Volume 57, Number 2, 2021 Mémoires, histoires et vérités dans la littérature française contemporaine Guest-edited by Eric Chevrette and Pascal Riendeau
Table of contents (11 articles)
-
Présentation. Mémoires, histoires et vérités dans la littérature française contemporaine
-
Fragilités de la frontière. Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron
Robert Dion
pp. 15–29
AbstractFR:
Publié en 2008, Léonard et Machiavel, de Patrick Boucheron, entend prolonger par la littérature le travail d’historien de l’auteur sur Machiavel et sur la Renaissance. Il s’agit, pour Boucheron, de se tenir sur le bord extrême de la frontière entre fiction et histoire pour s’interroger, sans forcer l’archive, sur ce qu’aurait pu être une rencontre, probable mais non attestée, entre Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel. Entre maintien de la frontière et assaut contre celle-ci (pour paraphraser la formule de Kafka citée par l’historien), le récit littéraire apparaît comme le lieu d’une négociation dont les avancées et les reculs nous disent quelque chose du statut des deux pratiques, historienne et littéraire, aujourd’hui. Une véritable « poétique de l’histoire » est mise en oeuvre dans Léonard et Machiavel, qui emprunte aux ressources du littéraire et les mobilise pour « ouvrir » le discours savant, créer des brèches et ainsi styliser le passé.
EN:
The intent of Patrick Boucheron’s Léonard et Machiavel, published in 2008, is to extend through literature the author’s historical work on Machiavelli and the Renaissance. It requires that Boucheron stays at the very edge on the border between fiction and history to reflect, without forcing the archive, on what could have been a probable, yet unconfirmed, meeting between Leonardo da Vinci and Niccolò Machiavelli. Between the preservation and the assault on the frontier (to paraphrase Kafka’s expression, quoted by the historian), the literary narrative is where the progress and setbacks of the negotiation between the contemporary practices of history and literature take place, informing us of their respective status. A “poetics of history” is developed inside Léonard et Machiavel, borrowing from the resources of literature and mobilizing them to “open” the scholarly discourse and create breaches, thus stylizing the past.
-
Mémoire, vérité et archive dans La petite danseuse de quatorze ans de Camille Laurens
Pascal Riendeau
pp. 31–46
AbstractFR:
Cet article étudie la représentation de la mémoire, de la vérité et de l’archive dans La petite danseuse de quatorze ans (2017) de Camille Laurens, qui retrace la vie d’une adolescente à la fois inconnue et extrêmement célèbre, Marie Van Goethem, qui fut le modèle de Degas pour sa sculpture éponyme. L’oeuvre de Laurens, qui oscille entre l’essai et le récit biographique, contient une grande portée véritative et offre une exploration complexe de la mémoire. La mise en valeur de l’archive permet à Laurens de plonger dans ses propres souvenirs et d’interroger sa mémoire familiale afin de doter Marie Van Goethem d’un passé. À partir de la notion de « travail de mémoire » de Paul Ricoeur (La mémoire, l’histoire, l’oubli), cet article montre comment la démarche esth/éthique (Paul Audi, Créer) de Laurens se traduit notamment par un renversement de la perspective du rapport de l’artiste à son modèle, et par une valorisation du modèle qui redéfinit le rôle de la sculpture de Degas dans l’histoire de l’art.
EN:
This article studies the representation of memory, truth and archive in Camille Laurens’s La petite danseuse de quatorze ans (2017). The book relates the life of Marie Van Goethem, a teenage girl, both unknown and extremely famous, having served as the model for Degas’s eponymous sculpture. Laurens’s work, between essay and a biography, is based on facts and offers a complex exploration of memory. The promotion of the archive allows Laurens to delve into her own memories and to question her family history in order to endow Marie Van Goethem with a past. Using Paul Ricoeur’s notion of “work of memory” (La mémoire, l’histoire, l’oubli), this article shows how Laurens’s aesthetic/ethical [esth/éthique] approach (Paul Audi, Créer) results in a reversal of perspective on the artist/model relationship and an enhancement of the model’s status that redefines the role of Degas’s sculpture in art history.
-
Le spectre de l’événement. Mémoire et vérité problématiques dans L’ordre du jour d’Éric Vuillard
Eric Chevrette
pp. 47–63
AbstractFR:
L’ordre du jour d’Éric Vuillard (2017) offre une contribution littéraire importante à la construction contemporaine de l’événement. Il montre un souci aigu de la teneur événementiale des faits historiques racontés (la réunion secrète du 20 février 1933 au cours de laquelle Hitler demanda une contribution financière aux grands industriels allemands ; les ratés de l’arrivée des nazis en Autriche cinq ans plus tard). Cet article analyse la façon dont Vuillard s’empare de l’événement, sur le fond et sur la forme, et dont il en investit la dimension paradoxale recoupant unicité et itération (à la lumière de la conceptualisation proposée par Claude Romano dans L’événement et le monde [1998] et L’événement et le temps [1999]). Lestant le discours d’une dimension véritative, la narrativisation de la mémoire surmonte un tel paradoxe.
EN:
Éric Vuillard’s L’ordre du jour (2017) offers an important literary contribution to the contemporary construction of the event. It shows a keen interest for the adventive aspect of the historical facts (the secret meeting of February 20, 1933, when Hitler asked German industrialists for funds; the misfires of the Nazis’ arrival in Austria five years later). This article analyzes how Vuillard takes hold of the event, both in content and style, and figures out its paradoxical dimension, a conflation of unicity and iteration (conceptualized in Claude Romano’s two seminal books L’événement et le monde [1998] and L’événement et le temps [1999]). Investing the discourse with a factual dimension, the narrativization of memory overcomes such a paradox.
-
Narration et mémoire. Lecture comparée de Les bienveillantes et de L’art français de la guerre
Alex Demeulenaere
pp. 65–80
AbstractFR:
Les bienveillantes de Jonathan Littell, paru en 2006, et L’art français de la guerre d’Alexis Jenni, paru en 2011, n’ont pas seulement en commun d’avoir obtenu le prix Goncourt, ils se rapprochent aussi bien par leur thème que par leur structure narrative. La guerre, dans ses aspects historiques, culturels et moraux, est au centre des deux récits. Littell raconte la Seconde Guerre mondiale à travers le témoignage d’un ancien officier SS, alors que Jenni réfléchit sur la continuité des guerres françaises du xxe siècle. Les deux écrivains présentent leurs fresques historiques dans une narration rétrospective, monologique chez Littell, dialogique chez Jenni, et leurs récits font alterner des passages descriptifs au passé avec des réflexions au présent. La combinaison du thème et de la structure narrative permet une double réflexion, d’une part sur la nature et les effets de la dialectique temporelle développée, d’autre part sur la tension entre histoire et mémoire mise au jour à travers des narrations fictionnelles subjectives dans un contexte historique réaliste.
EN:
Not only were Jonathan Littell’s Les bienveillantes (2006) and Alexis Jenni’s L’art français de la guerre (2011) awarded the prix Goncourt, but they also share similar themes and narrative structures. The war, in its historical, cultural and moral aspects, is at the core of both narratives. Littell recounts World War II through the testimony of a former SS officer, while Jenni reflects on the continuity of the French 20th century wars. Both authors develop their historical frescoes using a retrospective narrative – monological for Littell, dialogical for Jenni, both alternating descriptive passages in the past with present reflections. The combination of themes and narrative structures allows a double reflection, on the nature and the effects of the ongoing temporal dialectic and on the tension between history and memory – a tension brought to light through subjective fictional narratives in a realistic historical context.
-
« Brosser l’histoire à rebrousse-poil ». L’affaire Pauline Dubuisson revisitée
Tara Collington
pp. 81–99
AbstractFR:
L’affaire Dubuisson concerne le procès criminel de Pauline Dubuisson qui a abattu son ancien amant. La mémoire de l’Occupation a joué un rôle déterminant dans ce procès en 1953. Alors que les récits de l’époque vilipendent Dubuisson, deux ouvrages parus en 2015, Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle et La petite femelle de Philippe Jaenada, s’interrogent sur la représentation de la vérité historique et réhabilitent cette figure énigmatique. Selon Seigle, seul le roman peut rendre justice à Pauline Dubuisson car les récits officiels ont supprimé sa voix pour imposer la mémoire collective de la honte de l’Occupation. Son récit à la première personne privilégie la mémoire personnelle de Dubuisson. Le récit de Jaenada prend la forme d’une enquête archéologique qui exhume et examine les traces du passé. En considérant les divers genres littéraires mobilisés pour raconter cette affaire – le récit true crime, la biographie romancée, la fiction de témoignage, l’exofiction, le roman archéologique – nous arrivons à mieux saisir les prises de position éthiques et esthétiques des oeuvres étudiées.
EN:
The Dubuisson case concerns the criminal trial of Pauline Dubuisson who shot her former lover. The memory of the Occupation played a deciding role in the 1953 trial. While narratives of that time vilify Dubuisson, two works published in 2015, Je vous écris dans le noir by Jean-Luc Seigle and La petite femelle by Philippe Jaenada, question the representation of the historical truth and rehabilitate this enigmatic figure. According to Seigle, only the novel can do justice to Dubuisson, because the official accounts silenced her voice to impose the collective memory of the shame of the Occupation. His first person narrative gives greater importance to Dubuisson’s personal memory. Jaenada’s account resembles an archaeological investigation exhuming and examining traces of the past. By considering the various literary genres mobilized to recount this case – true crime, fictionalized biography, exofiction, archaeological novel – we reach a better understanding of the ethical and aesthetic engagements of the works under study.
-
L’histoire et la mémoire à l’aune du « fait avéré » dans la fiction de guerre contemporaine
Kathryne Fontaine
pp. 101–118
AbstractFR:
Cet article étudie comment trois fictions contemporaines sur la guerre négocient leur rapport à la vérité historique et interrogent leur propre validité en tant que discours sur la mémoire du passé. Zone de Mathias Énard, Incendies de Wajdi Mouawad et Les événements de Jean Rolin témoignent d’une époque particulièrement sensible à la question des frontières entre fait historique et représentation, et méfiante envers les prétentions à la vérité d’une histoire qui se dit « officielle ». Collectivement et individuellement traumatiques, les guerres évoquées dans ces oeuvres fournissent l’occasion de déconstruire une mémoire manipulée ou de figurer la part intransmissible de telles expériences extrêmes. L’analyse met en lumière le caractère éthique de la spécificité autoréflexive de la littérature lorsqu’elle prend pour objet de tels processus mémoriels.
EN:
This article studies how three contemporary war fictions negotiate their relation to historical truth and question their own validity as memory of the past. Zone by Mathias Énard, Incendies by Wajdi Mouawad and Les événements by Jean Rolin testify about a time particularly sensitive to the issue of the borders between historical fact and representation, and suspicious of the claim to truth of a so-called “official” history. Collectively and individually traumatic, the wars evoked in these works provide the opportunity to deconstruct a manipulated memory or to figure out the non-transmissible part of such extreme experiences. The analysis brings out the ethical character of the self-reflective specificity of literature, as it deals with memory processes.
-
Oublier l’espèce humaine. Le périple de la mémoire dans Le dernier monde de Céline Minard
Andrée Mercier
pp. 119–137
AbstractFR:
Le roman de Céline Minard, Le dernier monde, se distingue par bien des aspects des oeuvres qui présentent un questionnement explicite sur la mémoire par la voie de l’enquête ethnologique ou historique, des traumatismes mémoriels, d’un imaginaire de l’archive, etc., et qui ont permis de montrer comment la littérature française contemporaine problématise la mise en forme et la médiation du passé, qu’il soit personnel ou collectif. Dans cette fiction post-apocalyptique qui met en scène Jaume Roiq Stevens, seul survivant d’une catastrophe inexpliquée qui a décimé l’humanité mais pas les autres formes de vie, l’enjeu mémoriel réside dans l’oubli qui menace le souvenir même de l’histoire et de l’espèce humaine. À travers les différentes étapes de la quête de Stevens, il s’agit de voir comment le dernier humain parvient à se libérer du poids d’une mémoire pathologique et à survivre à la disparition de son espèce.
EN:
Céline Minard’s novel Le dernier monde distinguishes itself in many ways from other works that explicitly question memory through the ethnological or historical investigation of trauma memories, of the archival imagery, etc. Such works allowed showing how the contemporary French literature problematizes the formatting and mediation of the past, whether personal or collective. In this post-apocalyptic fiction, Jaume Roiq Stevens is the lone survivor of an unexplained catastrophe that decimated humanity but preserved all other forms of life. The issue of memory is therefore linked to the forgetting of history and humankind. Following the various stages of Stevens’s quest, we will see how the last human being manages to free himself from the weight of a pathological memory in order to survive the extinction of his species.
Exercices de lecture
-
Trace et temps. Les « formes de vie » dans L’usage de la photo d’Annie Ernaux et de Marc Marie
Mendel Péladeau-Houle
pp. 141–153
AbstractFR:
Cet article explore les liens qui unissent la trace et le temps dans L’usage de la photo d’Annie Ernaux et de Marc Marie (2005). Rédigé pendant le traitement du cancer qui a frappé Ernaux, ce livre commente des photographies de vêtements laissés par terre après l’amour. Au rebours des études qui en soulignent le caractère autobiographique, cet article soutient que l’oeuvre dépersonnalise l’expérience de la jouissance et de la mort afin de proposer des « formes de vie » que le lecteur peut s’approprier. La trace est analysée comme un outil qui déjoue et rappelle la finitude. En ses rapports contradictoires au temps, la trace devient une expérience de prolongation de la vie dont elle rappelle la fragilité.
EN:
This essay explores the links that unite the trace and time in L’usage de la photo by Annie Ernaux and Marc Marie (2005). Written during Ernaux’s cancer treatment, the book comments on pictures of clothes left on the floor after lovemaking. Contrasting with other analyses which focused on the autobiographical aspects of the text, this essay suggests that the work depersonalizes the experience of pleasure and death to propose “forms of life” that the reader can appropriate. The trace is analyzed as a tool which both thwarts and recalls finitude. With their paradoxical relation to time, the trace becomes an experience that extends life while bringing death closer.
-
Le roman de la forêt au Québec (1934-1947) ou la légitimation d’un espace marginal
David Décarie and Julien Desrochers
pp. 155–174
AbstractFR:
Au xixe siècle et au début du xxe, sans être totalement absent de la production littéraire du Canada français, l’espace de la forêt fait figure de parent pauvre par rapport à la campagne et à la ville, qui possèdent une présence et un statut précis au sein du roman régionaliste. En 1916, la publication de Maria Chapdelaine constitue un tournant qui met de l’avant un riche imaginaire sylvestre. Il faut toutefois attendre jusque dans les années 1930 pour que cette présence se généralise dans la production littéraire. Entre 1934 et 1947, la forêt devient un enjeu majeur chez beaucoup d’écrivains qui situent l’intrigue de leur roman en plein coeur de la nature sauvage. Nous rendons compte de cette effervescence en montrant comment, après des décennies d’exclusion, la forêt, dans la production romanesque au Québec, perd son statut d’espace marginal pour devenir une figure spatiale à part entière, investie de fonctions diverses et intégrée dans un rapport de médiation avec la campagne et la ville. La mise en fiction de l’espace de la forêt s’effectue dans un ensemble de romans que l’on peut répertorier dans quatre catégories : les romans de la colonisation traditionnels (qui valorisent une idéologie du terroir), les romans de colonisation réalistes, les romans de la résistance nationale et les romans de villégiature.
EN:
During the 19th and early 20th centuries, representations of forests in French-Canadian literature were less prominent than regional literature’s well-established rural and urban settings. The publication of Maria Chapdelaine in 1916 was a turning point bringing forward rich sylvan imaginaries. However, it was only in the 1930s that this presence became widespread in literary production. Indeed, between 1934 and 1947, the forest became a major stake for many writers setting their novel at the heart of the wilderness. We account for this effervescence, showing how after decades of exclusion, forests moved from the margins to the centre of Quebec fiction, becoming a multifaceted spatial symbol invested in a relation of mediation with urbanity and rurality. Forest fiction of the period can be categorized in four distinct groupings: traditional colonial novels (idealizing a territorial ideology), realist colonial novels, novels of national resistance, and leisure novels.