Numéro 120, 2019 Le devenir-souvenir du roman. Poétique de la lecture romanesque Sous la direction de Katerine Gosselin et Christophe Pradeau
Sommaire (8 articles)
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Liminaire
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Mémoire régressive, mémoire hystérique, mémoire obsessionnelle
Nathalie Piégay
p. 17–35
RésuméFR :
Trois types de mémoires du roman sont ici distingués : la mémoire profonde de l’enfance, la mémoire hystérique et la mémoire obsessionnelle. Chacune illustre un rapport particulier à l’oubli et au romanesque : comment conserver dans sa mémoire d’écrivain ce qui a été lu dans l’enfance ? Comment exercer une maîtrise de ce souvenir ? Comment évoquer ce qui a laissé une empreinte décisive sur la mémoire ? Pourquoi le devenir-mémoire du roman est-il dans l’écriture et l’invention romanesques ? Les textes autobiographiques (Perec, Sarraute, Duras, et d’autres), les scènes de lecture romanesque (Proust, Flaubert) et différents processus intertextuels (Simon, Perec) évoquent cette mémoire du roman qui se distingue si fortement de la mémoire poétique. Les prendre en considération, c’est tenter d’écrire la lecture, la mémoire et l’oubli.
EN :
This article distinguishes three types of novelistic memories: the earnest childhood memory, the hysterical memory and the obsessional memory. Each illustrates a particular relationship to forgetting and fiction: how is the reading of childhood preserved in a writer’s memory? How is this memory mastered? How is a decisive imprint on memory evoked? Why does the novel’s memory-in-process permeate fictional writing and invention? Autobiographical texts (Perec, Sarraute, Duras and others), scenes of novelistic reading (Proust, Flaubert) and different intertextual processes (Simon, Perec) evoke this novelistic memory that is so sharply distinguished from poetic memory. To take them into consideration is to attempt to write about reading, memory and forgetting.
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Souvenirs de lecture et souvenirs de soi : autobiographie et roman en face-à-face dans Le jardin des Plantes (1997) et Le tramway (2001) de Claude Simon
Katerine Gosselin
p. 37–64
RésuméFR :
Cet article étudie comme un diptyque les deux derniers romans de Claude Simon, Le jardin des Plantes (1997) et Le tramway (2001). Il y est montré comment le souvenir de roman et le souvenir personnel sont liés par une même dimension iconique ou un même devenir-image, en vertu duquel ils peuvent se substituer l’un à l’autre dans la mémoire ou se contaminer réciproquement. Cette contamination est appréhendée comme une perte ou une menace pour l’intégrité des souvenirs et de l’individu aussi bien que du texte romanesque : si un souvenir de roman peut tenir lieu et place du vécu dans la mémoire et déposséder en quelque sorte un individu de son passé propre, un souvenir personnel peut tout aussi bien prendre la place du roman dans la conscience et empêcher sa lecture. L’article veut montrer comment la confusion entre souvenirs de romans et souvenirs de soi est saisie dans Le jardin des Plantes comme une chance, le texte romanesque pouvant dès lors servir de copie de secours à la mémoire autobiographique, qu’il a d’ores et déjà infiltrée. Ainsi sont interprétées les longues citations de Sodome et Gomorrhe de Proust insérées dans Le jardin des Plantes, mais aussi l’abandon de la citation proustienne dans Le tramway au profit de l’image, marquant les limites ou une forme de deuil du roman.
EN :
This article compares the two last novels of Claude Simon: Le jardin des plantes (1997) and Le tramway (2001). It demonstrates how fictional recollection and personal recollection are linked by a same iconic dimension or a same image-in-process thanks to which they may either substitute for each other in memory or contaminate each other. Said contamination is apprehended as a loss or a threat to the integrity of recollections and the individual as well as to the fictional narrative: if a fictional recollection can replace lived experience in the memory and in some way deprive an individual of his/her own past, a personal recollection can just as easily replace the fictional narrative in one’s consciousness and prevent its reading. Our study aims to show how the confusion between fictional recollections and personal recollections is understood in Le jardin des plantes as an opportunity, the fictional text henceforth serving as a backup copy for autobiographical memory, which it has already infiltrated. Thus, lengthy citations from Proust’s Sodom and Gomorrah are inserted into Le jardin des plantes and the Proustian quotation is abandoned in favour of the image in Le tramway, which indicates the limits of the novel or a kind of mourning for it.
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Pierre Klossowski, le signe unique et le sous-venir
Guillaume Perrier
p. 65–78
RésuméFR :
Dans l’« Avertissement » et la « Postface » de la trilogie romanesque Les lois de l’hospitalité (1965), qui tourne autour du personnage de l’épouse (Roberte), Pierre Klossowski déploie le thème de la mémoire pour définir « l’expérience initiale » à l’origine de la fiction. Une lecture rapprochée de ce paratexte, des manuscrits et des fragments inédits qui s’y rattachent, permet d’expliquer comment la mémoire de l’auteur, au sens psychologique et biographique, est récusée par la pensée créatrice. D’autres formes de mémoire transparaissent, notamment l’expérience du « sous-venir », néologisme klossowskien inspiré par la lecture (et la traduction) de Nietzsche. Le sujet devient l’objet d’un phénomène mnémonique déterminé par une pensée extérieure, qui se souvient pour lui, qui le fait « sous-venir ». Le thème de la mémoire apparaît ainsi comme le thème privilégié d’un anti-cogito fondé non pas sur la rationalité et l’identité à soi-même, mais sur la singularité du fantasme et l’altérité de la relation conjugale. Il laisse entrevoir ce qu’aurait pu être un essai philosophique original, à la fois autonome et issu de la fiction, Du signe unique, dont la matière sera finalement reprise sous la forme d’un commentaire, dans Nietzsche et le cercle vicieux (1969).
EN :
In the Avertissement and the Postface of the novelistic trilogy The Laws of Hospitality (1965), which revolves around the character of the wife (Roberte), Pierre Klossowski deploys the theme of memory to define the “initial experience” at the origin of fiction. A close reading of this paratext and its related manuscripts and unpublished fragments may explain how the author’s memory, in the psychological and biographical sense, is challenged by creative thought. Other forms of memory manifest, notably the experience of “sub-coming”, a Klossowskian neologism inspired by the reading (and translation) of Nietzsche. The subject becomes the object of a mnemonic phenomenon determined by an outside thought, which recollects for him, which causes him to “sub-become.” The theme of memory thus appears as the privileged theme of an anti-cogito founded not on rationality and one’s own identity, but on the singularity of the phantasm and otherness of the conjugal relationship. It reveals what might have been an original philosophical essay, both autonomous and derived from fiction, Du signe unique, whose subject will finally be reprised in the form of a commentary, in Nietzsche and the Vicious Circle (1969).
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Traces du Grand Meaulnes dans Le pont traversé (1921) de Jean Paulhan
Camille Koskas
p. 79–93
RésuméFR :
La présence du Grand Meaulnes dans le parcours de Jean Paulhan tient d’abord à un ensemble de faits biographiques : sa relation avec Jacques Rivière, beau-frère d’Alain-Fournier, après la guerre ; la profonde amitié qui le lie à Albert Uriet, dont il fait la rencontre en 1914, et qui sera le premier illustrateur du Grand Meaulnes. La correspondance qu’il échange avec ce dernier pendant la guerre témoigne de la place qu’occupe dans leur amitié la mémoire commune du roman d’Alain-Fournier, mémoire qui va irriguer et nourrir les écrits de cette période. Ces réminiscences du récit d’Alain- Fournier semblent se déposer dans un texte de Jean Paulhan paru en 1921, le Pont traversé, dans lequel l’auteur, par le dispositif qu’il met en place — des récits de rêves doublés d’un commentaire réalisé à l’état de veille par le narrateur, qui cherche à la fois à les extraire de l’oubli et à les élucider —, engage un processus de reconnaissance, d’exploration d’un espace intérieur, à la fois familier et étrange. Notre hypothèse est que ce processus de reconnaissance engagé par le récit puise à la fois dans cette mémoire partagée de la guerre avec Albert Uriet, qui s’inscrit dans leur correspondance, mais aussi dans les souvenirs du Grand Meaulnes, dont les traces mémorielles imprègnent profondément l’univers du Pont traversé.
EN :
Le Grand Meaulnes is present in Jean Paulhan’s career mainly because of a set of biographical facts: his relationship with Jacques Rivière, brother-in-law of Alain-Fournier, after the war, and his close friendship with Albert Uriet, whom he met in 1914 and who would first illustrate Le Grand Meaulnes. His wartime correspondence with the latter testifies to the place occupied by the shared memory of Alain-Fournier’s novel in their friendship, a memory which would permeate and nourish the writings of this period. These reminiscences of Alain-Fournier’s narrative appear strewn throughout a text by Jean Paulhan published in 1921, Le pont traversé, in which the author, by means of the device employed—accounts of dreams accompanied by a commentary elaborated by the narrator on awakening, which seeks to both resurrect and elucidate them—, engages a process of recognition, of exploration of an inner space, both familiar and strange. We hypothesize that this process of recognition engaged by the narrative draws not only on this shared memory of war with Albert Uriet, which characterizes their correspondence, but also on the recollections of Le Grand Meaulnes, whose memory traces strongly inform the world of Le pont traversé.
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La lampe de Galeswinthe
Christophe Pradeau
p. 95–115
RésuméFR :
Proust a placé au centre de Combray le tombeau d’une princesse goth, Galeswinthe, l’une des figures les plus mémorables des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry, historien qui fut l’« écrivain préféré » du futur romancier autour de sa quinzième année. La pierre tombale de la princesse est marquée d’une « profonde valve » dont la forme évoque très explicitement celle de la petite Madeleine, l’emblème le plus fameux de la mémoire involontaire, analogie qui invite à les mettre en relation, à les réunir comme les deux parties d’un symbole, ou à voir en l’une la matrice de l’autre. Nous faisons l’hypothèse, en rapprochant le roman proustien d’un autre roman de la mémoire, les Châteaux en enfance (1945) de Catherine Colomb, que ce dispositif invite à réfléchir aux enjeux du souvenir de lecture, et, plus largement, aux enjeux de la conception proustienne de la lecture, lecture que Proust n’a eu de cesse d’envisager depuis l’expérience de la séparation.
EN :
Proust places, at the centre of Combray, the tomb of a Goth princess, Galswintha, one of the most memorable figures of Narratives of the Merovingian Era by Augustin Thierry, a historian who was the future novelist’s “favourite writer” around the age of fifteen years old. The princess’s tombstone is marked by a “deep valve” whose shape very explicitly evokes that of the little Madeleine, the most famous emblem of involuntary memory, an analogy that invites us to link them, to reunite them as two parts of a symbol, or to see in one the matrix of the other. By comparing the Proustian novel with another novel of memory, Châteaux en enfance (1945), by Catherine Colomb, we hypothesize that this device summons us to reflect on issues concerning the recollection of reading, and, more broadly, the Proustian concept of reading, one that Proust continuously envisioned starting with the experience of separation.
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Le souvenir des Mémoires dans La semaine sainte de Louis Aragon
Mathieu Simard
p. 117–139
RésuméFR :
Avec La semaine sainte (1958), Louis Aragon remonte jusqu’en 1815 pour trouver un contexte propice à la mise en roman d’une réflexion portant sur le sens de l’histoire et l’engagement. Au coeur de la désorientation politique du début des Cent-Jours, Théodore Géricault est le personnage central d’une fable qui fait la part belle aux anciens héros de l’Empire, désormais confondus avec les grands acteurs de la Maison du Roi en fuite. Pour les dépeindre, Aragon s’abreuve notamment aux sources de premier ordre que constituent leurs Mémoires, matière qui jouera pour beaucoup dans la genèse du roman réaliste français. Cette documentation, qui éclaire la représentation d’un moment charnière de l’histoire politique et littéraire française, n’est pas sans conséquence sur la poétique du roman, fortement influencée par la narration des mémorialistes, au point où en émerge une voix auctoriale qui en semble l’écho.
EN :
With La semaine sainte [Holy Week] (1958), Louis Aragon travels as far back as 1815 to find a suitable context for the fictionalization of a reflection on the meaning of history and engagement. During the political disorientation at the outset of the Hundred Days War, Théodore Géricault plays the key role in a fable that highlights the ancient heroes of the Empire, henceforth confused with the main players of the King’s Household on the run. To depict them, Aragon draws, notably, from the primary sources constituted by their Mémoires, material that would play a significant role in the genesis of French realist fiction. This documentation, which sheds light on the representation of a pivotal moment in French political and literary history, has implications for the poetics of the novel, heavily influenced by the narration of the memoirists to the point that the emerging authorial voice appears to echo them.
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Le roman face à la crise de la mémoire
Isabelle Daunais
p. 141–153
RésuméFR :
Jusqu’au début du xixe siècle, il n’était pas impossible pour un individu de tenir dans son seul esprit, et donc dans sa mémoire, l’ensemble raisonnable des connaissances nécessaires à la compréhension du monde où il vivait — possibilité dont Milan Kundera a fait de Goethe la figure emblématique. La multiplication des savoirs et des techniques, à partir du milieu xixe siècle, a mis fin à cette possibilité et donné naissance à ce que le critique Richard Terdiman a appelé la « crise de la mémoire », c’est-à-dire l’expérience déstabilisante d’une mémoire ressentie comme partielle et tronquée. Entre cette crise et le développement du roman au xixe siècle, il est possible d’établir un parallèle : le souvenir, par définition imparfait, que l’on a de la lecture d’un roman recoupe la mémoire également imparfaite que l’on commence alors à avoir du savoir humain. À partir de cette hypothèse, trois grands moments de cette convergence — le moment balzacien (moment de résistance à l’oubli), le tournant du xxe siècle (moment d’acceptation de l’oubli) et la période contemporaine (moment de mise à distance de la mémoire) — sont ici envisagés pour voir comment la lecture des romans accompagne notre rapport à la mémoire.
EN :
Up to the early nineteenth century, an individual could reasonably assume that his sole mind, and thus his memory, contained all the knowledge needed to understand the world he lived in; Milan Kundera saw Goethe as the emblem of this possibility. The multiplication of information and technology begun in the mid-nineteenth century ended this possibility and gave birth to what the critic Richard Terdiman has termed the “memory crisis”, that is, the destabilizing experience of a memory experienced as partial and truncated. A parallel can be established between this crisis and the development of the novel in the nineteenth century: the recollection, imperfect by definition, one has of reading a novel overlaps with the memory, equally imperfect, one then starts to have of human knowledge. Based on this hypothesis, we highlight three key moments of this convergence to show how reading fiction accompanies our relation to memory: the Balzacian moment (resistance to forgetting), the turn of the twentieth century (acceptance of forgetting) and the contemporary period (distancing of memory).