Volume 49, Number 3, 2013 La physiognomonie au xixe siècle : transpositions esthétiques et médiatiques Guest-edited by Valérie Stiénon and Érika Wicky
Table of contents (10 articles)
Présentation
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Physiognomonie de l’Autre : des caricatures de la nature à la ségrégation sociale
Martial Guédron
pp. 15–31
AbstractFR:
À la fin du xviiie et au début du xixe siècle, bien que discréditée par de nombreux scientifiques et par de nombreux philosophes, la physiognomonie a eu un remarquable impact sur les nouvelles sciences que constituaient alors l’anthropologie, la psychiatrie et la criminologie. Cette influence des théories physiognomoniques est manifeste dans la manière dont les descriptions du visage privilégièrent des protocoles servant à classer les types raciaux, les malades mentaux, les déviants et les criminels. Dans le même temps, la physiognomonie a favorisé, à travers l’interaction entre les images et les discours, une fusion, ou une confusion, entre les critères scientifiques et les critères esthétiques. À une date où le profil grec représentait la plus parfaite incarnation de l’humanité, on peut imaginer que l’hypothèse suivant laquelle la beauté physique était un indice de valeur morale ou de santé mentale a pu avoir des conséquences notables dans la discrimination de certains groupes humains. En fait, l’interférence de préjugés esthétiques sur les savants de l’époque les a conduits à percevoir certains représentants de l’espèce humaine comme des caricatures, c’est-à-dire comme des contre-modèles de la beauté idéale. Par la suite, les préjugés esthétiques ont continué d’interférer largement dans les théories raciales. Or le fait est que cette confusion n’a pas seulement influencé les diverses théories sur la hiérarchie des races, mais aussi celles concernant les différentes classes sociales. C’est pourquoi cet article partira de l’hypothèse de Michel Foucault suivant qui les métaphores de la lutte des races furent souvent transposées dans celles de la lutte des classes.
EN:
At the end of the 18th and beginning of the 19th centuries, physiognomy had an astonishing impact on the new sciences such as anthropology, psychiatry and criminology despite being disparaged by many scientists and philosophers. One of the principal manifestations of the influence of physiognomy was that facial descriptions foregrounded the way races, mental affections, deviant behaviours and criminals were classified. Because of its inherent interaction between image and discourse, physiognomy allowed for a fusion, or rather confusion, between scientific and aesthetic judgment. Since the classical Greek profile was considered the ideal, discrimination frequently hinged on equating moral and mental qualities with physical attributes. Aesthetic prejudice impinged so strongly on scientific views that certain human types came to be perceived as caricatures, i.e., as counter-models to ideal beauty. The intrusion of aesthetic prejudices into scientific pursuits became common, percolating into the theories and speculations on racial plurality. This blurring of boundaries significantly affected some theories on racial hierarchy and even entered the discourse on social classes. The present essay takes a Foucauldian approach as a starting point but aims to widen the scope of the French philosopher’s view that a metaphorical discourse on racial discrimination gradually shifted from race to class struggle.
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Portraits de l’ennemi : le Prussien, la prostituée et le cochon : Boule de suif et Saint-Antoine de Guy de Maupassant
Véronique Cnockaert
pp. 33–46
AbstractFR:
Durant la guerre franco-prussienne de 1870, un usage politique et idéologique fut fait de certaines théories physiologistes, notamment, on s’en doute, celles qui définissaient l’ennemi. Les différents discours contre ces derniers qui feront rage jusqu’à la Première Guerre mondiale s’échafaudent à partir d’élaborations scientifiques douteuses, qui relèvent également d’un imaginaire historique et d’une rhétorique qui s’appuie sur une forme de sacralisation de la guerre. Notre propos voudrait montrer que dans les nouvelles Boule de suif et Saint-Antoine, Maupassant révèle l’instrumentalisation qui est faite de ces discours modélisants. Souvent avec ironie, l’écrivain démontre que l’imaginaire social se fonde moins sur un savoir objectif et empirique que sur la conviction subjective d’une différence anthropologique et morale entre les individus, qui puise son énergie dans l’angoisse, la peur et une volonté de puissance d’un individu sur un autre. Dans les textes qui nous occupent, la « mise en ennemi » s’ajuste bel et bien, au-delà du fait historique, sur une intrication de données naturelles (biologiques, physiologiques) et culturelles (moeurs, habitudes) qui caractérisent l’ennemi comme l’« Autre à tuer ». L’ironie se cache dans l’utilisation que fait Maupassant du modèle anthropologique : en mettant en scène des identités hybrides où se mêlent qualités et défauts des dominés et des dominants, le romancier va en effet quitter l’échiquier ethnique et dépasser la question des identités nationales pour s’attaquer non pas aux Allemands ou aux Français en particulier, mais à la nature humaine en général et à sa propension à la barbarie.
EN:
During the Franco-Prussian War of 1870, certain physiological theories were used for political and ideological purpose, notably to define the enemy. But numerous counter-arguments persisted up to the First World War, vigorously challenging the dubious scientific statements that referenced an historical imaginary and rhetoric which essentially glorified war. We here propose that in the short stories Boule de Suif and Saint-Antoine, Maupassant discloses the perverse use of these discourses. Indeed, the author demonstrates, often with irony, that the social imaginary is mostly founded not on objective and empirical reason, but rather on the subjective persuasion of a moral and anthropological distinction amongst individuals which is established through anxiety, fear and the resolve of power by one being over another. In these works, the “mise en ennemi”, depends, beyond historical fact, on an embedding of natural (biological and physiological) and cultural (moral and customary) evidences that thus define the enemy as “l’Autre à tuer”. The irony is concealed within the use that Maupassant makes of the anthropological model. In enacting hybrid identities that contain the qualities and defects of both the dominant and the dominated, the author departs from the ethnic rationalization of an exclusively French or German experience and transcends the notion of nationality to instead address human nature as a whole and mankind’s innate propensity to barbarity.
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Un Panthéon morbide : la naissance du Musée de la Société phrénologique de Paris
Thierry Laugée
pp. 47–61
AbstractFR:
Lors de la fondation de la Société de phrénologie, le renforcement des collections de têtes fut l’une des décisions principales de ses membres. Pour ce faire, il y eut une participation volontaire de nombreuses célébrités de tous domaines et de toutes disciplines. Une commission fut chargée de réaliser des copies de tous les plâtres importants présents dans les collections de province et à l’étranger, de visiter les bagnes pour faire mouler des têtes, ou d’obtenir des individus célèbres leur empreinte. Les collections s’enrichirent alors rapidement, on échangea, on surmoula les têtes dans les sociétés étrangères afin de posséder l’empreinte de types humains divers et de gloires internationales. Une fois ces reliques rassemblées en très grande quantité, il importait de les diffuser. Pour ce faire, la Société phrénologique de Paris prit modèle sur les beaux-arts et inaugura le 14 janvier 1836, rue de Seine-Saint-Germain, le Musée de la Société phrénologique de Paris, dont les collections sont aujourd’hui conservées au Musée de l’Homme de Paris. Le souhait premier en ouvrant ce Musée au public était l’enseignement et la diffusion gratuite du système gallien à tous ceux qui en ressentaient l’envie. Les étagères offraient alors un magnifique panorama des gloires parisiennes dans des domaines aussi divers que le théâtre, les sciences, les beaux-arts, la musique ou la politique. Par cette collection, ce Musée sans oeuvre d’art allait s’avérer populaire. Ces chasseurs de têtes furent fréquemment condamnés par la presse artistique, la tête phrénologique étant considérée comme une sculpture sans vie, une atteinte portée à la dignité des modèles et à l’art du portrait. Ainsi, par la réception critique de ce musée dans la presse artistique, il s’agira d’évaluer les craintes suscitées par l’émergence de ce panthéon morbide.
EN:
At the time of its founding, the members of the French Société de phrénologie (Phrenology Society) decided as prime objective to enlarge their collection of heads. Famous people from many fields and disciplines participated and a commission was appointed to make copies of all major casts available in local and foreign collections, to visit prisons for the purpose of molding heads, and to obtain the “headprints” of famous individuals. The collections grew rapidly, exchanges were made, heads of various human types were molded, and it then became important to publicize them. Thus the Phrenology Society of Paris followed the fine arts example and on January 14, 1836, at rue de Seine-Saint-Germain, inaugurated the Museum of the Phrenological Society of Paris, whose collections are now kept at the Musée de l’Homme in Paris. The purpose of this first public museum was to teach and freely disseminate the Gallien system to interested parties. The displays offered fabulous examples of Parisien celebrities in a wide range of fields including theatre, science, fine arts, music and politics. This non-art collection would ultimately prove very popular despite the bad press heaped on these “headhunters” by the art press which viewed the phrenological head as a lifeless sculpture, an imposition on the dignity of models and portraiture. But the museum’s critical reception by the art press only served to spur interest in this morbid pantheon.
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Entre la physiognomonie et les Physiologies : le Calicot, figure du panorama parisien sous la Restauration
Peggy Davis
pp. 63–85
AbstractFR:
Le sobriquet de Calicot désigne le jeune commis marchand prétentieux sous la Restauration, dont l’archétype apparaît en 1817 au théâtre comique et est aussitôt relayé par des estampes satiriques et autres imprimés éphémères. La représentation du Calicot comme type social parisien, dans la culture visuelle et imprimée, traduit l’intérêt de l’époque pour l’observation des rôles sociaux dans une modernité urbaine en mutation. Cette étude propose d’envisager l’imagerie du Calicot comme un jalon dans une tradition d’observation sociale, héritée de la physiognomonie, qui préfigure la vaste opération de taxonomie de la société française des Physiologies. En outre, l’examen d’une sélection d’estampes satiriques sur les calicots permet de saisir le rôle de cette figure dans la formation des identités masculines de la société parisienne de la Restauration.
EN:
The nickname Calicot refers to the young pretentious commercial clerk during the Restoration, whose prototype appeared on the comic stage in 1817 and was promptly relayed by satirical prints and other printed ephemera. The representation of the Calicot as a Parisian social type, in both visual and print culture, conveys the interest of the time in observing the social roles within the modern urban world going through change. This paper examines the Calicot imagery as a milestone within the tradition of social observation, inherited from the late-18th century physiognomy, foreseeing the Physiologies, a vast operation of social taxonomy in the mid-19th century. Moreover, the examination of selected satirical prints on Calicot provide insight into the role played by this figure in the making of male identities in Parisian society during the Restoration.
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« Le Horla » et l’imaginaire du portrait composite
Andrea Schincariol
pp. 87–102
AbstractFR:
L’invention de la photographie a changé de manière radicale la façon d’étudier la physionomie humaine. En se substituant aux moyens de représentation traditionnels, la chambre noire introduit, dès la seconde moitié du xixe siècle, un nouveau protocole d’analyse physiognomonique fondé sur la croyance en l’infaillibilité de la plaque photosensible. Cette croyance est le fondement même de ce que Charles Grivel nomme le « lavatérisme généralisé » de l’époque. De Duchenne de Boulogne à Alphonse Bertillon, en passant par le travail fondateur de Cesare Lombroso, la chambre noire apparaît dans l’imaginaire visuel collectif comme le médium qui, par excellence, est à même de fixer et de restituer l’image des types sociaux. En prenant comme cas d’étude « Le Horla » (1886), cette contribution vise à retracer les liens entre le chef-d’oeuvre de Guy de Maupassant et l’iconographie photographique issue de cette vague néo-lavatérienne.
EN:
The invention of photography has radically changed the way we study human physiognomy. By the second half of the 19th century, the camera oscura introduced a new physiognomic analysis protocol. The latter substituted traditional means of representation based on the belief that the photosensitive plate was infallible. This belief is at the very foundation of what Charles Grivel calls the “lavatérisme généralisé” of the time. From Duchenne de Boulogne to Alphonse Bertillion, and including the defining work of Cesare Lombroso, the darkroom appears in the collective visual imagination as the medium par excellence that fixes and restores the image of social types. Taking “Le Horla” (1886) as a case study, this contribution explores the links between Guy de Maupassant’s masterpiece and the iconic photography that stemmed from this neo-Lavaterian wave.
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Le paradigme indiciaire dans La comédie humaine : le cas de la cognomologie
Ada Smaniotto
pp. 103–118
AbstractFR:
En 1832, dans Le curé de Tours, Balzac augmente la série de ses sciences favorites : à la physiognomonie, à la phrénologie, mais aussi aux plus personnelles vestignomonie et élégantologie, s’ajoute la cognomologie. Si la conformation externe du visage ou crâne conditionne les instincts et facultés, la forme graphique et phonique du nom propre déterminerait le caractère de l’individu qu’il désigne. Le paradigme indiciaire mis en place par les sciences de Lavater et Gall s’étend donc dans La comédie humaine aux noms propres. La cognomologie, discipline désignée par un néologisme et précurseur de l’onomastique, participe de l’observation méthodique du réel et plus précisément des personnages. La mobilisation simultanée dans certains portraits d’indices physiques et onomastiques sert alors des desseins narratifs, esthétiques et épistémologiques. Le nom de certains personnages (Gobseck et Z. Marcas par exemple) ne doit cependant être réduit au statut de simple indice : talisman occulte, le nom peut, chez Balzac, donner accès au plus secret de l’individu. Le statut de la cognomologie balzacienne, ou plus généralement de la réflexion de l’auteur sur les noms, est donc à préciser. Légitimée par son lien avec la physiognomonie et la phrénologie, elle relève néanmoins de l’intuition démiurgique et place les noms propres au coeur d’une réflexion plus générale sur la création littéraire.
EN:
In Le curé de Tours (1832), Balzac adds a new item to his list of favourite sciences: cognomologie joins physiognomy, phrenology and the two sciences he has already invented, vestignomonie and élégantologie. If the shape of the face or the bumps of the skull can determine an individual’s psychological attributes, so can the shape and the sound of their name. In La comédie humaine, the evidential paradigm based on clues and based on Lavater and Gall’s sciences is extended to names. Cognomologie becomes yet another means of methodically observing society and, more specifically, the characters of a novel. Balzac’s frequent combinations of physical and onomastic clues in his portraits serve narrative, aesthetic and epistemological purposes. But some characters’ names (Gobseck and Z. Marcas, for example) cannot be reduced to mere clues: for Balzac, the name is also endowed with talismanic powers, giving access to the character’s secret nature. Even though cognomologie is ranked as a science alongside physiognomy and phrenology, it is also a crucial resource in Balzac’s creative process.
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La sémiologie des odeurs au xixe siècle : du savoir médical à la norme sociale
Jean-Alexandre Perras and Érika Wicky
pp. 119–135
AbstractFR:
Si de nombreux médecins appuient encore au xviiie siècle leurs diagnostics sur les odeurs émanant de leurs patients, celles-ci disparaissent progressivement, chassées par le grand mouvement hygiéniste à l’oeuvre au xixe siècle, à l’issue duquel, désormais, c’est l’absence d’odeurs qui garantit non seulement le statut social du sujet, mais aussi sa bonne moralité. En observant l’instauration de normes qui jalonnent ce chemin entre le discours médical et le discours social, telles que celles de la désodorisation et des usages du parfum, il s’agit de faire apparaître l’évolution tout au long du siècle des conceptions et des interprétations de l’identité olfactive.
EN:
While many doctors in the 18th century still based their diagnoses on odours emanating from their patients, this reliance on odours gradually disappeared in the 19th century, thanks to the hygienist movement which lent credence to the absence of odours as assurance not only of social status but also the person’s moral character. By observing the development of standards that linked medical and social discourses, such as odour control and use of perfumes, this paper traces the evolution and interpretations of identity olfactory throughout the century.
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Éléments de bibliographie
Exercice de lecture
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« Il n’y a pas de mots » et « Ma langue est pleine de mots » : continu et articulations dans la théorie du langage de Christophe Tarkos
Lucie Bourassa
pp. 143–166
AbstractFR:
Christophe Tarkos s’inscrit dans une tradition importante de la modernité littéraire française, où les poètes associent étroitement leur pratique à une méditation sur le langage. Dans des essais et manifestes, il multiplie les déclarations fracassantes, proposant par exemple une vision théorique du signe linguistique (« Le signifiant égale le signifié ») et de la référence (« Le mot n’est pas un référenceur »), des explications étonnantes sur l’origine et la signification du mot « mot », qui « vient du mot mao » et qui « ment » et une théorie d’ensemble sur le langage comme « pâte-mots » ou « Patmo ». Plusieurs commentateurs de l’oeuvre de Tarkos ont commenté cette « pâte-mots », y voyant une métaphore de l’écriture du poète. L’étude qui est proposée ici reviendra abondamment sur cette notion, mais ne l’abordera pas d’abord comme une métaphore apte à expliquer l’ensemble des écrits du poète. La pâte sera appréhendée comme l’un des éléments, central certes, mais non unique, d’une théorie du langage qui se construit en discours, comme un processus, dans l’activité d’écriture. Le but est de mettre au jour certains aspects spécifiques de cette théorie, cela non seulement dans le propos explicite, mais également dans l’organisation du discours, dans son « faire ». L’analyse portera principalement sur des écrits qui thématisent la langue ou la poésie. La méditation de Tarkos sur le langage est multiple, complexe, et non dénuée de paradoxes, si bien que le parcours de la présente étude sera parfois sinueux. Cependant, il sera toujours guidé, plus ou moins visiblement, par l’hypothèse selon laquelle cette théorie, loin d’une pensée du signe et de la séparation, est hantée par le continu.
EN:
Christophe Tarkos is part of that important tradition of modern French literature whose poetical work is much like a meditation on language. Tarkos’s essays and manifestos abound with original proposals like his theory of the linguistic sign (“The signifier equals the signified”) and the reference (“The word is not a referencer”), astonishing views on the origin and meaning of the word “word”, and his overarching theory of language involving what he calls “Pâte-mots”/”Patmo”. This becomes “Worddoh” in English: the dough of words being shaped and reshaped continually. Various commentators on Tarkos’s work have discussed this “worddoh,” seeing it as a metaphor of the poet’s writing. The present study acknowledges this notion without focusing primarily on the metaphorical aspect to explain the poet’s work. The dough, neither central nor unique, is but one ingredient of a theory of language that builds on discourse and the process in the activity of writing. The objective here is to bring new insights to certain aspects of this theory, not just its explicit statement but the organization of the discourse, mainly by analyzing the writings where themes of language and poetry unfold. Tarkos’s meditation on language is multifold, complex, and not without paradoxes, making this study at times a winding road. But essentially, quite apart from speculations on sign and separation, it holds to this theory of the continual shaping and reshaping of words.