind a “mise en abyme” of the Bildungsroman in which the work’s archive winds up being reincorporated into literary fiction, the narrator reflects upon the figure of the author she once “was”: “When did I start turning into my own author? Was I wholly responsible for my actions when I wrote the short stories that make up Prénom de Dieu? Was I under hypnosis? […] Am I a fiction?” she asks, not without uneasiness, as she faces this question that “causes [her] irreparable damage.” This paper takes up Foucault’s question regarding the “author function” in order to examine in its turn what happens to the “so-called subject” [soi disant sujet] when—in deconstruction as in psychoanalysis—it oscillates between who and what, being not only divided in two, but irreducibly split between its semblances, true and false, pseudonyms and other specters. Such dissociation undermines the bedrock (form, substance, selfhood, causality, chronology) that ensures identity’s seeming self-sameness. Several aspects—including memory, names, falsehood and “reality” (fictitious yet true)—are also at the heart of the questions raised by Hélène Cixous’s narrative.